Lorsque les choses semblent grisâtres, je me ressource chez Samuel Johnson. Le 21 octobre 1758 il écrivait dans « The Idler » : « Tous ceux que l’on considère de par le monde comme doués d’une immense sagesse ont tenté de convaincre les hommes qu’il faut se connaître soi-même, mesurer ses propres capacités et ses faiblesses, identifier les maux auxquels on peut être soumis et les tentations les plus susceptibles d’être refoulées. » Sans nul doute, ce passage est la traduction par Johnson d’une des maximes de Delphes chères à Socrate : « Connais-toi toi-même ».
Mais voulons-nous vraiment nous connaître ? Le supporterions-nous ? Rares sont les hommes capables d’explorer leurs propres pensées sans découvrir ce qu’ils préféreraient se cacher. « On ne supporte guère de se voir soi-même, alors on « baisse le rideau » entre les yeux et le cœur. » Laissant de côté ce que nous sommes, on conseille volontiers aux autres de « s’inspecter ». Il est plus rassurant de voir le désordre en l’âme des autres que dans la sienne propre.
Cependant, Johnson ne pensait pas qu’examiner sa propre âme était tâche commune. « La plupart des occupants de la planète ne se sont jamais souciés d’une telle inconfortable curiosité. » Que font-ils donc plutôt que se scruter eux-mêmes ?
Pour la plupart, les gens se consacrent à leurs « affaires » ou à leurs « loisirs ». « Ils plongent dans le fleuve de l’existence, paisible ou torrentiel, et sautent d’un point à un autre, soucieux de tout sauf de leurs propres pensées intimes ; ils se contentent ainsi, persuadés de n’être pas pires que les autres. » Si « tout le monde agit ainsi » on doit bien l’approuver.
Et pourtant, il y en a qui en prennent souci. Leur malaise peut provenir de « scrupules », ou de souvenirs de meilleures actions, ou de bons exemples d’autrui. Cependant, « ils sont plutôt mécontents de leur propre comportement ; ils sont contraints de calmer par de belles promesses la révolte de leurs pensées, et d’apaiser leur esprit par l’engagement d’améliorer leur comportement et de nouveaux engagements pour l’avenir. »
Ce passage rappelle Saint Ignace quand il nous invite à entreprendre des « exercices spirituels » pour revivre nos actions passées et nous concentrer sur notre futur. J’ai été frappé par l’expression « révolte de notre raison » que nous tentons d’apaiser par de « belles promesses ».
Et pourtant, nous nous sommes souvent promis de changer, de nous améliorer, sans y parvenir. Pourquoi donc ? « Il n’est rien de plus fallacieux que notre évaluation de la force de nos résolutions ni que le sentiment de s’en rendre compte si tardivement. »
On voit pourquoi Johnson, pour toutes ses actions, fut surnommé « philosophe moral ». Il faisait allusion à l’homme qui a pris « des milliers de résolutions et, des milliers d fois a manqué à ses propres promesses, et cependant ne souffre guère de son manque de confiance et se croit toujours maître de soi. » Quoi qu’on en pense, ces milliers de bonnes résolutions sonnent toujours juste pour la plupart d’entre nous.
« Quand on est convaincu, et la tentation étant hors de vue, on imagine mal comment une personne raisonnable peut s’éloigner de ses propres intérêts. » Il nous est naturel, bien sûr, de nous considérer comme des « êtres sensés ». On pense que rien de fâcheux ne peut nous toucher.
Johnson pense que rares sont ceux qui changent. L’habitude est trop forte : « Bien des gens changent de comportement, et, à cinquante ans, ne sont plus tels qu’à trente ans, mais en général ayant évolué très peu de leur propre chef, plutôt pour des causes extérieures, influencés plus que décidés. »
Johnson ajoute — surprenant, à première lecture — « il n’est pas rare de trouver une différence entre promesse et action, entre déclaration et réalité, entre projets sérieux et tromperie sous-jacente ; mais en vérité, il n’y a guère d’hypocrisie dans le monde. »
Le mal est plus « banal », selon Hannah Arendt.
Nous souhaitons bien agir. Nous déclarons faire ce qui est bien : « Mais, en finale, l’habitude prend le dessus, et ceux que nous invitions à assister à notre triomphe vont s’esclaffer lors de notre échec. » Nous clamons nous mettre au régime, ou cesser de fumer, ou ne plus proférer de jurons, tout comme si nous dénoncions des péchés mortels.
On est jugé sur ses actes, et non sur ses dires : « L’habitude est généralement trop forte pour le décideur le plus décidé, même armé contre ses assauts par les armes de la philosophie. » C’est bien ce que disait Saint Paul aux Corinthiens à propos du soutien de la philosophie.
Toute la révélation Chrétienne repose sur le fait qu’on a besoin de quelque chose en plus de la philosophie, quelles que soient les qualités de cette discipline dans son domaine.
« Ceux qui sont soumis aux manœuvres du mal doivent les dominer comme ils peuvent ; et il leur faut les dominer sous peine de ne jamais trouver sagesse et bonheur. » Johnson conclut en déclarant à ceux qui ne sont pas encore pris par de mauvaises habitudes qu’ils peuvent sauvegarder leur « liberté ». Mais il serait vain de croire qu’on peut tout faire tout seul.
11 septembre 2018.
Source : https://www.thecatholicthing.org/2018/09/11/on-persuading-man-to-be-acquainted-with-himself/
Tableau : Le Dr. Johnson attend une audience dans l’antichambre de Lord Chesterfield, en 1748
E.M. Ward, 1845 Tate Gallery, Londres.
Johnson sollicitait un parrainage pour son « Dictionnaire de la langue Anglaise.