L’ouvrage, dont une partie des droits d’auteurs sera reversée à l’association Comité international Asia Bibi, s’ouvre sur une lettre de la Pakistanaise écrite en octobre 2014, après la confirmation en appel du verdict de la peine de mort : un message poignant, qui livre ses combats intérieurs, ses découragements – « Je suis si fatiguée de tout » –, son espérance, sa foi.
Il faut reconnaître d’emblée deux qualités – parmi d’autres ! – à ce récit : d’une part, la plume est bien rodée ; et d’autre part, la journaliste est un bon connaisseur de la culture pakistanaise finement dépeinte. Elle souligne les paradoxes d’un pays où l’on acclame les meurtriers extrémistes célébrés en héros nationaux mais où l’on peut être condamné à mort pour un verre d’eau ; où l’on prohibe l’homosexualité mais l’on reconnaît officiellement le « troisième genre » des hommes travestis, les hijras, très honorés notamment lors des fêtes.
Certaines conversations sont surréalistes, comme celle où la jeune Sidra ignore visiblement tout du cycle féminin, ou celle de la vaine recherche de tampax dans les officines pharmaceutiques. Dans un style libre et au rythme haletant, on la suit dans les ruelles et les taxis, lui emboîtant le pas dans ses péripéties de reporter, parfois au milieu du fracas des armes, racontées avec une touche d’humour.
Les éléments culturels se mêlent habilement aux « actes » du drame, en effleurant notamment la condition des chrétiens et des autres minorités, ainsi que la condition de la femme, en parallèle avec les confidences d’une femme taliban, témoignage rare et précieux. C’est par l’intermédiaire de son ami Shabhaz Bhatti, ministre des Minorités religieuses, assassiné tout comme le gouverneur du Penjab Salman Taseer, opposé à la loi sur le blasphème, qu’Anne-Isabelle Tollet rencontre la famille d’Asia Bibi, cachée pour éviter la mort.
Combattante, elle est prête à tout : elle décide même d’étudier l’islam pour mieux comprendre, jusqu’à être induite contre son gré dans une cérémonie solennelle de conversion. Malgré ses essais infructueux pour rencontrer Asia Bibi en personne, elle enquête et élabore un stratagème pour écrire Blasphème, publié en 2011 au nom de la Pakistanaise. De retour en France, elle est confrontée aux difficultés dans la réception de ce livre.
On peut discuter de son insistance pour ne pas mettre en avant la religion chrétienne d’Asia Bibi – y compris en écrivant au Pape pour lui demander le silence… – mais le bon sens le plus élémentaire obligerait à épargner ses leçons à une femme dont l’engagement courageux, jusqu’à bouleverser sa vie, impose le respect. Anne-Isabelle Tollet, qui ne peut plus retourner au Pakistan, confrontée désormais aux fins de non-recevoir de l’ambassade, continue à promouvoir la cause, mobilisant avec créativité, auprès de la base – elle a lancé l’opération « verre d’eau » sur les réseaux sociaux – mais aussi auprès des politiques.
On dévore cet ouvrage, jusqu’à la révélation déconcertante sur la situation familiale réelle d’Asia Bibi, victime de la jalousie de la première femme de son époux Ashiq. Si Anne-Isabelle Tollet tombe des nues à cette découverte après plusieurs années de lutte, cela éclaire le tableau d’une lumière nouvelle et permet d’en tirer une belle conclusion : devant cette « coalition perverse entre la chrétienne Yasmine et ses complices musulmanes », qui sera probablement « un désenchantement » pour certaines associations catholiques utilisant Asia Bibi « pour leur propagande, sans se soucier des préjudices », la journaliste appelle à « combattre à [ses] côtés les intégristes aveugles, adeptes de la barbarie, protecteurs de l’obscurantisme, qui ont pris un pays en otage » et dont les premières victimes sont… les musulmans.
Car la cause va au-delà d’Asia Bibi : la loi anti-blasphème, ce sont des centaines de personnes qui, sur dénonciation, sont condamnées à mort ou jetées en prison pour des années, voire pour la vie. Il faut imaginer « la terreur des gens qui n’osent pas jeter un journal à la poubelle parce que le prénom Mohammed, extrêmement répandu, y figure à chaque page et qu’ils pourraient être accusés de blasphème envers le Prophète ».
—
http://www.asiabibi.com/