Comment Proust peut (vraiment) sauver le Memorial Day - France Catholique
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Comment Proust peut (vraiment) sauver le Memorial Day

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Le Memorial Day [aux USA « Jour du souvenir » célébré le dernier lundi de mai pour commémorer toutes les guerres], il faut s’en souvenir, concerne la mémoire. Et ce que nous nous rappelons ce week-end là, en théorie, c’est la longue lignée d’hommes et de femmes du passé qui ont fait le sacrifice de leur vie — d’une façon qui approche la dévotion religieuse — afin que nous puissions désormais profiter des libertés et des avantages de la vie en Amérique.

C’est ce que nous pourrions entendre dire par un professeur, ou dans un discours lors d’une célébration du Memorial Day. Et il y a beaucoup de vrai là dedans. L’ennui c’est que beaucoup de gens ont perdu même la simple mémoire historique : les étudiants et même des citoyens d’âge mûr ne sauraient dire en quel siècle a eu lieu la révolution ou la guerre de Sécession ou qui étaient nos alliés lors de la 2e Guerre mondiale ou de la guerre d’Irak. Il n’y a guère, on s’en inquiétait. Maintenant, on a laissé tomber.

Bien sûr, la mémoire des dates et des batailles n’est pas le Saint Graal. Un petit tour sur Google et vous stockez ça dans votre ordinateur. C’est une forme de mémoire. Quoique sur un plan tout à fait différent de la gratitude envers nos bienfaiteurs et l’amour authentique de la patrie.

Mais il y a une autre forme de mémoire. Un chrétien qui croit à la Présence Réelle en fait régulièrement l’expérience : « Faites ceci en mémoire de moi. » L’Église n’a pas fait beaucoup mieux que le monde séculier pour préserver la connaissance rudimentaire de l’histoire sainte. Qui sait encore aujourd’hui qui étaient Abraham, Isaac, Jacob, Samson, David, Moïse et Job ?

Cependant, nous semblons souffrir de plus en plus d’une défaillance bien plus grave d’une autre sorte de mémoire.

Nous ne nous souvenons vraiment que de ce qui est important pour nous. A l’heure actuelle, l’Américain moyen tient l’Amérique pour un acquis, comme si c’était l’état normal de l’humanité au lieu — malgré de nombreux et profonds problèmes — d’un accomplissement rare. Le chrétien typique pense que les deux grands commandements sont : 1) soyez gentil et 2) ne jugez pas. Et tout le monde le sait déjà, alors qu’y a-t-il à se remémorer ?
Comment remédier à une amnésie religieuse et séculière ? Laissez-moi insinuer qu’il y a une étrange lumière chez le secret et si éloigné de l’Américain typique Marcel Proust. Le roman de Proust « A la recherche du temps perdu » n’est pas accessible à tous. En fait, dans sa tentaculaire totalité, il n’est accessible à presque personne.

Mais Proust a fait une découvert cruciale. Il y a deux formes de mémoire. Une volontaire : comme chercher des informations sur Google. Ce n’est pas bien différent si c’est un ordinateur ou un cerveau humain qui fait le travail.
Mais il y a une autre forme de mémoire, la mémoire involontaire, qui est l’apanage d’un être vivant — bien que par sa nature, il n’en soit pas maître. (Pour recourir à une autre référence littéraire, William Faulkner remarque dans « Requiem for a Nun », « le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas « passé » » Il est toujours là, que nous l’admettions ou non. Et tôt ou tard il
nous forcera à le reconnaître.)

La seconde sorte de mémoire se manifeste quand nous sommes mis en éveil par un lien qu’il est difficile de spécifier mais qui établit une liaison vivante et forte à travers le temps et qui semble ne pas avoir de sens dans un monde conçu selon de stricts concepts matérialistes. Dans un des plus célèbres passages de la littérature, le narrateur de Proust prend le thé accompagné de madeleines, quand quelque chose d’étrange se produit :

« Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi… Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse: ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi…D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ?… Et soudain la mémoire me revint. Le goût était celui de la petite madeleine que le dimanche matin à Combay (ces jours là je ne sortais pas avant la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie me donnait après l’avoir trempée dans sa tasse de thé ou de tisane. La vue de la petite madeleine n’avait éveillé aucun souvenir en moi avant que je n’y goûte. »

Et alors direz-vous ? Et alors ça change tout.

Comment une simple pâtisserie portant le nom de Marie-Madeleine peut-elle nous conduire à une expérience qui transcende l’ordinaire ? La vie moderne a été tellement rabotée que nous croyons vivre dans une étroite plage de temps avec la possibilité de chercher la marche du passé dans les grandes lignes et peut-être d’envisager un peu l’avenir. Comme l’affirme une ancienne mythologie, les Muses sont les filles de la Mémoire — cette sorte de mémoire transcendante. Si nous voulons bénéficier de tous ces biens supérieurs qui distinguent l’homme de l’animal — la religion, la poésie, l’art, la musique, l’amour, la loyauté, la fidélité, le patriotisme, toutes les grâces gratuites de la vie — nous avons besoin de cette mémoire.

Comme toutes les grâces, le don de la mémoire vivante n’est pas sous notre contrôle. Il vient spontanément ou pas du tout. Autrefois, on enseignait aux jeunes des noms des lieux, des dates pour que, peut-être, un jour, un moment comme celui de la madeleine transforme des faits apparemment sans vie en reconnaissance pour ce pays.

Le parallèle avec la religion n’est pas fortuit. Nous avons autrefois appris par coeur l’histoire sainte, les dogmes, les principes moraux pour qu’un jour, par un précédé connu de Dieu seul, nous puissions voir comme ils sont véridiques — et nous insérer, dans notre lieu de vie, dans une communion qui, comme de récentes théories en physique, saute par dessus notre compréhension normale du temps.

En ce « Jour du Souvenir », dans une Amérique qui néglige ou refuse tristement de se souvenir, il y a beaucoup à recouvrer. Robert Frost le rappelle dans « Le don absolu » :

« Ce que nous retenions nous rendait faibles,

Et nous avons découvert que c’était nous-mêmes.

Nous écartant de notre patrie,

Nous pensions êtres sauvés par la reddition,

Et ainsi nous nous sommes livrés nous-mêmes

(ce fait de se donner étant un des nombreux faits de guerre)

À cette terre qui se forgeait vaguement vers l’Ouest,

Mais n’ayant encore aucun passé, aucune culture, aucun relief,

Telle quelle, telle qu’elle deviendrait. »

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Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2013/how-proust-can-save-memorial-day-really.html