Dans les abondantes déclarations publiées par des chrétiens, prêtres ou laïcs, au cours des événements dramatiques de ces dernières semaines, on a sans cesse trouvé ce motif qu’il nous fallait savoir lire les « signes des temps » comme on dit, et d’aucuns ont été jusqu’à préciser que ces événements eux-mêmes constituaient comme une « parole de Dieu » que les chrétiens devaient être les premiers à accepter. Que penser de ces affirmations ?
Les événements par lesquels Dieu parle
Il faut certainement reconnaître sans hésiter, comme une donnée de la foi chrétienne le plus assurée, que Dieu nous parle aussi bien par des événements significatifs où sa main se laisse plus ou moins clairement reconnaître que par des « inspirations » dont il assume, plus ou moins directement, les formules qui en sont le produit. Un fait tel que la résurrection du Christ est « parole de Dieu », tout comme les entretiens de Jésus après la Cène tels que saint Jean nous les a transmis.
Moins immédiatement, mais d’une façon réelle aussi, un fait, comme le réponse des païens à l’annonce évangélique, dépassant souvent celle des juifs à qui pourtant toutes les préparations providentielles avaient été données, a été reconnu par l’Eglise primitive comme enfermant une révélation qui s’imposait à cette Eglise pour son édification sur une base plus large que celle du seul judaïsme traditionnel.
La Révélation est une histoire : l’histoire du salut
D’une façon plus précise, comme l’a montré admirablement, dans un livre récent sur la théologie de l’histoire, le théologien anglican Langmead Casserley, qui est aussi l’un des sociologues religieux les plus pénétrants de notre époque, à travers la Bible entière, la Parole de Dieu se montre constamment comme un tissu indéchirable d’événements spécialement providentiels et d’interprétations inspirées données par des « prophètes », au sens le plus large du mot, à ces événements aux-mêmes.
Jamais, il l’a montré à merveille, on n’y trouve l’un sans l’autre. L’ensemble des la révélation judéo-chrétienne apparaît ainsi comme étant inséparablement une histoire, « l’histoire du salut », et une tradition continue d’interprétations inspirées de tout le déroulement de cette histoire. Finalement, cette révélation culmine dans le fait du Christ tout entier : ce qu’il a été se traduisant dans ce qu’il a fait parmi nous – et dans le dévoilement suprême du sens de tout cela que Lui-même pouvait seul nous donner dans son propre enseignement. Le Christ, ainsi, n’a pas seulement proclamé la parole de Dieu définitive : il l’a réalisée dans sa vie, il l’est à jamais dans sa Personne, incarnée, morte et ressuscité pour notre salut.
Qu’en est-il alors dans cette phase de l’histoire du salut où nous nous trouvons aujourd’hui, et qu’on peut appeler justement, suivant le titre du livre de Karl Thienne, « le temps de l’Eglise » ?
La réalisation concrète du Dessein divin
D’un côté, nous n’avons plus à attendre de révélation nouvelle. Tout ce que Dieu avait à dire à tous les hommes, il le leur a dit dans son Fils unique, « mort pour nos péchés et ressuscité pour notre justification ».
Mais, d’un autre côté, encore qu’elle demeure à jamais soumise à cette Parole de Dieu, unique et définitive, l’Eglise a charge, jusqu’à la fin des temps, tout juste pour l’annoncer comme telle aux hommes, de leur éclairer leur propre histoire, individuelle et collective, à la lumière de la Parole de Vie, et pour cela, de commencer elle-même par lire dans tout ce qui leur arrive la réalisation concrète de dessein divin sur eux : qu’ils trouvent en son Fils le salut qui ne peut pour personne se trouver en aucun autre que lui, salut éternel, certes, mais qui, d’une certaine manière, implique toute leur vie temporelle elle-même.
Dans ce sens, il est parfaitement exact de dire que tous les chrétiens ont à lire perpétuellement, sur le visage du monde humain, les « signes des temps », et même que tout ce à quoi l’Eglise se trouve affrontée dans la suite de l’histoire humaine doit devenir pour elle-même « parlant », comme de la part de Dieu.
En témoins de la vérité unique de l’Evangile
Mais ceci suppose toujours que le chrétien individuel et l’Eglise entière aillent à la rencontre du monde en témoins de la vérité unique de l’Evangile du Christ. L’annonce du fait divin par excellence, seule peut donner son sens, voulu de Dieu à notre histoire, et encore faut-il que l’annonce de ce fait se poursuive dans la lumière que l’enseignement authentique du Christ, gardé par l’Eglise qu’il a établie pour cela, peut seule projeter sur lui, et, à partir de lui, sur tous les autres faits de notre existence.
En d’autres termes, s’il est très vrai que la vérité du Christ ne demeurera vivante en nous-mêmes que pour autant que nous nous préoccuperons, avec une docilité constante à l’Esprit, de l’appliquer à tout ce qui nous arrive, il est également vrai que tout ce qui nous arrive, dans ces conditions, contribuera toujours plus à nous faire comprendre la plénitude inépuisable de la Parole de Dieu.
Questions sur certains commentaires des événements contemporains
Cependant, est-ce bien toujours ainsi que nous entendons aujourd’hui « déchiffrer les signes des temps », ou « nous mettre à l’écoute de la parole que Dieu adresse à l’Eglise dans et par la monde lui-même » ?
Je voudrais en être sûr, mais j’avoue que beaucoup des commentaires des événements contemporains que j’ai pu lire ou entendre ces dernières semaines sur les lèvres ou sous la plume de chrétiens, clercs ou laïcs, ne me semblent correspondre que peu ou point du tout à ce que je viens d’essayer d’écrire.
Il ne semble pas, pour tout dire, qu’ils viennent au monde contemporain avec une conscience bien nourrie de l’interprétation donnée par la Parole de Dieu aux faits de l’existence humaine en général, ni avec un sens très ferme du caractère unique, central, des faits de l’histoire du salut, voire même de sa culmination définitive dans le fait du Christ.
Le danger d’une distorsion évangélique
C’est du monde lui-même, dirait-on, qu’il attendent l’interprétation qu’il donnera des événements, et, par suite, il ne paraît guère qu’ils se soucient vraiment et effectivement d’introduire le fait, l’événement majeur du Sauveur dans les faits de ce monde. Ils paraissent bien plutôt voir dans les faits de ce monde, en eux-mêmes, et interprétés comme le monde les interprète, un nouvel Evangile.
Quel est le résultat de cette distorsion du témoignage évangélique ? C’est que les chrétiens, spécialement aujourd’hui les chrétiens catholiques, dans tous les événements qui surviennent, face à toutes les idéologies qui s’en emparent, font simplement figure de « suiveurs ». Et, quand ils veulent devenir des leaders, je crains fort qu’ils n’apparaissent, même aux hommes de bonne volonté qui nous entourent, quand ceux-ci sont simplement honnêtes et lucides, de simples « aveugles conducteurs d’aveugles ».
Les chrétiens ont à porter au monde « Celui qui est plus grand que ce monde »
Que les chrétiens s’ouvrent au monde, et l’Eglise tout entière, rien de plus désirable, mais à condition que les chrétiens n’oublient pas qu’ils portent en eux, et qu’ils ont à porter au monde « Celui qui est plus grand que ce monde », et, pour cela, qu’ils ne cessent de méditer l’enseignement de Celui dont des hommes de ce monde eux-mêmes ont dit : « Aucun homme n’a jamais parlé comme celui-ci ! ».
Mais accepter comme providentiel tout ce qui arrive, simplement parce que cela est arrivé, ou paraît sur le point d’arriver – et croire qu’on en a tiré la parole que Dieu nous y adresse, simplement parce qu’on donne raison en toute circonstance au dernier qui a parlé, cela n’est pas tout à fait la même chose. Et, après tant de déclarations de chrétiens en ouverture au monde de ces derniers jours, j’ai entendu, je l’avoue, bien des non-chrétiens, qui n’étaient certes pas tous des « réactionnaires », dire que le « message » de l’Eglise au monde, le « témoignage » des chrétiens à leurs frères en humanité, c’est tout bonnement ce qu’on appelait naguère la politique du chien crevé au fil de l’eau… Je voudrais pouvoir leur dire qu’ils se trompent. Ce qui précède expliquera peut-être pourquoi je ne m’en sens pas le droit aujourd’hui.
Louis BOUYER