« Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas… C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce qu’est la foi : Dieu sensible au cœur non à la raison ». Pensée 277 (Brunschvicg ). Dans ces phrases universellement connues, et en bien d’autres qui les répètent ou les complètent, Pascal distingue le cœur et la raison, qu’est-ce à dire ?
Comprenons déjà qu’il s’agit moins d’opposer que de distinguer. Et qu’on ne parle pas ici, sous le terme de « raison », de l’intelligence, laquelle, en tant que faculté de connaître, est présente dans les deux éléments de la comparaison, mais de la raison discursive, soit de l’intelligence dans une de ses fonctions d’atteindre le vrai. Reste à définir ce qu’est le cœur pour notre auteur.
Jacques Chevalier, spécialiste de la question, et par ailleurs professeur chevronné de philosophie, nous y aidera dans l’ouvrage qu’il a consacré à Blaise lui-même. (chez Plon, 1922) – p302-310
« Pascal emploie la langue commune.. Pour lui comme pour nous et pour l’Ecriture, le cœur désigne la partie la plus intime de notre être. (« apprendre, savoir par cœur, gravé dans le cœur, etc ) ; il n’est pas seulement l’organe du sentiment et de la vie morale, mais encore l’un des organes de la connaissance, et comme le principe de toutes nos opérations intellectuelles ; il est, pourrait-on dire, la pointe extrême du sentiment et de la raison : La raison ici chez Pascal est la faculté aux vues lentes et dures, qui veut tout prouver, jusqu’aux principes, qui ne comprend rien aux choses de finesse ou de sentiment, parce qu’elle veut toujours procéder par démonstration… Le cœur, au contraire, peut être assimilé aux yeux de l’esprit : comme l’œil, il connaît d’une vue son objet. Il est une sorte d’instinct intellectuel : comme l’instinct, il coïncide avec son objet. Et c’est à lui que se suspend tout notre discours, parce qu’il nous fournit les principes immédiats d’où procèdent tous nos raisonnements… C’est donc pour Pascal, essentiellement l’appréhension immédiate, connaissance et sentiment tout à la fois, des principes.
Cette interprétation est confirmée par un texte des Pensées qu’il faut citer tout au long, parce qu’il est décisif et qu’à la lumière des définitions précédentes il tranche la question.
« Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison mais encore par le coeur ; c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaye de les combattre…Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace, et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent ; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies. Et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ces premiers principes que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre, pour vouloir les recevoir. Cette impuissance ne doit donc servir qu’à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre cette certitude, comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire. Plût à Dieu que nous n’en eussions au contraire jamais besoin, et que nous connussions toute chose par instinct et par sentiment ! Mais la nature nous a refusé ce bien ; elle ne nous a donné au contraire que très peu de connaissance de cette sorte ; toutes les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement. Et c’est pourquoi ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment du cœur sont bien heureux et bien légitimement persuadés. Mais à ceux qui ne l’ont pas nous ne pouvons la donner que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur donne par sentiment de cœur, sans quoi la foi n’est qu’humaine, et inutile pour le salut. » Pensée – Brunschvicg 282
Rapprochons cette pensée de cette autre : « Le cœur a son ordre… Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point qu’on rapporte à la fin , pour la montrer toujours » (Pensée 283). Dès lors, nous pouvons définir assez exactement le cœur en disant que c’est la faculté qui perçoit les principes et qui perçoit l’ordre. Cette puissance n’est pas contre l’intelligence, ni même autre que l’intelligence : elle en est la partie la plus haute ; elle discerne et elle aime : en elle, connaissance et sentiment, bien loin de se nuire, se prêtent un aide mutuelle…C’est par le cœur que nous appréhendons les vérités de la religion, dans leur principe et dans leur ordre. Pascal ne veut nullement dire que la foi soit simple affaire de sentiment, encore moins qu’elle soit posée ou créée, dans son contenu objectif, réel, par le sentiment. Les principes auxquels se suspend le cœur en matière de foi sont des faits, qui sont en dehors et au-dessus de nous, et qui établissent le fait, extérieur et supérieur, de la révélation : le cœur en discerne, d’une part le sens, d’autre par la suite ou l’enchaînement. Le cœur ne fait donc pas les preuves, mais il en saisit le sens, et il en opère la synthèse. »
(On pourrait résumer ainsi le texte de J.Chevalier : Le « cœur » pour Pascal, est une appréhension intuitive et affective du réel. Quand il s’agit de vérités salutaires, elle suppose la grâce.) J.Chevalier reconnaît, en note, p.303, que le sentiment pascalien ressemble à la donnée immédiate de Bergson. Romano Guardini , dans son « Pascal ou le drame de la conscience chrétienne » p.137, assimile le cœur à l’esprit de finesse et il résume la pensée de son auteur : « On connaîtra la vérité dans la mesure où l’on est aimant. » p.139.
J. Mantoy résume pour son compte comme suit notre texte de départ Pensée.282 : les caractéristiques du cœur :
1° Il est une connaissance de la vérité, autrement dit une forme de connaissance intellectuelle.
2° L’objet de cette forme de connaissance, ce sont les premiers principes.
3° C’est une connaissance certaine.
4° C’est une connaissance intuitive. (instinct ici = intuition)
5° Il ne nous fait atteindre qu’un petit nombre d’objets.
6° Il est le point d’insertion de la grâce de Dieu dans l’homme.