Dans sa Somme théologique, saint Thomas d’Aquin rapporte le récit de la création de la femme, à partir de la côte d’Adam, au côté du Christ transpercé par le coup de lance du soldat romain. Saint Augustin avait déjà exprimé la même idée : « Adam dort pour qu’Ève soit formée. Le Christ meurt pour que l’Église soit formée. » Voilà qui peut surprendre, mais il faut bien avoir en tête que ce rapprochement s’explique par une théologie très concrète, celle même de l’Incarnation. La femme provient de l’intimité de l’homme, comme le coup de lance perce l’intimité corporelle du Christ. Ce langage ne faisait pas peur à saint Thomas, et il était très apprécié par le grand bibliste qu’était le Père Lagrange, fondateur de l’École biblique de Jérusalem, lui-même acquis à la spiritualité du Cœur de Jésus.
La porte du paradis ouverte
« Quand le côté du Christ fut ouvert, la porte du paradis le fut aussi, et par l’effusion de son sang la souillure du péché fut effacée, Dieu fut apaisé, la faiblesse de l’homme guérie, sa peine expiée et les exilés rappelés dans le royaume », écrit saint Thomas. Toute la dévotion catholique au Cœur de Jésus, qui a été parfois critiquée, se rapporte au meilleur fondement biblique, qui est celui du coup de lance. Avant saint Thomas, on peut trouver chez les Pères grecs, notamment Origène, cette même conviction que « lorsque le Christ eut été frappé et crucifié, il produisit les flots de la Nouvelle Alliance ».
Le coup de lance dévoile l’intimité même, qui est le Cœur du Christ, tel qu’il apparut à sainte Marguerite Marie Alacoque à Paray-le-Monial entre 1673 et 1689. Sa signification est proprement inépuisable. La révélation du cœur est l’ouverture au secret même de Dieu dans son dessein de Salut commandé par un amour infini.
La meilleure théologie se vit nécessairement en mystique, et l’on comprend que celle-ci inspire également la piété mariale et celle qui s’attache à la Sainte Famille. Les cœurs de Marie et de Joseph vivent au même rythme que celui de Jésus. Et ce cœur à cœur nous renvoie à nous-mêmes, qui ne pouvons participer au mystère chrétien qu’au plus profond de notre intimité. Si Augustin peut écrire dans ses Confessions que Dieu est intimior intimo meo, « plus intime à moi-même que ma propre intimité » (Claudel traduit « plus moi-même que moi ») c’est bien que nous sommes en quelque sorte aussi transpercés par cet amour qui nous envahit jusqu’au centre de notre affectivité la plus profonde. Le pire reproche qui puisse nous être adressé n’est-il pas contenu dans l’avertissement d’Isaïe, repris par l’Évangile : « Quand ce peuple s’approche de moi, il m’honore de la bouche et des lèvres, mais son cœur est éloigné de moi. Et la crainte qu’il a de moi n’est qu’un précepte de tradition humaine. »
Conversion du cœur
Faut-il dans cette perspective revenir à Pascal et à son Dieu sensible au cœur et non à la raison ? Ce peut être un objet de querelle, dès lors qu’on soupçonne l’homme des Pensées de vouloir abaisser la raison. Mais ce n’est pas le cas, du moins si on le lit avec quelque attention : « Si on soumet tout à la raison, notre religion n’avère rien de mystérieux et de surnaturel. Si on choque les principes de la raison, notre religion sera absurde et ridicule. » C’est qu’au-delà de la démarche rationnelle, il y a la conversion, ce retournement total de soi qui aboutit à l’adhésion non seulement de l’intelligence mais de l’être intime, qui alors peut reconnaître le secret de son intimité. On peut reprendre à ce sujet la proposition d’Augustin dans son intégrité : « Tu nous as faits pour toi et notre cœur est dans l’intranquillité jusqu’à ce qu’il repose en toi. » Mais le maître intérieur a un visage, il s’est incarné jusqu’à se livrer dans son corps sans condition, et par son côté ouvert il a déversé tous les flots de sa miséricorde.