Note : notre collègue Mary Eberstadt a produit un des papiers à la conférence « Les années soixante » à la Faculté Hillsdale, le 30 janvier. C’est une argumentation suffisamment frappante, surtout si l’on considère les attaques nouvelles contre Humanae Vitae dans l’année de son cinquantième anniversaire, pour que nous ayons pensé que nos lecteurs devraient en disposer en totalité. La longueur du texte nous conduit cependant à la publier ici, dans une forme légèrement modifiée et en deux parties.
Les académies ont des définitions diverses de la révolution sexuelle, mais voici une formulation simple et incontestable. La « révolution » fait référence aux changements dans la conduite et les mœurs sexuelles à la suite de l’approbation et de l’adoption largement répandues d’une contraception fiable, il y a plus d’un demi-siècle. Le premier accélérateur est la pilule de contrôle des naissances, approuvée par la FDA (« Food and Drug Administration », NDLR) en 1963. Le deuxième est la légalisation de l’avortement à la demande, en 1973, au travers de Roe contre Wade, ce qui fut un développement que l’approbation de la pilule avait rendu tout sauf inévitable. La contraception moderne et l’avortement légalisé ont changé non seulement les comportements mais aussi les attitudes. Dans le monde, la tolérance sociale au sexe hors mariage, sous toutes ses formes, a augmenté parallèlement à ces autres changements, pour des raisons logiques dont j’ai parlé ailleurs, y compris dans mon livre Adam et Ève après la pilule.
Hormis pour Internet, il est difficile de penser à un autre phénomène singulier depuis les années 60 qui ait re-formé l’humanité dans le monde entier aussi profondément que cette révolution-là. Quelques-uns des refrains sont en effet bien connus : il y a quatre ans, lors du cinquantième anniversaire de l’approbation de la pilule de contrôle des naissances, il y eut un épanchement de commentaires et de réflexions, la plupart sur un ton positif. La révolution, clamait-on (et acclamait-on) dans le magazine TIME et la plupart des autres sources laïques, avait nivelé le terrain de jeu dans le marché économique entre les femmes et les hommes pour la première fois dans l’histoire ; elle avait conféré la liberté aux femmes à un niveau qu’elles n’avaient encore jamais connu.
Tout cela est vrai, pour autant que cela se passe. Mais le disque a une autre face, qui a été majoritairement ignorée par la société en général, saturée par les plaisirs de la révolution. Chaque année qui passait augmentait l’évidence qu’un jour, l’histoire heureuse prédominante devrait changer. Sur cette fin, je voudrais parler de cinq jours pendant lesquels la révolution a reconfiguré la réalité humaine telle que nous la connaissons, cinq paradoxes apparents qui montrent la puissance de la révolution, en particulier son impressionnante puissance destructrice.
Commençons par une petite histoire qui cadre l’échelle du changement. J’ai grandi dans une série de petites villes éparpillées dans le magnifique et sévère nord de l’État de New-York, au nord de la vallée de l’Hudson, à une planète de la ville de New-York, dans une région connue comme celle de Bas-de-Cuir parce que l’écrivain Fenimore Cooper y a situé ses histoires américaines désormais classiques. C’était, et c’est toujours, une région rurale de cols bleus. C’était le genre d’endroit où dans les années soixante, plus de garçons du cru sont allés au Vietnam qu’à la faculté. Par de nombreux aspects, beaucoup de cette région est toujours la même, avec une exception considérable, que nous appellerons le sujet de la famille.
Dans les années 60, la plupart des hommes de cette région travaillaient comme travailleurs manuels, principalement dans des fermes ou des mines locales de cuivre et d’argent. Beaucoup de femmes, si elles étaient mariées, restaient à la maison. La plupart des familles étaient encore intactes, qu’elles soient religieuses ou non. Ce n’était pas une région particulièrement pratiquante, la plupart des résidents étaient des protestants, moins de dix pour cent étaient catholiques, et les églises locales ne débordaient pas ostensiblement le dimanche.
Un de mes souvenirs durables de ces années : en 1972, quelques mois avant la légalisation de l’avortement, une adolescente en bas de la rue est tombée enceinte. Le père du bébé était un jeune soldat récemment revenu de la guerre. Les commérages se sont insurgés, parce qu’il n’envisageait pas d’épouser la fille. En ce temps-là, c’était considéré comme choquant. Bien que des jeunes mariées enceintes soient presque inexistantes, et même les adolescentes enceintes, les hommes qui n’épousaient pas leurs petites amies enceintes étaient voués à l’opprobre. Donc, les langues s’agitaient, et pas dans le bon sens.
Finalement, cette fille a eu son bébé ailleurs, une adoption s’ensuivit. Elle est revenue et a fini le lycée, à ma connaissance, sans stigmate social. Mais le stigmate qui reste mémorable est l’autre, contre son petit ami. L’idée qu’il aurait dû prendre sa responsabilité, ce que la majorité des adultes du coin pensait, est une idée qui a disparu sous le vent de la révolution.
Maintenant, avançons rapidement d’une vingtaine d’années. Au début des années 90, je suis revenue et j’ai rencontré un ancien professeur. Elle estimait que parmi les deux cents élèves de terminale de cette année-là, environ un tiers des filles étaient enceintes. Aucune n’était mariée. Et il y avait certainement d’autres grossesses au milieu de celles qui étaient visibles ; la rumeur disait également de diverses filles qu’elles avaient eu recours à l’avortement.
C’est là qu’est le changement. D’une grossesse scandaleuse dans un lycée public dans les années 70, à de nombreuses grossesses qui ne l’étaient plus dans le même établissement dans les années 90 : c’est un instantané qui montre comment la révolution sexuelle a transformé le monde.
Cela nous amène au premier des paradoxes concernant cette révolution.
Paradoxe Un. Si le fondement de la révolution était la mise à disposition d’un contrôle des naissances fiable et pas cher, pourquoi cette augmentation sans précédent à la fois des avortements et des grossesses hors mariage ?
C’est une question vraiment importante. Après tout, lorsque la contraception est devenue banale, beaucoup de personnes de bonne volonté l’ont défendue précisément parce qu’elles pensaient que cela rendrait l’avortement obsolète. Margaret Sanger en est un exemple éminent. Elle disait que l’avortement relevait de la « barbarie » et soutenait que la contraception mettrait l’avortement en faillite. Le Planning Familial l’a acclamée comme sa sainte patronne. Elle soutenait ce qui paraissait un point de vue de bon sens : une contraception fiable servirait de prévention à l’avortement. Un grand nombre de gens, avant et après les années 60, ont cru quelque chose de semblable.
Mais les faits concrets depuis les années 60 montrent que leur logique s’est avérée fausse : les taux de contraception, d’avortement et de naissances hors mariages ont tous explosé simultanément.
Il y a plus de vingt ans, une groupe d’économistes a expliqué la dynamique des ces explosions simultanées avec une admirable clarté :
Avant la révolution sexuelle, les femmes avaient moins de liberté, mais les hommes étaient supposés assumer la responsabilité de leur bien-être. Aujourd’hui, les femmes sont plus libres de choisir, mais les hommes se sont permis l’option comparable. L’homme peut raisonner ainsi : « Si elle ne veut pas d’avortement ni utiliser de contraception, pourquoi est-ce que je me sacrifierai pour le mariage ? ». En rendant la naissance de l’enfant le résultat du choix physique de la mère, la révolution sexuelle a transformé le mariage et le soutien de l’enfant en un choix social du père.
En d’autres termes, la contraception conduit à plus de grossesses et plus d’avortements parce qu’elle a érodé le soi-disant mariage contraint, ou l’idée que les hommes ont les mêmes responsabilités vis-à-vis d’une grossesse imprévue.
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Une autre théorie intéressante sur les raisons pour lesquelles la contraception a échoué à empêcher l’avortement, vient de Scott Lloyd, qui écrit dans le National Catholic Bioethics Quarterly. Utilisant des études et des statistiques provenant de l’industrie de l’avortement elle-même ; lui (et d’autres) affirme que la contraception conduit à l’avortement, pas de manière inévitable dans les cas individuels, bien sûr, mais de manière répétée et fiable comme deux phénomènes sociaux jumelés.
Le résultat final est le suivant : les contraceptifs ne fonctionnent pas comme annoncé, et leur échec est au cœur de la demande d’avortement. La contraception rend possible les relations et les rapports sexuels qui ne se seraient pas produits sans elle. Dit autrement, lorsque les couples utilisent la contraception, ils acceptent des relations sexuelles alors que la grossesse poserait problème. Cela conduit à un désir d’avortement.
Il y a d’autres efforts au sein des sciences sociales et ailleurs, pour expliquer ce même paradoxe, mais le point majeur demeure : contrairement à ce qu’une majorité aurait à peine imaginé dans les années 60, l’avortement et les grossesses imprévues ont tous deux proliféré, malgré la contraception.
Beaucoup de gens présents à la création de la révolution n’auraient pas pu anticiper ses conséquences paradoxales. Beaucoup, agissant de bonne foi, espéraient que l’humanité maîtriserait ces nouvelles technologies et qu’elles s’avèreraient être des biens de société. Mais ceux d’entre nous qui vivent aujourd’hui, par un contraste complet, possèdent à présent une richesse de preuves empiriques accumulées pendant des décennies. Et nous pouvons voir au travers d’une science parfaitement laïque que l’histoire de la révolution a pris une couleur bien sombre.
Paradoxe Deux. La révolution sexuelle était supposée libérer les femmes. Pourtant, simultanément, il est devenu plus difficile d’avoir ce que la plupart des femmes disent vouloir : le mariage et la famille.
Ce n’est pas une façon partisane d’exprimer le point. Des femmes de l’ensemble du spectre politique sont d’accord que se marier et se mettre en couple pour la vie est devenu plus difficile que cela l’était. C’est une raison pour laquelle nous avons aujourd’hui la maternité de substitution commerciale et la congélation des ovules ; dans le cas de la congélation des ovules, avec l’approbation de l’Amérique des finances. L’objet de ces innovations, outre le bénéfice que les entreprises tirent de carrières sans interruption, est d’augmenter l’horizon de la fertilité naturelle, de telle manière que les femmes soient plus libres de rester au travail et d’avoir du temps pour trouver un mari et une famille. L’idée prétendue, tout comme l’idée derrière la contraception étendue et l’avortement à la demande, est de responsabiliser les femmes, de leur donner le contrôle.
Mais paradoxalement, beaucoup de femmes se trouvent moins capables que jamais de se marier, de le rester et d’avoir une famille, toutes choses que la grande majorité des femmes décrit toujours comme ses objectifs les plus élevés. Cette préoccupation résonne dans les media et les réseaux sociaux, dans des titres comme « Huit raisons pour lesquelles les New-Yorkaises ne peuvent pas trouver de mari » (New York Post) ; ou « Pourquoi des femmes de niveau universitaire ne peuvent pas trouver l’amour » (The Daily Beast) ; ou d’autres nombreuses histoires qui s’inquiètent des femmes d’aujourd’hui et de la question du mariage.
Les économistes ont découvert la réalité derrière ces appréhensions, toutes des retombées de la révolution. Dans son livre Cheap Sex: The Transformation of Men, Marriage, and Monogamy (« Le sexe pas cher : la transformation des hommes, du mariage et de la monogamie »), le sociologue Mark Regnerus a utilisé les outils des économistes pour expliquer le marché sexuel post-révolutionnaire, aidé par un apport considérable de nouvelles données.
L’essence de son argumentation est la suivante : pour beaucoup de femmes, il apparaît que les hommes ont peur de s’engager. Mais en moyenne, les hommes ne sont pas effrayés par l’engagement. L’histoire est que les hommes sont aux commandes sur le marché du mariage et sont positionnés de manière optimale pour le faire naviguer de façon à privilégier leurs intérêts et préférences (sexuels).
Autrement dit, la même force qui a érodé le mariage forcé a donné plus de pouvoir aux hommes, pas aux femmes.
Un des économistes cités par Mark Regnerus, Timothy Reichert, a écrit une analyse similaire de la révolution, « Bitter Pill », dans First Things. En utilisant des données des années 60 et suivantes, Reichert affirme que « la révolution a eu pour résultats une redistribution massive de la richesse et du pouvoir des femmes et des enfants vers les hommes. » Il précise plus loin : « De manière plus technique, la contraception artificielle constitue ce que les économistes appellent un jeu du « dilemme du prisonnier », dans lequel chaque femme est amenée à prendre des décisions de manière rationnelle, qui au bout du compte lui portent préjudice, à elle et à toutes les femmes.
Évidemment, on ne parle pas ici des mouvements délibérément contre-culturels ni des communautés qui se sont réunis pour s’opposer à la révolution depuis les années 60. L’accent est plutôt mis sur le récit culturel courant dans des environnements non-religieux, le genre de lieux où la révolution n’est pas (encore) considérée comme un problème.
Et dans ce monde-là, qui est à présent le courant culturel dominant, le fait que beaucoup d’hommes ne s’installent pas, en se mariant et en fondant des familles, c’est une préoccupation constante et irritante. C’est pourquoi l’expression « le syndrome de Peter Pan » est inventée dans les années 80. C’est pourquoi « l’échec au lancement » est une référence aujourd’hui. C’est pourquoi « manolescent » (« adulescent » en français, ndlr) est devenu un nom dans le Dictionnaire Urban.
Tous ces apports au langage vernaculaire ont la même origine, qui est une incitation diminuée des hommes au mariage, due au marché sexuel inondé de partenaires potentiels ; le « sexe pas cher » comme le dit le titre. Ce résultat non plus, n’est pas de ceux qu’avaient prévus les personnes qui acclamaient la révolution dans les années 60. Et il y en a d’autres.
A suivre…
*Image: 1963, Publicité Ortho-Novum pour la pilule
Source : https://www.thecatholicthing.org/2018/02/10/five-paradoxes-of-the-sexual-revolution-part-i/
Mary Eberstadt est chercheur senior associé à l’Institut Foi et Raison. On peut trouver ici certains de ses précédents articles publiés par The Catholic Thing (ainsi que des articles par d’autres qui discutent de ses travaux). Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages dont It’s Dangerous to Believe (« Il est dangereux de croire ») et How the West Really Lost God (« Comment l’Occident a vraiment perdu Dieu »).