Depuis plusieurs mois, le terme de « civilisation » est rentré avec insistance dans le lexique des dirigeants politiques, ces derniers cherchant un éclairage sur les phénomènes sociaux auxquels ils doivent faire face. Ainsi, on a eu recours aux travaux de Norbert Elias, auteur d’un ouvrage fondamental intitulé La civilisation des mœurs (1969). Les responsables s’inquiètent à juste titre de phénomènes de violence, répandus surtout dans des quartiers échappant à leur autorité. Mais le terme est repris aujourd’hui pour définir la situation d’une planète menacée par des conflits d’une gravité extrême. Et c’est vers l’ouvrage de Samuel Huntington que les regards se tournent : Le choc des civilisations (1996) semble, en effet, caractériser l’évolution actuelle d’un univers où l’Occident n’est plus dans la position de domination qui était la sienne depuis plusieurs siècles.
Islamisme et judaïsme
L’offensive du Hamas contre Israël est venue s’inscrire dans cette problématique. N’est-ce pas frontalement deux civilisations qui s’opposent ? D’un côté celle marquée par l’islamisme, de l’autre celle marquée par le judaïsme ? À Paris, on a même désormais tendance à associer judaïsme et christianisme, la parenté des deux courants religieux étant avérée, et donc leur solidarité dans l’épreuve s’en trouvant d’autant plus justifiée. Mais du coup, certains voyants rouges clignotent, et les tenants du dialogue interreligieux s’affolent. Il est vrai qu’une guerre de civilisations s’avère redoutable par sa propension à conduire aux extrêmes et à exclure par principe toute possibilité de médiation politique.
Les politologues entrent forcément dans la danse pour tenter des analyses stratégiques adaptées. C’est le cas d’Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères, qui ne nie pas du tout le pronostic d’Huntington mais conseille une prudence rusée, qui tienne compte de la diversité des partenaires nationaux. Tous les pays arabes et tous les pays musulmans ne sont pas en proie aux mêmes passions djihadistes, et des accords raisonnables sont à négocier avec certains. N’est-ce pas pour entraver les pourparlers d’Israël avec l’Arabie saoudite que le Hamas a lancé son offensive, en complicité avec l’Iran ? (lire FC n° 3831 sur les accords d’Abraham). Il faut, pourtant, bien reconnaître qu’il est pour le moment parvenu à ses fins, puisqu’une solidarité généralisée avec les Palestiniens s’est constituée contre Israël.
Les chrétiens doivent-ils s’inscrire dans un rapport conflictuel ?
Par ailleurs, on est bien obligé de constater, depuis un demi-siècle, la montée d’un extrémisme islamiste à l’échelle mondiale qui recoupe totalement les avertissements d’Huntington. Il est difficile de mettre en doute les différences et même les oppositions qui existent entre les sphères de civilisation marquées par la Croix ou le Croissant. On peut toujours se rassurer en rappelant les échanges qui ont existé dans le passé entre ces sphères. Dans son essai sur Dante (1965), Louis Gillet pouvait consacrer un chapitre entier à tout ce que l’auteur de La divine comédie aurait reçu de l’islam [tout en mettant Mahomet en enfer, NDLR]. Mais nous n’en sommes pas à l’heure présente à l’entente euphorique des cultures et des enrichissements réciproques. On ne peut faire fi des rapports de force amplifiés par la démographie.
Cela signifie-t-il que les chrétiens, conscients de ce choc des civilisations s’imposant à eux, doivent s’inscrire eux-mêmes dans un rapport conflictuel ? La distinction des ordres s’impose évidemment, et un certain esprit de croisade se doit d’être d’autant plus écarté qu’il a mené récemment à des catastrophes, la plus grave étant celle de la guerre contre l’Irak de Saddam Hussein à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Mais le dialogue interreligieux ne saurait non plus se priver de la lucidité nécessaire. L’islam comme réalité religieuse et politique constitue en soi un continent à explorer avec des moyens d’analyse très éloignés de ceux qui concernent le christianisme.