Mon amour pour Kipling est irrationnel et sans mesure. C’est parce qu’il trouve son origine dans ma plus tendre enfance : après la série des Pookie (encore plus antérieure), j’ai appris à lire selon une trajectoire qui allait des Histoires comme ça à Kim. Le fait d’être, pendant un temps, un enfant à Lahore, a fait que je me retrouvai ainsi : avec des restes du Raj tout autour de moi.
Que mon esprit enfantin se soit solidement attaché à Kim (et Pookie) ou que Kim (et Pookie) s’y soient attachés est une question que je laisse aux philosophes. La connexion a atteint un degré où la séparation entre soi-même et ce qui est extérieur n’est pas encore achevée. Nos « facultés critiques » n’atteindront jamais un tel degré. Elles doivent se contenter d’images de la mémoire, car la chose elle-même ne peut plus être atteinte.
Mon amour pour G. K. Chesterton est adulte et acquis. Je me souviens avoir été enjoins de le lire par de bonnes âmes joviales des décennies avant de leur obéir. Mes premières lectures sont associées à un sentiment d’horreur.
Ce n’était pas la faute de Chesterton, ou plutôt, si. Dans ce qui est pour moi le bon sens du terme, c’était un « journaliste écrivaillon. » Enlevez l’adjectif, puis rajoutez « exactement comme moi. » Tout, de ses centres d’intérêts à sa façon paradoxale de penser, en passant par sa tendance impulsive à faire du prosélytisme à tout-va, m’était étrangement familier. C’était le fait qu’il ait pu tout faire mieux que je ne pourrai jamais le faire qui provoquait en moi un sentiment d’horreur.
Un tel personnage peut menacer votre gagne-pain. Il peut miner l’estime que vous avez de vous. De plus, en tant qu’Anglican (à ce moment-là) qui essayait de le rester comme on essaie de garder l’unité d’une famille, lui (et un certain Cardinal Newman) devait être strictement évité. Ils en savaient déjà trop sur moi, et pire, ils en savaient trop sur Dieu.
Au début, le style suffisant de Chesterton m’a heureusement repoussé. Tout était de lui, et j’imagine que son style en a repoussé plus d’un. Il est facile de le prendre pour de l’autosatisfaction quand on est soi-même suffisant. L’homme a l’air d’être trop confiant lorsqu’il porte un jugement. Il a réponse à tout, même aux questions qu’on ne lui a pas posées. Cela peut être irritant en soi, mais combien plus encore lorsque les réponses s’avèrent être justes.
C’est pour toutes ces raisons que je suis encore un novice concernant Chesterton, compagnon de ma dernière décennie, depuis que tout a été perdu et que j’ai traversé le Tibre à la nage. Aujourd’hui, j’ai à peine plus d’une douzaine de ses livres sur mon étagère, et je les ai lus ainsi que deux ou trois autres, mais je dois encore lire attentivement la série des Father Brown et beaucoup d’autres de ses ouvrages. En effet, l’un des problèmes quand on commence sur le tard, c’est que, même s’il s’arrêtait pour boire de la bière et manger du bacon, Chesterton écrivait plus vite que ne lisent la plupart des gens.
C’est ainsi que j’ai pu, la semaine dernière seulement, découvrir que Chesterton avait (évidemment) écrit sur Rudyard Kipling. Aujourd’hui, je ne suis plus surpris qu’il le cloue au pilori. Ou qu’il m’atteigne également : crucifié avec les larrons.
Au cœur de l’ouvrage, on trouve un retournement caractéristique de Chesterton d’un aphorisme à propos de Kipling, donné par Kipling lui-même : « Que peuvent-ils connaitre de l’Angleterre, ceux qui ne connaissent que l’Angleterre ? »
Kipling est poliment accusé d’être l’opposé d’un chauvin : d’être, à la place, un cosmopolite déraciné. Car Chesterton pose une question plus acerbe : « Que peuvent-ils connaitre de l’Angleterre, ceux qui ne connaissent que le monde ? »
En vrai homme du monde, Kipling s’était souvent rendu en Angleterre, et pourtant comme l’observe Chesterton, « Il connait l’Angleterre aussi bien qu’un intelligent gentilhomme anglais connait Venise. »
Mon cœur loyalement rebelle intervient ici pour expliquer un point que Chesterton ignorait peut-être, ayant lui-même passé son enfant ailleurs qu’à Lahore. De nombreux Indiens éduqués pourraient me rejoindre lorsque je suggère que Kipling était un étranger en Angleterre, parce qu’il était né en Inde. Il pourrait être présenté de façon plausible comme étant le plus grand écrivain indien, en anglais.
Mais bien qu’il y ait beaucoup de vrai dans tout cela, il n’y en a pas assez, dans la mesure où Rudyard et son père Lockwood Kipling était en Inde, et non pas d’Inde. Ils étaient plutôt des Anglo-indiens typiques : nés cosmopolites déracinés. (Et les Indiens qui louent Kipling sont aussi nés déracinés, et on compte parmi eux bon nombre d’écrivains majeurs aujourd’hui en anglais.)
On peut trouver l’essai en question, « Sur M. Rudyard Kipling et l’action de rendre le monde plus petit, » dans le recueil de Chesterton, Hérétiques.
Le gentil lecteur est invité de bon cœur à le consulter immédiatement (je l’ai moi-même trouvé sur internet). Et ce, qu’il ait ou non le moindre intérêt pour Kipling, car l’essai redouble d’intérêt en tant que formidable commentaire du proverbe, « pierre qui roule n’amasse pas mousse. »
Le globe-trotter y apprend beaucoup de choses sur ce qui distingue les hommes qui vivent dans tel endroit des hommes qui vivent dans tel autre ; mais le paysan sait ce qui fait qu’ils sont tous les mêmes. « L’homme qui reste dans le champ de choux n’a rien vu du tout, mais il pense à ce qui unit les hommes : la faim et les bébés, la beauté des femmes et la promesse ou la menace des cieux. »
Maintenant, Chesterton aussi adore Kipling et lui fournit généreusement son champ d’expertise. De fait, les trains, les bateaux à vapeur et les voyages font que le monde est plus petit, et la petitesse est la compétence de l’expert. Par ailleurs, les passages chez Kipling qui donnent raison à Chesterton sont aussi ceux qui lui permettent de se défendre, car en même temps qu’il expose ses limites, Kipling montre qu’il en est plus ou moins conscient.
Il n’a jamais eu l’attitude d’un impérialiste prussien, essayant de réduire le monde à une machine, mais plutôt d’un petit Anglais, tel un collectionneur de timbres qui savoure la diversité. Pourtant, comme Chesterton le soutiendrait, ceci reste une limite, qui réduit ce qui est grand au petit :
L’homme debout dans son jardin potager, avec un pays enchanté qui s’ouvre de l’autre côté du portail, est un homme qui a de grandes idées. Son esprit crée de la distance ; l’automobile qui passe la détruit bêtement.
Et bien sûr, Kipling était enchanté par les trains, les bateaux à vapeur et les automobiles – par la pierre qui roule, ou si vous voulez, par des choses mortes et non pas par la mousse vivante. Il a l’esprit, en un mot, « paroissial » à ce sujet. Paroissial, petit et moderne, comme nous. Car nous avons été partout et nous n’avons rien vu.
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2013/chesterton-on-kipling.html
Photo : Kiplings, père et fils: J. Lockwood et Rudyard.
David Warren est l’ancien directeur en chef du magazine Idler et ancien chroniqueur pour l’Ottawa Citizen. Il a une très grande expérience du Proche et de l’Extrême Orient. Son blog, Essays in Idleness est maintenant accessible à l’adresse suivante :
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