Hier ce fut de la folie. Mon marchand de journaux, qui soulève habituellement son rideau métallique à 7 h 30, me raconte qu’il y avait des acheteurs de Charlie devant sa boutique dès 5 h 15. Le même genre de scène s’est reproduit partout en France. Cette Charliemania s’explique d’évidence par la tragédie de sa rédaction et l’immense vague d’émotion qui s’en est ensuivie.
Quelle sera la suite de l’histoire ? Nul ne peut le dire encore, parce que l’avenir de Charlie Hebdo, s’il est assuré dans l’immédiat, demeure problématique à long terme. Il faudrait que le journal puisse reconstituer l’équipe de tête qu’il a perdue. Et puis il ne faut pas oublier qu’il était menacé de dépôt de bilan. Il ne faut pas sous-estimer non plus le caractère problématique de sa ligne directrice. J’en veux pour preuve ce que déclarait lui-même Wolinski en 2011, après l’incendie des locaux, consécutif à une provocation d’un numéro intitulé Charia Hebdo : « Je crois que nous sommes des inconscients et des imbéciles qui ont pris un risque inutile. C’est tout. On se sent invulnérable. Pendant des années, des dizaines d’années, on fait de la provocation et puis un jour la provocation se retourne contre nous. Il fallait pas le faire. »
Mais il y avait Charb le cabochard qui n’en démordait pas. Il n’y avait pas unanimité. Delfeil de Ton, dans le numéro spécial de L’Obs, rappelle que Cavanna déclarait en son temps qu’il se préférait « plutôt rouge que mort », c’est-à-dire plutôt sous l’emprise soviétique que sous la menace mortelle des fusées. Il faudrait revenir sur la complexité de ce bouillon de culture tourmenté. On exalte aujourd’hui l’esprit voltairien dont Charlie Hebdo perpétuerait la tradition. Je demande à voir. Plutôt, cela réclamerait un examen sérieux avec les nuances nécessaires. Il y avait des aspects que j’appréciais chez un Bernard Maris ou un Philippe Lançon, ce dernier heureusement survivant. Mais s’il s’agit de brandir comme modèle de référence une culture de la dérision qui côtoie le nihilisme, je m’insurgerais personnellement de la façon la plus vive. Autant je suis prêt à me battre pour la liberté de l’esprit, autant je professe que l’esprit nous provoque à d’autres exigences et à des audaces autrement fécondes !