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« CETTE ÉTRANGE MATIÈRE »

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Le livre que vient de publier M. Alfred Kastler (a) est un événement dans le monde intellectuel français : pour la première fois depuis bien longtemps, un physicien de notre pays nous fait part de sa réflexion philosophique1.

Certes nous avons eu et nous avons encore quelques physiciens philosophes (b). Mais, sauf Olivier Costa de Beauregard2, leur philosophie s’est toujours volontairement limitée à une réflexion sur la physique. M. Kastler, lui, nous dit aussi ce que sa connaissance éminente des lois de la matière lui suggère sur l’homme, sur sa destinée, sur le problème du mal, sur Dieu même.

Le fond du livre, sa matière première, est un résumé de la physique moderne (hors la physique des hautes énergies et la relativité), rédigé sous la forme du récit historique. M. Kastler prend la physique telle qu’elle était vers 1870, et raconte à grands jalons comment elle s’est développée jusqu’au « pompage optique », où lui-même et ses élèves se sont illustrés, jusqu’au laser et au maser.

Je ne connais guère d’autre livre où le lecteur non-physicien soit mis ainsi à même de comprendre les principales découvertes de ce dernier siècle en allant au fond, c’est-à-dire non seulement aux résultats, mais aux méthodes, au perpétuel remaniement de l’équipement intellectuel requis par le surgissement des problèmes. De ce point de vue, le livre de Kastler complète le chef-d’œuvre de Heisenberg, la Partie et le Tout, centré, on s’en souvient, sur la naissance de l’« interprétation de Copenhague »3.

Il s’éloigne cependant de la simplicité de Heisenberg en fournissant souvent les démonstrations mathématiques : ce n’est pas un livre sans équations, mais, comme il en avertit lui-même son lecteur, « on peut les sauter », et cependant comprendre.

Le titre, « Cette étrange matière », exprime en deux mots la grande découverte des physiciens du XXe siècle : à savoir que la matière se trouve désormais dépouillée de tous ses attributs traditionnels. On peut, jusqu’à une certaine limite définie par les inégalités de Heisenberg, prévoir comment elle se comportera. On ne peut plus l’imaginer. Si, en contradiction d’ailleurs avec la nature même de notre corps physique, nous nous trouvions rapetissés aux dimensions d’une particule, nous ne pourrions rien en percevoir. Elle ne serait ni visible ni palpable, car elle est à la fois deux choses inconciliables, une onde et un corpuscule, un « onduscule » dit M. Kastler, et elle produit des effets contradictoires, comme de franchir une enceinte sans la traverser (effet Josephson)4.

L’étrangeté apparaît peut-être encore mieux si l’on suppose que des objets de notre dimension se comportent comme une particule. On obtient alors la petite fable quantique de Michael Polanyi : « M. Brown avait un chien très obéissant. Chaque fois qu’il lui criait : « Tu viens ou non ? » le chien venait ou non. » « Venir ou non », dans cette fable, est un seul verbe, et non une alternative.

Mais, ainsi que je l’ai dit, M. Kastler ne se borne pas à raconter la physique quantique. Dans la dernière partie de son ouvrage, il livre les réflexions que ses connaissances inspirent.

D’abord, il démontre la faiblesse des spéculations de certains biologistes (Monod, Jacob) qui ont cru pouvoir trouver le principe d’une explication totale de la vie dans la physique actuelle. Comment est-ce possible ? Comment une physique farcie d’inconnaissable donnerait-elle de la vie une explication sans mystère ? « Le biologiste qui voudrait, de l’état actuel des connaissances en biologie, tirer des conséquences philosophiques, ressemble un peu trop au physicien d’avant l’année 1900 qui croyait sincèrement que la physique est une science achevée, que la matière ne recelait plus de mystère et qu’il ne restait qu’à ajuster des points de détail » (il s’agit de Lord Kelvin).

M. Kastler se demande aussi comment ces biologistes croient pouvoir exclure des phénomènes vivants l’idée de finalité, quand, en physique même, certains principes fondamentaux ont toutes les apparences d’un calcul. En particulier le principe d’exclusion de Pauli : « Toute la structure de l’univers repose sur ce principe. Est-ce un principe de causalité ou de finalité ? Bien malin, ou trop sûr de ses catégories de pensée, celui qui le dira ! »

Autre réflexion, capitale, de M. Kastler, sur la formidable improbabilité de la vie. Il cite ici M. André Lwoff : « L’apparition de la vie sur notre planète est le résultat d’une suite d’événements hautement improbables. Un tel enchaînement a bien peu de chances de se produire une deuxième fois. » Réponse de M. Kastler : « Si l’avènement de la vie est si hautement improbable que la chance pour qu’il se manifeste ailleurs dans l’univers est nulle, la chance est également nulle pour qu’elle se soit produite sur notre planète. Autrement dit il n’y a aucun espoir d’expliquer l’avènement de la vie et son évolution par le jeu des seules forces du hasard. D’autres forces sont à l’œuvre. »

Ces forces, quelles sont-elles ? Pour M. Kastler, l’univers vivant est un « immense conflit de finalités » ayant pour théâtre l’univers physique tout entier, ce qui, dit-il en substance, pose d’immenses problèmes théologiques5.

J’essaierai, dans un autre article, d’examiner ces problèmes sans trop sortir du champ de la science On verra combien c’est difficile, et combien, par conséquent, la science tend à nourrir le type même de méditation que le XIXe siècle croyait avoir aboli.

Aimé MICHEL

(a) Alfred Kastler, Prix Nobel de Physique : Cette étrange matière (Stock, 1976).

(b) Comme Louis de Broglie, Léon Brillouin, Jean Perrin.

(*) Chronique n° 252 parue dans France Catholique-Ecclesia – N° 1 542 – 2 juillet 1976


Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 18 février 2013

  1. Alfred Kastler (1902-1984), né à Guebwiller d’une famille alsacienne, entre à l’École normale supérieure (ENS) de Paris, en 1921. Après quelques années dans l’enseignement secondaire, il devient assistant à l’université de Bordeaux. Il soutient sa thèse en 1936 et est promu maître de conférences à l’université de Clermont-Ferrand, puis, en 1938, professeur à l’université de Bordeaux. En 1941, Georges Bruhat l’engage dans son laboratoire de physique de l’ENS. En 1949, il publie en collaboration avec Jean Brossel, le principe d’une méthode optique de détection de la résonance magnétique des états excités d’atomes. En 1952, ils vérifient expérimentalement que les atomes se distribuent comme prévu entre différents niveaux d’énergie, puis, l’année suivante, la résonance magnétique.

    La méthode dite du « pompage optique » a pour effet, en irradiant des atomes par une onde électromagnétique (radio ou lumineuse) de fréquence appropriée, de modifier le nombre d’atomes dans différents niveaux d’énergie. Elle permet d’étudier la structure interne des atomes. Surtout, le pompage optique a permis la réalisation pratique des lasers qui sont des sources de lumière dont les ondes sont synchrones (alors que dans la lumière émise par une lampe elles ne le sont pas).

    En 1966, ses travaux lui valent d’obtenir le prix Nobel de physique pour « la découverte et le développement de méthodes optiques dans l’étude des résonances hertziennes des atomes ».

  2. Olivier Costa de Beauregard (1911-2007), docteur en physique et collaborateur de Louis de Broglie, s’est toujours beaucoup intéressé à la philosophie. Il s’en est expliqué dans une série d’entretiens avec Emile Noël et Michel Cazenave diffusés sur France-Culture en 1977 et 1978 et publiés quelques années plus tard dans le livre La physique moderne et les pouvoirs de l’esprit (Radio-France et Le Hameau éditeur, Paris, 1981).

    « Il est vrai que je m’adonne (…) à la philosophie des sciences, et que je suis reconnu comme tel par la Société Française de Philosophie, — de même qu’à l’étranger. Comment est-ce arrivé ? Au fond, si on veut remonter très loin, c’est parce que, déjà avant mon bac, je lisais des livres de philosophie des sciences, Henri Poincaré par exemple, ou Emile Borel. Après, il m’est arrivé de lire Duhem ou Meyerson, et c’est comme cela que je me suis habitué à la façon de penser des philosophes des sciences. (…) J’ai des amis chez les philosophes des sciences, mais il me semble que parfois, ils s’écartent un peu trop de la pratique de la science. Je trouve, quant à moi, que la bonne philosophie des sciences est souvent celle que bâtissent ceux qui pratiquent la science eux-mêmes, ou qui l’ont pratiquée. (…) Au fond, c’est vrai que je considère que les problèmes les plus fondamentaux seraient les problèmes métaphysiques. Seulement, j’en ai toujours eu en même temps une certaine défiance. Je pensais : les métaphysiciens sont très intéressants, les théologiens m’intéressent aussi – seulement j’ai l’impression que leurs bases ne sont pas toujours tellement sûres. C’est pour cette raison-là, pour être sûr d’avoir des bases beaucoup plus solides, que j’ai décidé de faire de la physique. Mais enfin, ce n’était pas sans avoir l’impression que, malgré tout, les problèmes métaphysiques seraient en eux-mêmes plus importants. C’est de cette manière qu’en fin de compte, j’aime mieux faire d’abord de la physique, et ne passer qu’ensuite à la métaphysique. »

  3. Sur ce livre classique, la Partie et le Tout, voir la chronique n° 119, Heisenberg ou le non-représentable, mise en ligne le 19.06.2010.
  4. Sur Brian Josephson et son effet, voir la chronique n° 161, L’effet Josephson – Ce qui est inconcevable n’est pas nécessairement faux, mise en ligne le 12.11.2012.
  5. Aimé Michel a évidemment fort apprécié qu’Alfred Kastler soutienne des idées très proches de celles qu’il n’a cessé de défendre dans ses chroniques (on pourra en juger en comparant les idées de Kastler résumées dans la chronique et ci-dessous avec celles de Michel telles qu’elles s’expriment par exemple dans sa critique de Jacques Monod dans la chronique n° 33, Un biologiste imprudent en physique, 25.01.10). Il est frappant de voir le physicien Kastler s’opposer aussi clairement aux biologistes Lwoff, Monod et Jacob, qui avaient eux aussi obtenu le prix Nobel un an avant lui. Cette controverse au sommet n’est sans doute que secondairement liée aux différences de personnalité des protagonistes ; elle provient bien davantage des façons de penser différentes des physiciens et des biologistes et des conceptions du monde distinctes qui naissent de leur pratique professionnelle. Il vaut donc la peine de regarder de plus près les arguments d’Alfred Kastler tels qu’il les présente dans les vingt dernières pages de son livre, intitulées « Physique et biologie » et « Le conflit des finalités ».

    1/ Ce qui frappe le physicien lorsqu’il aborde le domaine de la vie, dit Kastler en accord avec les biologistes, c’est l’ordre remarquable des phénomènes biologiques dans leur structure spatiale et leur évolution temporelle, ordre qui les distingue des phénomènes physiques. Or il existe deux manières de créer de l’ordre en physique. La première consiste à abaisser la température (les liquides cristallisent, l’hélium devient superfluide, la supraconductivité apparaît) ce qui réduit les mouvements désordonnés d’agitation thermique ; le seconde apparaît dans un système à température élevée et résulte d’un équilibre dynamique entre un système et un milieu extérieur avec lequel il se trouve en échange permanent (le laser en est un exemple). Clairement, un être vivant ne relève pas de l’ordre statique des cristaux mais de l’ordre dynamique des systèmes dissipatifs.

    2/ Le biologiste moléculaire, poursuit Kastler, a obtenu des résultats essentiels en empruntant au physicien et au chimiste les modèles corpusculaires de la matière. Les molécules qu’il analyse (ADN, protéines etc.) conservent pour lui des propriétés analogues à celles des modèles macroscopiques par lesquels il les représente. L’emploi de ces modèles l’a conduit vers d’incontestables succès. Mais ces modèles corpusculaires ont leur limite car ils ignorent l’autre aspect de la réalité physique à l’échelle atomique, la nature ondulatoire de la matière. Or le physicien n’est arrivé à comprendre les états ordonnées (statiques et dynamiques) qu’en faisant appel au modèle ondulatoire, c’est-à-dire à la physique quantique. « La nature ondulatoire de la matière jouerait-elle de même un rôle dans l’établissement de l’ordre biologique ?, s’interroge Kastler. Je ne saurais répondre à cette question, mais je pense qu’elle mérite d’être posée. L’analogie – peut-être purement formelle – entre l’évolution d’un être vivant et le comportement d’un système physique à structure dissipative nous incite à la poser. » (Ici se place la remarque citée par Aimé Michel sur « Le biologiste qui voudrait, de l’état actuel des connaissances en biologie… » qui vient à point nommer soutenir le postulat d’ignorance sur lequel nombre des présentes chroniques sont fondées).

    3/ Tout biologiste actuellement en activité a été éduqué dans la critique sans appel du concept de « finalité », tenu pour absurde et ridicule et ne méritant qu’opprobre et zéro pointé (non sans bonnes raisons bien entendu mais là n’est pas la question). Quand Kastler écrit dit qu’il est « amusé » par l’infinie précaution que prennent Lwoff et Monod à ne pas employer le mot de « finalité » et à lui substituer « téléonomie », « téléologie », « projet », « programme », il devient donc inconvenant. « J’avoue mal comprendre le scientifique qui déifie le “principe de causalité” et rejette aux enfers le “principe de finalité”. L’un et l’autre sont des concepts métaphysiques, des constructions de l’esprit humain que celui-ci surimprime à l’observation de la nature. C’est l’observation patiente des faits qui nous suggère l’un et l’autre principe ». La loi causale s’est dégagée peu à peu de l’observation des faits (la pierre qui tombe impose l’idée d’une « cause » le champ de pesanteur etc.). Pourtant, en microphysique, le physicien a constaté « avec quelque surprise, qu’en réalisant les mêmes conditions initiales il n’observe pas toujours les mêmes effets, et qu’à une loi causale il doit substituer une loi de probabilité. » Il devient franchement choquant lorsqu’il poursuit : « Pourquoi l’esprit humain se comporterait-il autrement en observant d’autres types de phénomènes ? Si l’observation patiente des faits biologiques impose à l’esprit l’idée qu’un organe d’un être vivant – son œil ou son estomac – est là pour accomplir une fonction, pour servir une fin, pourquoi rejeter cette idée et refuser de parler de finalité ? (…) Au fond, j’irai même jusqu’à dire qu’il n’est pas irrationnel de reconnaître l’existence d’un “projet” ou d’un “programme” dans les faits du monde physique inanimé. » Ici Kastler cite le principe d’exclusion de Pauli (voir note 2 de la chronique mise en ligne la semaine dernière) et pose en conclusion la surprenante question citée par Aimé Michel « Est-ce un principe de causalité ou de finalité ? ».

    4/ Dans le dernier chapitre de son livre, Kastler admet « par simple objectivité scientifique » que l’existence d’une finalité dans l’univers est une donnée de fait. Par contre, il doute que cette finalité soit unique et centrée sur l’homme. « Il y a visiblement dans l’univers une pluralité de finalités, la finalité unique qui les englobe toutes, si elle existe, nous restant cachée. Si nous nous en tenons au visible, donc, nous devons nous en tenir aussi à la pluralité ; et qui dit pluralité dit conflit. » Or le conflit est le mode d’être normal des êtres vivants qui s’entre-dévorent. Alors avec Albert Schweitzer il se demande comment concilier le Dieu créateur d’une nature qui nie tout ce que nous considérons comme moral avec le Dieu d’amour ? Il reconnaît dans la nature un principe de prodigalité, voire de gaspillage (des millions de glands pour un seul chêne, des millions de spermatozoïdes pour une seule fécondation). Au nom de ce principe et de l’universalité des lois de la physique, il estime que « des êtres vivants comparables à l’homme » sont répandus à profusion dans l’univers ; « dès lors, quel argument reste-t-il pour nier que l’espèce humaine soit dans son coin d’espace le gland destiné à pourrir ? » Le dérèglement climatique par le CO2, la pollution des mers par les hydrocarbures et les dangers de l’énergie nucléaire sont autant d’exemples de conflits de finalité, « l’écrasement de mille formes de vie par une seule ». Alors, l’humanité sera-t-elle l’un des nombreux glands destinés à pourrir ou l’un des rares à prendre racine ?