Pourquoi vouloir démontrer l’existence de Dieu ? Ne suffit-il pas de croire en Lui ?
Parce que tout le monde n’a pas la foi spontanément et que, justement, l’existence de Dieu fait partie de ces vérités accessibles à la raison sans l’aide de la foi. Or, découvrir cette vérité peut évidemment disposer à écouter la voix de la Révélation. Cette affirmation prend à rebrousse-poil l’esprit du temps, qui est persuadé que la croyance en Dieu relève uniquement du sentiment – c’est ce qu’on appelle le « fidéisme ». Idée très répandue chez les « philosophes de plateau »… et chez la plupart des catholiques ! Or, cette idée est à la fois philosophiquement fausse et catholiquement hétérodoxe.
Pourquoi ?
Théologiquement, d’abord, il faut bien voir que l’Écriture sainte, la Tradition et le Magistère des papes s’opposent au fidéisme. Les choses visibles nous révèlent les choses invisibles, et la puissance de Dieu : c’est bien ce que dit saint Paul dans son Épître aux Romains (1, 20). Il y a dans la Création tout ce qu’il faut pour comprendre qu’il y a, à cette Création, une cause invisible et toute-puissante : sa contemplation conduit naturellement à inférer l’existence du Créateur. Je pourrais aussi renvoyer au Livre de la Sagesse (13, 1) qui dit que les insensés ne se rendent pas compte, alors que c’est évident, que le monde a été créé et qu’il n’y a pas d’effet sans cause. Dès le début, les idées qui ont cours aujourd’hui ont donc été réfutées par l’Écriture. Pour fixer les esprits, je citerai aussi la Constitution dogmatique Dei Filius (1870) : « Si quelqu’un dit que le Dieu unique et véritable, notre Créateur et Seigneur, ne peut être connu avec certitude par ses œuvres grâce à la lumière naturelle de la raison humaine, qu’il soit anathème. »
Si l’on en vient à la foi en Jésus-Christ, il faut rappeler là aussi que l’argumentation n’est pas hors de propos. C’est saint Pierre qui nous le dit : « Soyez toujours prêts à défendre l’espérance qui est en vous » (IP3, 16). Il utilise le mot apologia, c’est-à-dire « la défense rationnelle », argumentée, comme celle à laquelle on procède dans un tribunal. Faire de l’apologétique, c’est suivre cette instruction de saint Pierre.
Mais pourquoi n’y a-t-il pas contradiction entre la foi et la raison ?
Tout simplement parce que Dieu a créé la raison. Ce à quoi nous mène la raison ne peut pas être contradictoire avec ce qu’il nous révèle ou nous a révélé par des voies plus directes : son incarnation, son enseignement, ses miracles, les apparitions… Dès lors, il est logique que la foi et la raison s’harmonisent et se complètent. Ce ne sont pas deux domaines étanches. La schizophrénie entre le cœur et la raison est fréquente chez les catholiques, mais c’est une erreur, qui provient sans doute d’une conception rabougrie de ce qu’est la raison.
L’apologétique a donc fleuri sur le fondement des Écritures. Comment s’est-elle ensuite épanouie ?
Les Pères de l’Église – saint Justin, saint Augustin… –, puis les docteurs et les théologiens – saint Anselme, saint Thomas d’Aquin… –, se sont attachés à démontrer rationnellement qu’il existait un créateur – c’est ce qu’on appelle la théologie naturelle – et que la Révélation était crédible : non seulement que Jésus-Christ a bien existé, mais que sa Résurrection est un fait historique et donc qu’il est bien Dieu incarné. C’est cela le chemin de l’apologétique : montrer que les articles de la Révélation ne sont pas contraires à la logique et, mieux encore, qu’ils sont plus probablement vrais que faux. Bref, que la Révélation est crédible.
Mais tout cela semble avoir été aujourd’hui balayé…
Avec l’émergence de la science moderne, au XVIIe siècle, bon nombre de philosophes, impressionnés par son extraordinaire réussite, ont fini par se dire qu’il n’y avait pas d’autres formes de rationalité que la science physique mathématisée. Le regard que l’on portait sur la métaphysique, c’est-à-dire la philosophie qui s’intéresse aux causes premières, a changé : n’apparaissant plus rationnelle selon les nouveaux « canons » scientifiques, elle a été déconsidérée. Dès lors, la raison a perdu ses droits dans le domaine religieux. Et comme la science ne s’intéresse pas aux questions métaphysiques, on en a conclu – abusivement – qu’on ne pouvait plus accéder aux choses métaphysiques que par la foi, mais une foi réduite au sentiment, une foi qui ne serait plus un acte de l’intelligence mais une simple pulsion affective. « Dieu sensible au cœur, non à la raison », selon la formule de Pascal. Idée qui fut reprise et magnifiée par le célèbre philosophe allemand Emmanuel Kant à la fin du XVIIIe siècle. Cette disqualification de la raison dans le domaine religieux a donné naissance au fidéisme.
L’Église a pourtant résisté à cet abandon de la raison…
Oui, tout au long du XIXe siècle ! En 1879, Léon XIII a publié une encyclique sur la philosophie chrétienne, Aeterni Patris, qui recommande l’étude de saint Thomas d’Aquin « et d’autres princes de la scolastique », pour lutter contre le kantisme. Mais il faut bien reconnaître que toute velléité de résistance à cette dérive fidéiste a sombré au tournant des années 1960 : on a finalement admis, jusque dans les séminaires, que la métaphysique était à ranger parmi les accessoires démodés, comme les surplis et la tiare. Bon nombre de fidèles et de clercs, pour ne pas dire la plupart, ont admis la dichotomie entre la science, au sens moderne du mot, et la foi, qui ne relèverait pas d’une démarche rationnelle… L’apologétique est tombée en désuétude.
Cela peut-il changer ?
Bonne nouvelle : c’est déjà en train de changer ! Et, par une de ces facéties de l’histoire, sous l’effet de notre américanisation… Car on le sait peu mais, aux États-Unis et dans la sphère anglo-saxonne, la révolution philosophique kantienne n’a pas eu lieu. La métaphysique a même connu une véritable renaissance dans les années 1960, au moment où les intellectuels catholiques la mettaient au rebut en Europe ! Ce renouveau est venu surtout des milieux protestants, ce qui est assez étonnant, car le protestantisme était, depuis son émergence, plutôt fidéiste alors que les catholiques se voulaient amis de la raison, malgré leurs infidélités… Ce qui prouve aussi que Dieu a de l’humour ! Il y a donc, aux États-Unis et dans les pays anglo-saxons, des départements de « philosophie de la religion » dans les universités, ce qui serait impensable en France, et toute une production intellectuelle qui a renouvelé l’apologétique, notamment la théologie naturelle qui traite des preuves de l’existence de Dieu. Ces travaux arrivent désormais en Europe. De jeunes chercheurs commencent à s’y intéresser, même si l’apologétique reste assez mal vue des autorités ecclésiastiques.
N’y a-t-il pas aussi une demande des jeunes générations qui souhaitent mieux comprendre leur foi ?
Il y a en effet une demande et une nécessité : une demande des fidèles qui posent des questions de base à leurs prêtres, qui doivent être formés à leur répondre. Car il faut bien comprendre que toute une éducation est à refaire. On a beau dire, notre monde n’est plus chrétien, ses repères ne le sont plus et, quand ils subsistent, on n’en comprend plus le sens. Du coup, quand les jeunes s’intéressent au christianisme – et il y en a ! – ils posent des questions de base : « Est-ce que Jésus a vraiment existé ? Est-ce qu’il a vraiment dit qu’il était Dieu ? Qu’est-ce qui le prouve ? », etc. À ces questions radicales, on ne peut pas seulement répondre : « Il faut y croire… Écoute ton cœur… » Il faut y répondre par la raison, comme le recommandent saint Pierre et saint Paul ! On ne peut pas invoquer seulement le sentiment, il faut apporter des arguments. On retrouve les démarches des commencements, quand il fallait bien expliquer aux gens ce que l’on croit et pourquoi l’on y croit. Ce qui suppose que les prêtres y soient formés. Je constate chez beaucoup d’entre eux une soif d’apologétique, c’est bon signe. Il faut d’ailleurs noter que le catéchisme n’a jamais cessé de proclamer cette nécessité de formation.
Diriez-vous que les résultats de la science (le Big Bang…) peuvent servir à l’apologétique ?
En toute rigueur, les preuves de l’existence de Dieu relèvent de la philosophie, non de la science physique mathématisée. Simple question de division du travail. Depuis Galilée, la science s’occupe du fonctionnement de la réalité matérielle, pas de son origine. Le Catéchisme affirme d’ailleurs (§31) que les preuves de l’existence de Dieu « ne relèvent pas des preuves que cherchent les sciences naturelles ».
Cela dit, l’étanchéité n’est pas parfaite : on peut par exemple utiliser certains résultats de la science à l’intérieur de raisonnements philosophiques proprement dit. Le Big Bang, à lui seul, ne prouve pas l’existence de Dieu, mais il rend probable l’idée que l’Univers physique ait eu un début radical. Or, ce début radical, s’il a bien existé, ne peut pas laisser le philosophe indifférent. C’est un peu comme si la science rencontrait, en creux, sans pouvoir en dire quoi que ce soit, les réalités dont la philosophie s’occupe. Mais il faut être prudent et ne pas tout faire reposer là-dessus, car les théories scientifiques peuvent évoluer. La philosophie doit donc garder la main !
Il ne faut pas récuser la raison. Mais il ne faut pas récuser non plus la foi…
Bien sûr ! La raison nourrit la foi, mais elle n’est pas encore la foi. L’une et l’autre sont distinctes. La Foi avec un grand « F », la Foi qui sauve, ne relève pas de la démarche purement démonstrative mais du choix libre et de la charité. Soyons clairs : l’apologétique ne donne pas la Foi théologale. Elle dispose, elle lève des obstacles, mais elle ne fait pas le saut à notre place. L’acte de foi a sa légitimité propre, qui est d’adhérer de tout son cœur à ce que l’on pense être vrai. La preuve que la raison ne suffit pas c’est que, comme dit saint Jacques : « Les démons aussi croient, mais ils tremblent » (2, 19). Ils voient clair, ils savent, mais ils n’ont pas la foi. Il y a donc deux excès : dire que la raison ne sert à rien ; dire que la raison donne la foi.
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Et si c’était vrai ? La foi chrétienne à la loupe, Frédéric Guillaud, éd. Marie de Nazareth, mars 2023, 288 p., 22 €.