Chaque été depuis 2006, j’ai eu le privilège de passer trois semaines et demie à Cracovie, en Pologne, pour participer au séminaire Tertio Millenio sur la Libre Société. Ce séminaire regroupe des participants -essentiellement des diplômés d’université des Etats Unis, du Canada, de Pologne et d’Europe de l’est – qui ont une profonde connaissance de l’enseignement social de l’Église.
Le séminaire s’est réuni pour la première fois en 1992, à une époque très différente, et dans un monde très différent d’aujourd’hui. La faculté a changé avec les années, comme on pouvait s’y attendre, bien que George Weigel et Russ Hittinger présentent toujours la programmation. Elles ont aussi changé, les questions qui pèsent le plus sur les esprits des étudiants qui nous rejoignent.
Les défis posés par les conséquences immédiates de la chute du communisme en Europe ont laissé place au cours des décennies à d’autres problèmes pressants : depuis le laïcisme croissant et les questions religieuses sur la liberté, jusqu’à la crise économique et la résurgence des nationalismes, et jusqu’aux questions de migration, d’écologie et les fondements de la démocratie libérale.
Le séminaire continue à s’adresser, à un degré ou un autre, à la doctrine sociale entière de l’Église depuis Léon XIII jusqu’à François. Cependant, après toutes ces années, le document central autour duquel les discussions du séminaire tournent est toujours l’encyclique de Jean Paul II de 1991, Centesimus annus. Pourquoi, trente ans après sa publication, ce document est-il toujours central ?
Une des raisons qui fait que Centesimus annus garde une place de choix a quelque chose à voir avec l’histoire. Les jeunes polonais, par exemple, en savent souvent moins sur les évènements qui ont conduit aux révolutions de 1989, qu’ils n’en savent (du moins partiellement) sur la promesse non tenue de liberté qui a suivi. Centesimus annus joue le rôle d’une espèce de pont entre l’expérience de l’Église des idéologies totalitaires du 20° siècle, et maintenant. C’est un point souligné par les études de Cracovie.
Plus qu’un pont historique, l’analyse que fait le pape Jean Paul II des idéologies du socialisme aussi bien que du libéralisme, relie les fondations théologiques et philosophiques de la doctrine sociale de l’Église – dans l’encyclique de Léon XIII Rerum Novarum – aux défis idéologiques de notre propre siècle.
La critique de Jean Paul II du socialisme est bien connue. Son expérience de la vie sous le régime totalitaire de sa Pologne natale, son soutien au mouvement « Solidarité » – et même l’attentat raté contre lui en 1981 – devraient dissiper toute idée de critique purement académique de sa part.
Mais la façon dont il a traité le socialisme ne consistait pas non plus (pour employer une expression américaine) à « brandir les poms-poms » après la chute du communisme. Son souci concernait la façon dont l’idéologie déforme notre compréhension de la personne humaine et en conséquence, la société humaine elle-même.
« L’erreur fondamentale du socialisme », écrivait le pape Jean Paul II, « est par nature anthropologique. » En réduisant la personne humaine à un rouage dans une machine, une simple molécule de la société, le socialisme occulte la personne comme « sujet de décision morale…le sujet même dont les décisions construisent l’ordre moral. »
Le résultat de tout cela n’a pas seulement été l’élimination du sens de la destinée transcendante de toute personne, mais aussi du sens de la vraie nature de la société humaine, dans toute sa richesse et sa complexité – ce que Jean Paul II appelait « la subjectivité de la société ».
La cause principale de « l’erreur anthropologique » du socialisme, selon le pape polonais, était l’athéisme. Une vision athée de la société – c’est à dire une vision purement matérialiste – conduit inexorablement à une compréhension faussée de la personne humaine, à la destruction des sources sociales de la solidarité, et à l’atomisation et la panne sociale.
Si la critique que faisait Jean Paul II de l’inhumanité du socialisme était sans pitié, ceux qui vantaient les avantages matériels du capitalisme étaient eux aussi mis en garde.
Une société riche et consommatrice, prévenait le pape, suivra une trajectoire semblable au socialisme, précisément parce qu’elle fait une erreur presque identique à propos de la nature humaine. « Dans la mesure où (la société prospère) dénie existence autonome et valeur à la loi, à la culture et à la religion, elle est d’accord avec le marxisme en ce sens qu’elle réduit totalement l’homme à la sphère de l’économie et à la satisfaction de ses besoins matériels. » Une vision matérialiste de la société conduit à une fausse compréhension de la personne humaine, à la destruction des sources sociales de la solidarité, et à l’atomisation et la panne sociale.
Les avertissements menaçants du pape Jean Paul s’appliquaient non seulement à la sphère économique, mais aussi à la sphère politique : « Comme le démontre l’histoire » écrivait-il, « une démocratie sans valeurs tourne facilement à un totalitarisme avoué ou finement déguisé. »
Cela vaut la peine de noter que la critique de Jean Paul Ii trouve un écho dans Caritas in Veritatæ de Benoit XVI, qui dénonce la réduction de la société à une fonction de forces de l’état et du marché : « Le modèle exclusivement binaire de marché-plus-état est corrosif de la société, tandis que les formes économiques basées sur la solidarité, trouvent leur place naturelle dans la société civile sans n’être réduites qu’à cela et construisent la société.
Cette connexion entre l’anthropologie matérialiste et la dissolution sociale transparait aussi dans le Laudato Si du pape François : « Nous ne devrons pas être étonnés de trouver, en conjonction avec le paradigme technocratique omniprésent et le culte illimité de la puissance humaine, l’émergence d’un relativisme qui voit tout comme hors de propos à moins que cela ne serve les intérêts propres et immédiats de la personne.
Quiconque s’intéresse aux débats aujourd’hui les plus fortement contestés – à propos de la viabilité du libéralisme (ou Libéralisme), du rôle du « capital woke », du retour de l’intérêt pour le socialisme, surtout parmi les jeunes, ou de la montée de l’Intégrisme, etc… – tirera profit d’une lecture attentive (ou d’une relecture) de Centesimus Annus. Ce texte a une qualité prophétique qui dure toujours.
Une chose que Centesimus Annus ne fait pas, c’est de fournir des solutions toutes faites aux problèmes de maintenant. Le travail de construction d’une société digne du nom de « libre » est une tâche morale , mais pas une tâche abstraite :
L’Église n’a pas de modèles à présenter ; les modèles qui sont réels et vraiment efficaces ne peuvent que surgir à l’intérieur de la structure des différentes situations historiques, à travers les efforts de tous ceux qui font face avec responsabilité aux problèmes concrets dans tous leurs aspects sociaux, économiques, politiques et culturels, tandis qu’ils agissent les uns sur les autres.
Dans ce travail, l’Eglise offre des conseils sûrs. Centesimus annus, il y a trente ans, demeure un guide inestimable.