Le philosophe américain Mortimer Adler, un des fondateurs de la méthode des Grands Livres, et récemment converti au catholicisme, commence son précieux recueil des « Grandes Idées » avec un article sur les « Anges ».
Comme son recueil se présente par ordre alphabétique, il n’est pas surprenant que les anges s’y trouvent au début. Cependant, je trouve que cet emplacement a un certain sens providentiel. Comme le remarque Adler dans son commentaire, la question des anges a pas mal exercé les méninges des intellectuels du moyen âge. Par contre, dans les temps modernes, les anges sont considérés comme une pure invention d’une multitude crédule et habituellement chrétienne.
Récemment, j’ai lu un autre texte d’un écrivain scientifique qui se lamentait sur l’échec évident des Etats-Unis dans le domaine des sciences de l’éducation, et notait, sarcastique, que la seule chose à laquelle l’Amérique était capable de conduire le monde, était à « croire aux anges ». Ajouté au cliché éculé selon lequel les gens du Moyen Âge étaient obsédés par la question de savoir combien d’anges pouvaient danser sur une tête d’épingle, ceci montre la gamme des idées modernes qui courent sur les anges. La discussion critique typique à propos des anges, comme à propos de Dieu, trahit généralement une totale incompréhension de leurs natures.
Le but d’Adler, par son catéchisme de la pensée occidentale était de retrouver la grandeur du développement intellectuel de l’Occident sur plus de 3000 ans. Sa position particulière est que, contrairement aux préjugés modernes, la réflexion récente n’a pas totalement éclipsé la luminosité de l’esprit gréco-romain et judéo-chrétien. A ce point de vue là, il semble donc approprié qu’une question aussi ancienne — la question des anges — prenne la première place dans un ouvrage sur la grandeur de la mémoire retrouvée. Car les anges représentent cette chose qui est le plus étranger à la pensée moderne et scientifique : La réalité au-delà de la matière.
Si nous avons du mal à croire même à notre propre âme immatérielle (unie à nos corps physiques) il est évident que l’idée de personnes entièrement immatérielles est incompréhensible. Les critiques modernes des anges semblent les envisager le plus souvent de la même manière que, de façon erronée, ils envisagent Dieu : une silhouette plus ou moins matérielle, fantomatique, « quelque part là bas ».
On déclare alors que la science n’a aucune preuve de l’existence de tels êtres. La bonne réponse est que ces êtres vaguement matériels n’ont rien à voir avec ce que les philosophes et les théologiens de l’Eglise ont en tête.
Non. L’existence des anges (et de Dieu) est encore plus difficile à saisir pour l’esprit humain, parce qu’ils ne représentent en rien une quelconque espèce vivante non encore découverte, mais sont plutôt les éléments d’un domaine totalement oublié de la réalité, inaccessibles à l’aide d’instruments de pointe, ni même par des techniques exotiques du New Age. Par contre, on pénètre dans ce domaine en ouvrant simplement les yeux de notre bon sens sur ce qui nous entoure — c’est-à-dire le royaume des choses vraies, non pas réduites à certains de leurs aspects ou assignées à leur utilisation relative, mais qui existent simplement par leur essence même.
Les anges reflètent peut-être ce qui est le plus incompréhensible pour l’esprit moderne : la pure intelligence, quelque chose qui n’est pas de la matière, mais qui est vraiment, est libre, et existe non pas pour combler un besoin de la chair, mais pour servir l’Absolu.
Les anges habitent le royaume le plus renié par l’esprit moderne, je veux dire le royaume de la raison et de l’intelligence à l’extérieur du cerveau humain. C’est le domaine qui précède la matière et, en fait, s’il est reconnu, contredit le mensonge du matérialisme.
C’est aussi le domaine constitutif de l’architecture morale que renie le relativisme séculier moderne. Si, après tout, il est possible qu’existent des êtres véritables qui ne soient pas faits de chair et d’os, alors, il y a une réalité qui ne peut pas être conformée à nos désirs, ni modifiée par des moyens physiques.
Quand nous pensons aux anges, nous réalisons que le vieux monde était plus sage que le nôtre, car il reconnaissait une réalité plus forte et plus profonde que celle que nous voyons couramment à travers les lentilles du simple empirisme et du relativisme.
Tout récemment, le cardinal Timothy Dolan a prié en un lieu notoirement public pour que nos politiciens se souviennent des fondements de notre pays, basés sur la « Nature et la Nature de Dieu ». En politique, comme dans les habitudes sociales et individuelles, nous avons bel et bien cessé de reconnaître l’existence de ce domaine de natures intelligibles et rationnelles.
Nous imaginons que les institutions fondées sur la nature et la génération peuvent s’étendre jusqu’à inclure, selon la phrase de Benjamin Wilker, « l’union infinie des choses ». Nous refusons les droits les plus fondamentaux à ces vies que nous considérons encombrantes et gênantes, les redéfinissons comme de la simple matière, et leur dénions toute dignité.
Nous chargeons les théories scientifiques d’un poids qu’elles ne peuvent légitimement porter, et déclarons que l’homme n’est que de la viande très évoluée. En d’autres termes, la conséquence involontaire d’avoir abandonné un monde où la nature angélique avait du sens, a été d’accepter un monde dans lequel la nature humaine n’a pas non plus de sens.
En cette fête des Anges gardiens, nous ferions bien non seulement de nous souvenir de ce domaine de réalité, de natures et d’intelligences qui nous dépasse et est en même temps intimement associé à chacun de nous, mais aussi, si possible, de le prendre au sérieux dans la pensée intellectuelle, sociale et politique. En oubliant les anges, nous avons oublié quelque chose d’encore plus proche, nous avons oublié l’homme.
Michael Baruzzini est un écrivain et éditeur scientifique indépendant qui écrit pour des publications catholiques et scientifiques. Il a aussi créé catholicscience.com.
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2012/feasting-with-angels.html
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Tableau : Abraham et les trois anges, par Marc Chagall, 1966.