L’ECLJ est extrêmement préoccupé par la décision rendue aujourd’hui par la quatrième section de la Cour européenne des droits de l’homme et souhaite que ces affaires soient renvoyées devant la Grande Chambre.
La CEDH a jugé aujourd’hui que le Royaume-Uni n’a pas violé la Convention européenne des droits de l’homme dans trois des quatre affaires de Nadia Eweida, Shirley Chaplin, Lillian Ladele et Gary McFarlane contre le Royaume-Uni, en ce qui concerne le droit de chrétiens à ne pas être discriminés dans leur travail en raison de leur conscience et religion (affaires nos. 48420/10, 59842/10, 51671/10 et 36516/10).
Dans ces quatre cas, les employés chrétiens de différentes confessions ont été sanctionnés par leur employeur, et ont même perdu leur emploi, pour avoir agi selon leur foi et leur conscience : en portant une chaînette avec une petite croix autour du cou (cas de Mmes Eweida et Chaplin), et en refusant d’enregistrer les partenariats civils pour homosexuels (cas de Mme Ladele). Dans le cas de M. McFarlane, conseiller conjugal, ce dernier a été licencié après avoir partagé avec ses supérieurs ses doutes quant à sa capacité personnelle à conseiller les couples de même sexe (résumé des faits des affaires ci-dessous).
La Cour n’a constaté qu’une seule violation dans le cas de Mme Eweida parce que d’autres employés de confessions différentes ont été autorisés à porter des signes religieux. L’ECLJ se félicite de cette décision favorable à Mme Eweida.
Cependant, dans les cas de Mme Chaplin, Mme Ladele et M. McFarlane, la Cour a conclu à l’absence de violation de leur liberté de conscience et de religion. La CEDH s’est contenté d’invoquer la «marge d’appréciation» de l’Etat pour justifier ses décisions, estimant qu’il n’était pas disproportionné de licencier un employé parce que 1 / elle refuse d’enlever sa petite croix (cas de Shirley Chaplin), 2 / elle refuse d’accepter la nouvelle obligation professionnelle de célébrer des partenariats civils entre personnes de même sexe (cas de Lillian Ladele), 3 / il a partagé avec ses supérieurs ses doutes quant à sa capacité à conseiller des couples de même sexe. (Cas de Gary McFarlane)
Il convient de rappeler que Shirley Chaplin a porté sa croix autour de son cou pendant des années sur son lieu de travail sans qu’aucun problème ne se pose, et que Gary McFarlane a seulement fait part à ses supérieurs de ses problèmes de conscience quant à sa capacité à conseiller des couples de même sexe en tant que thérapeute de couple. En ce qui concerne Lillian Ladele, elle travaillait à l’état civil de la commune de Islington bien avant que la loi introduisant un partenariat civil pour homosexuel n’entre en application au Royaume-Uni. Par conséquent, elle n’a jamais accepté de prendre cette responsabilité : elle aurait facilement pu être affectée à un autre poste de travail. Elle a été dénoncée par des collègues homosexuels.
Le plus inacceptable dans cette décision est que la majorité de la Section a estimé que le licenciement des employés était légitime et surtout proportionné à la volonté d’appliquer « les politiques d’égalité et de diversité» de l’employeur, lesquelles visent à lutter contre les discriminations sexuelles, raciales et religieuses. Comment peut-on considérer comme « proportionné » le licenciement d’un salarié alors qu’il aurait été possible et même aisé pour l’employeur de l’affecter à un autre poste ou une autre tâche ? Le refus par les employeurs d’accueillir les demandes de leurs employés et leur licenciement n’est rien d’autre qu’une sanction idéologique maximale.
De nombreuses démocraties occidentales ont choisi de promouvoir le modèle de l’ « accommodement raisonnable» afin de permettre à une société pluraliste de vivre ensemble dans le respect mutuel. Ce n’est pas le choix opéré dans la décision rendue aujourd’hui. La section choisit d’imposer aux consciences individuelles l’idéologie postmoderne qui, au nom de la diversité et du pluralisme, refuse les expressions personnelles de la moralité en matière sexuelle notamment. Cette décision entérine l’imposition monopolistique de la « pensée unique » aux consciences individuelles et aux croyants, alors que la Section avait la possibilité, à l’inverse, d’ouvrir la voie d’une approche réellement pluraliste et respectueuse de la diversité.
L’ECLJ est convaincu que la reconnaissance de l’existence de certaines questions d’ordre moral, à l’égard desquels la liberté de conscience des citoyens doit être respectée, ne peut être que bénéfique pour les États démocratiques, pluralistes et tolérantes et renforcer la cohésion de la société. Compte tenu du petit nombre d’objecteurs de conscience et de couples homosexuels, il ne devrait y avoir aucune difficulté pratique à faire respecter les droits et demandes de chacun. En aucun cas, une objection de conscience sérieuse et fondée devrait entraîner une perte d’emploi. Comme le dit souvent la Cour : « le rôle des autorités n’est pas de supprimer la cause des tensions en éliminant le pluralisme, mais de s’assurer que les groupes opposés se tolèrent les uns les autres ». On peut se demander si cela est toujours vrai.
Cette décision de Section donne le feu vert à la sanction des employés dont la conscience s’oppose aux choix de leurs employeurs dans les domaines de la moralité. Cette décision est le parfait exemple de la tendance liberticide du libéralisme, par laquelle une société fondée sur un consensus d’amoralité devient intolérante envers ceux qui continuent à exercer en conscience un jugement moral sur la conduite humaine.
La majorité de la Section n’a manifestement pas compris la différence fondamentale existante entre conscience et religion. Alors que les cas de Mmes Eweida et Chaplin portent sur la « liberté de religion » (liberté de porter des objets religieux en public), ceux de Mme Ladele et M. McFarlane portent sur la « liberté de conscience» (objection de conscience à l’homosexualité). Seuls deux juges – juges Vucinic et De Gaetano – ont compris cette différence fondamentale que l’ECLJ a essayé d’expliquer dans ses observations écrites à la Cour.
La Cour passe sous silence la problématique de la liberté de conscience, et juge les quatre affaires, pourtant très différentes, au seul regard de la liberté de religion. Il existe pourtant une différence de nature entre la conscience et la religion, qui différencie les prescriptions de la conscience (qui dicte de ne pas célébrer d’unions homosexuelles), et une prescription religieuse (qui demande de porter une croix). La « liberté de conscience » vise à garantir le respect la suprématie naturelle de l’ordre normatif de la conscience sur celui des lois positives. Il s’agit de la liberté de désapprouver les choix normatifs réalisés par la majorité politique. Cette liberté est d’autant plus importante dans une société car elles opérèrent les choix moraux (choix de société) par la voix contingente du vote majoritaire démocratique.
Alors que la liberté de religion peut être soumise à des restrictions nécessaires dans une société démocratique (conformément à l’article 9 § 2), ce n’est pas le cas de la liberté de conscience qui n’accepte pas d’exception dans les rares cas où une objection de conscience réelle et sérieuse est établie (conformément à l’article 9 § 1). L’Etat a alors l’obligation positive non seulement de s’abstenir de forcer quelqu’un à agir contre sa conscience, mais il doit aussi prendre des mesures positives pour respecter cette personne, autant que cela est raisonnablement possible.
Dans le cas de Mme Ladele, l’Etat a manqué à ces deux obligations. Non seulement l’Etat a forcé Mme Ladele à célébrer des unions homosexuelles sous peine de licenciement (violant ainsi son obligation négative de respecter la conscience individuelle), mais il n’a fait aucun effort pour chercher un accommodement raisonnable visant à respecter son objection de conscience (en violant par-là son obligation positive de respecter la conscience individuelle).
En outre, il est moins grave d’obliger quelqu’un à s’abstenir de porter un signe religieux que de forcer quelqu’un à agir contre sa conscience, comme par exemple forcer quelqu’un à célébrer une union homosexuelle, ou toute autre pratique pouvant être raisonnablement considérée comme immorale (avortement, euthanasie, mais aussi certaines pratiques sexuelles, commerciales, journalistiques, financières, etc.)
Cette compréhension de la différence entre «conscience» et «religion», et ses implications pour la protection de la liberté de conscience et de la liberté de religion, structure l’excellente opinion dissidente des juges Vucinic et De Gaetano. Dans leur opinion (publiée à la fin de l’arrêt), les deux juges démontrent pourquoi le Royaume-Uni a violé la liberté de conscience de Mme Ladele. Les deux juges concluent leur opinion par ces mots : « Au lieu de pratiquer la tolérance et la « dignité pour tous » qu’il prêche, l’arrondissement d’Islington a poursuivi la ligne doctrinaire, la voie obsessionnelle du politiquement correct. La cour a effectivement cherché à forcer le requérant à agir contre sa conscience sous peine radicale de licenciement – chose qui, à supposer même que les limites de l’article 9 § 2 s’appliquent aux prescriptions de la conscience, ne peut pas être considérée comme nécessaire dans une société démocratique ».
Dans le cas de M. McFarlane, les deux juges dissidents ont noté que le requérant ne pouvait pas demander le respect de son objection de conscience parce qu’il a volontairement décidé de prendre le poste de thérapeute, sachant qu’il pouvait être amené à devoir conseiller des couples de même sexe. L’ECLJ partagerait cette appréciation si M. McFarlane avait refusé de conseiller certains clients, ce qu’il n’a jamais fait. Son licenciement a été uniquement fondé sur l’expression de ses «doutes», c’est à dire sur son opinion personnelle.
Il doit également être noté que les cas de Mme Ladele et de M. McFarlane arrivent quelques mois après l’arrêt de la Cour dans l’affaire Vejdeland et autres c la Suède de février 2012, dans laquelle la Cour avait déjà acté la limitation de la liberté d’expression sur les questions liées à l’homosexualité. Cette fois, les préoccupations de l’homosexualité supplantent la liberté de conscience et de religion.
Le silence de la majorité des juges de la Section sur la liberté de conscience de Mme Ladele et de Mr McFarlane a une explication très claire. D’une part, sous l’effet de l’individualisme et du relativisme, la conscience est assimilée au subjectivisme moral et confondue dans le subjectivisme et l’irrationalité supposée ou réelle des religions. D’autre part, dans cet univers social composé d’individus estimés subjectifs et irrationnels, la loi est la seule norme morale objective admissible dans la société ; ainsi la « pensée unique » lorsqu’elle prend forme de loi comme c’est le cas « de la lutte contre discrimination » peut s’imposer aux jugements individuels de la conscience.
L’ECLJ est intervenu en tant que tierce partie (amicus curiae) dans la procédure devant la CEDH dans les affaires Ladele contre Royaume-Uni (n ° 51671/10) et McFarlane c Royaume-Uni (n ° 36516 / 10) et a présenté ses observations écrites à la Cour. Grégor Puppinck, directeur de l’ECLJ, a également participé à l’audience en tant que conseiller, au nom de Mme Nadia Eweida.
Résumé des faits :
Chaplin et Eweida (requêtes n° 59842/10 et 48420/10)
Les requérantes, Mme Nadia Eweida et Mme Shirley Chaplin ont travaillé respectivement à partir de 1999 et à partir d’Avril 1989, en tant que membre du personnel d’enregistrement pour British Airways et comme infirmière dans un service de gériatrie pour « the Royal Devon » et « Exeter NHS Foundation Trust ». En signe de leurs convictions religieuses, elles portaient ouvertement une petite croix d’argent attachée à une chaînette autour du cou.
En Septembre 2006, Mme Eweida a été renvoyée chez elle, sans salaire, jusqu’à ce qu’elle accepte de se conformer au code vestimentaire uniforme de British Airways qui permet de porter un turban sikh ou un foulard islamique, mais pas une croix chrétienne. En Octobre 2006, il lui a été proposé un travail administratif sans obligation de porter un uniforme ni d’être en relation directe avec des clients ; proposition qu’elle refusa. Elle pu finalement revenir travailler en Février 2007, lorsque la politique de l’entreprise fut modifiée pour permettre le port de symboles religieux et pacifiques, comme la croix chrétienne ou l’étoile de David pour lesquelles l’autorisation fut immédiate.
Quant à Mme Chaplin, en Juin 2007, son manager lui a demandé de retirer le crucifix qu’elle portait autour du cou. Celle-ci a demandé l’autorisation de continuer à porter son crucifix qui a été refusée au motif que cela pouvait causer des blessures si un patient venait à lui tirer dessus. En Novembre 2009, elle a été déplacée vers un poste temporaire sans tâches d’infirmière et qui a cessé d’exister en Juillet 2010.
Les deux requérantes ont déposé plaintes auprès des tribunaux nationaux, se plaignent en particulier de la discrimination pour motifs religieux, mais leurs demandes ont été rejetées. Dans le cas de Mme Eweida, ils ont constaté que le port visible de la croix n’était pas une exigence de la foi chrétienne, mais le choix personnel de la requérante et qu’elle n’avait pas réussi à établir que la politique d’uniformisation de British Airways avait mis les chrétiens en général dans une situation désavantageuse.
Ladele et McFarlane (requêtes n° 51671/10 et 36516/10)
Mme Lilian Ladele et M. Gary McFarlane ont été employés respectivement en tant que fonctionnaire à l’état civil de l’arrondissement londonien d’Islington entre 1992 et 2009 et en tant que conseiller conjugal pour « Relate » de mai 2003 à Mars 2008. Tous deux considèrent que les relations homosexuelles sont contraires à la loi de Dieu, et il est contraire à leurs convictions et leurs croyances de faire quoi que ce soit pour tolérer l’homosexualité. Lorsque la loi sur le partenariat civil est entrée en vigueur au Royaume-Uni en Décembre 2005, la première requérante a été informée par son employeur qu’il serait par conséquent requis de sa part d’officier à des cérémonies de partenariat civil entre des couples homosexuels. Refusant de signer un avenant à son contrat, une procédure disciplinaire a été engagée contre elle en mai 2007 ; procédure qui a conclu que, si elle refusait de remplir son office lors de cérémonies de partenariat civil pour homosexuels, elle violerait par-là la politique d’égalité et de diversité du Conseil d’Islington et son contrat pourrait être résilié.
Dans le cas de M. McFarlane, à la fin de l’année 2007, ses supérieurs ainsi que d’autres thérapeutes ont exprimé leur crainte qu’il y ait un conflit entre ses convictions religieuses et son travail avec des couples de même sexe. En Mars 2008, après une enquête disciplinaire, M. McFarlane a été renvoyé sans préavis pour faute grave au motif qu’il avait déclaré qu’il se conformerait aux politiques d’égalité des chances de « Relate » en fournissant des conseils aux couples de même sexe, mais en réalité sans aucune intention de le faire.
Les deux requérants ont introduit une procédure devant les tribunaux internes pour des motifs de discrimination religieuse, mais leurs demandes ont été rejetées au motif que leurs employeurs ont non seulement le droit de les obliger à s’acquitter pleinement de leurs tâches, mais ils ont aussi le droit de refuser de considérer leurs points de vue qui contredisent les principes déclarés par les entreprises.
Considérant que leurs droits garantis par les articles 9 (liberté religieuse) et 14 (interdiction de la discrimination) de la Convention européenne des droits de l’homme ont été violés, les quatre requérants se sont tournés vers la CEDH, se plaignant que le droit interne n’a pas été à même de protéger adéquatement leur droit à manifester leur convictions religieuses.
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Pour aller plus loin :
- La liberté des employés chrétiens en Grande-Bretagne
- Affaire Ulrich KOCH contre Allemagne : la Cour franchit une nouvelle étape dans la création d’un droit individuel au suicide assisté.
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- L’adoption homosexuelle devant la Grande Chambre de la Cour européenne
- Conseil de l’Europe : Défendre la liberté de conscience face à l’intolérance et à la violence