CE QUI ORIENTE L’ÉVOLUTION, QUI LE DIRA ? - France Catholique
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CE QUI ORIENTE L’ÉVOLUTION, QUI LE DIRA ?

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Les disciples modernes de Darwin ont tout rejeté des conceptions de leur maître, sauf le mécanisme fondamental de la « pression de sélection ». Faudrait-il voir en elle ce qui oriente l’évolution ? 1 Aimé Michel, en se tournant vers les données de la génétique récente, nous invite à nous défier de l’illusoire. Les disciples modernes de Darwin ont tout rejeté des conceptions de leur maître, sauf le mécanisme fondamental de la Pression de Sélection. Cette pression ne s’exerce pas sur l’individu seulement, mais sur tous les individus interféconds (donc formant une espèce). La grande découverte de la récente génétique est que l’ensemble d’une population interféconde, par exemple l’humanité actuelle, ne possède jamais deux êtres génétiquement identiques, à part les jumeaux. Les dizaines de milliers de gènes (a) qui définissent la structure, le fonctionnement et l’évolution de chacun de nous, forment entr’eux tant de combinaisons diverses que nous sommes tous différents2. Ces gènes sont formés de substances chimiques complexes qui évoluent au hasard dans toutes les directions possibles à une vitesse constante, entraînant l’évolution de l’ensemble des gènes eux-mêmes, ensemble que l’on appelle « pool génique ». Le « pool génique » de l’ensemble des hommes et des femmes actuellement en état de procréer change imperceptiblement à chaque génération, et c’est cela l’évolution. Pour les disciples de Darwin des diverses obédiences, toute population se débarrasse à chaque génération des individus moins bien adaptés au milieu du moment, et c’est cela la « pression de sélection ». Certains avouent les limites de leurs constats Une autre école cependant ne retient même pas cette « pression de sélection » et rejette tout l’héritage darwinien3. Ce sont les « neutralistes », qui, développant les idées exprimées pour la première fois en 1967 par le Japonais Motoo Kimura, s’en tiennent à la constatation que les changements chimiques des gènes sont « neutres », c’est à dire incapables de rendre les générations successives plus ou moins bien adaptées. Kimura ne nie évidemment pas l’évolution, qui est un fait. Les changements dus aux mutations sont aléatoires, non créateurs, et de toute façon si minimes qu’aucune sélection ne peut agir sur eux. Les divers aspects de le position « neutraliste » n’ont pas encore été développés. De plus, ils sont très techniques, et tous les généticiens ne possèdent pas l’armement mathématique d’une discussion adéquate. Les « neutralistes » sont très prudents. Ils ne proposent aucune « explication ». Ils avouent les limites de leurs constats. Il est certain cependant que leur intervention dans le débat sur l’évolution s’avère plutôt destructeur : les explications jusqu’ici proposées sont détruites, et la principale découverte de ces généticiens semble être que ce qu’on croyait savoir, en réalité on l’ignore, et qu’il y a lieu de continuer à réfléchir. Dans son dernier livre, Ruffié (Traité du vivant) croit pouvoir concilier les critiques neutralistes avec la théorie de l’évolution des populations. Que le lecteur en possession de ce livre juge s’il y a réussi (p. 150)4. Mais peut-être n’est-il pas très important de savoir si les tenants de la « pression de sélection » (supposée expliquer l’apparition des êtres) peuvent s’accommoder du tableau « neutraliste », car la simple arithmétique requise par la pression darwinienne montre son incohérence. Elle est contredite par les données élémentaires (chiffrées) de la génétique. Considérons un être en voie de procréer (un mammifère puisque c’est l’origine de l’homme qui nous intéresse). La série des opérations peut être résumée ainsi (b) : – Le mâle et la femelle produisent leurs cellules sexuelles. L’opération se fait (séparément) dans leurs organes sexuels respectifs : la femelle produit un ovocyte, tandis que le mâle produit ses spermatozoïdes, au nombre de plusieurs centaines de millions. – Ces centaines de millions de spermatozoïdes sont évacués ensemble au moment de l’accouplement non loin de l’ovocyte, – Les spermatozoïdes sont de minuscules boules, contenant un assortiment complet d’hérédité paternelle. Chacun est muni d’un flagelle, petit filament très mobile qui s’agite rapidement comme la nageoire du poisson : le flagelle est donc l’organe de locomotion du spermatozoïde, qui se dirige aussitôt vers l’ovocyte, guidé par la différence de concentration de certaines substances chimiques (on peut imaginer cela comme, par exemple, la localisation d’une fleur odorante dans l’obscurité). – Parmi les premiers spermatozoïdes qui arrivent au contact de l’ovocyte, le plus actif, peut-être le premier arrivé, perce l’enveloppe de l’ovocyte et le féconde : la première cellule de l’enfant est formée. Elle va se multiplier, formant le fœtus et aboutissant à l’être vivant. Tel est le tableau de la fécondation, connu depuis le 19e siècle : un seul spermatozoïde féconde l’unique ovocyte et de cette union se forme l’intégralité de l’enfant (de son corps). Tout le système génétique appelé génotype qu’il gardera jusqu’à sa mort est déterminé au moment de la fécondation. Une impossibilité du laboratoire Maintenant, que nous disent ceux qui expliquent l’évolution par la « pression de sélection » ? Que le génotype, devenu phénotype en s’étant développé, ayant été accouché par sa mère et jeté ainsi dans les dangers de la Nature, va subir le jugement de la sélection : se reproduire plus ou moins, ou mourir sans s’être reproduit. Les calculs de la génétique des populations étudient les effets statistiques de cette aventure individuelle. En particulier, ils étudient les variations de l’ensemble des gènes (pool génétique) au sein de l’ensemble de la population, et les probabilités pour que tels ou tels gènes, plus ou moins fréquents, passent aux générations suivantes : ce sont ces probabilités qui déterminent l’évolution de l’espèce. C’est ainsi que les espèces changent ou disparaissent. C’est ainsi que l’homme est apparu, par le tri répété de nouveaux gènes à chaque génération. Le tri est opéré par la pression du monde extérieur, qui favorise telle ou telle nouveauté apparaissant peu à peu par mutation dans le pool originel. La pression sélectionne et la sélection transforme. Tel est le récit que nous proposent ceux qui voient, dans la pression de sélection appelée aussi sélection naturelle, le moteur de l’évolution, et par conséquent les causes (purement fortuites et aveugles) qui ont tiré l’homme du limon de la terre5. Ce récit se heurte à une première difficulté : la sélection artificielle, pratiquée activement par les hommes depuis le début du néolithique (des milliers d’années) a tiré de fantastiques variations d’espèces animales et végétales, par exemple les innombrables races de chiens – du lévrier au loulou et à l’énorme mastiff – ou les centaines de variétés de pommes, de maïs, de roses ; depuis le début du siècle, des armées de généticiens, munis des moyens de laboratoire les plus ingénieux, ont multiplié presqu’à l’infini les variétés de la fameuse mouche du vinaigre (Drosophila melanogaster, toujours citée) ; ils n’ont pas réussi à créer une espèce nouvelle. Cette objection bien connue a fait l’objet de discussions infinies6, qui ne nous éclairent en rien sur ce mystère si simple : pourquoi une sélection suractivée et dirigée (celle du laboratoire) n’obtient-elle aucun des résultats attribués à la nature, qui fait tout au hasard et ne dirige rien, même sous la sélection « naturelle » la plus sévère ?7 Je reviendrai peut-être sur cette discussion, qui est très intéressante, mais voici la deuxième difficulté, celle-là insurmontable par des mots, car il s’agit de chiffres. Quand on ne sait pas, il faut le dire Au moment de la fécondation, nous avons vu qu’un seul spermatozoïde féconde l’œuf, un seul sur des centaines de millions transmet l’héritage génétique paternel. Or cet héritage bien que provenant d’un père unique, est différent dans chacun des spermatozoïdes. Dobzhansky donne les chiffres suivants : 1) plus de 8 millions de variétés de gamètes si l’on ne considère pas un certain phénomène appelé en anglais crossing over, en français chiasma, qui, dans le spermatozoïde présente certains gènes dans un ordre différent, et donc en change la signification ; 2) si l’on tient compte du chiasma, la variété des gamètes s’exprime par un nombre de 30 chiffres. Ce qui signifie que chaque fois que la sélection « naturelle » opère une fois, la course des spermatozoïdes vers l’œuf a déjà choisi des centaines de millions de fois selon des critères qui n’ont rien à voir avec la nature extérieure, donc avec les conditions du milieu « naturel », le seul dont se soucient toutes ces belles théories issues du darwinisme. L’effet de la sélection « naturelle » (extérieure) étant nul, c’est donc entre les spermatozoïdes que s’opère la vraie sélection8. Mais alors comment le résultat, c’est-à-dire l’enfant, est-il si merveilleusement adapté à ce milieu extérieur que les spermatozoïdes ignorent ? Quand on ne sait pas, il faut le dire. Eh bien, personne au monde ne sait ce qui oriente l’évolution9. C’est la plus grande énigme de la nature, avec la Conscience10. Aimé MICHEL (a) Au moins, car on ne connait pas leur nombre. (b) Je me réfère pour la suite à un livre et un auteur dont l’autorité est universellement reconnue : Théodosius Dobzhansky : L’Hérédité de la Nature humaine (Flammarion 1969). Chronique n° 367 parue dans France Catholique-Ecclesia – N° 1879 – 17 décembre 1982 Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 8 octobre 2017

 

  1. Cette chronique prolonge la réflexion commencée dans la précédente chronique, n° 366, Pourquoi le darwinisme n’est plus un parapluie – La « pression de sélection » comme protection contre « l’inconcevable », mise en ligne la semaine dernière. Que l’évolution soit orientée est un fait indubitable. Au cours des âges géologiques, les êtres vivants deviennent plus grands, plus rapides, plus durables, plus intelligents, plus divers et plus nombreux. Ces faits sont rarement mis en doute (bien que leur importance soit parfois minorée, notamment par S. J. Gould). Ainsi le généticien Jacques Ruffié, professeur au Collège de France et à la New York University, écrit-il dans son Traité du vivant (coll. Champs, Flammarion, Paris, 1983, vol. 2, p. 79) : « si l’on considère l’ensemble du règne animal (…), l’évolution présente, à long terme, un sens très précis : celui du développement régulier du système nerveux et de l’accroissement du psychisme. Ce phénomène a été d’abord noté chez les vertébrés : mais on l’observe à tous les niveaux. Il n’y a aucune commune mesure entre le psychisme d’une huître ou d’un escargot et celui d’un céphalopode, un poulpe par exemple, pourvu d’un véritable petit cerveau enfermé dans une boîte crânienne cartilagineuse, qui rend l’animal capable de reconnaître des figures géométriques et d’adopter des comportements compliqués. Les mêmes changements se retrouvent chez les arthropodes dont les derniers représentants terrestres, les insectes, s’organisent en sociétés complexes (abeilles, termites, fourmis). Mais ils sont encore plus nets tout au long de l’embranchement des vertébrés : ils culminent chez les hominiens, pourvus de facultés mentales très développées. » À comparer avec les conclusions similaires de Rémy et Bernadette Chauvin en note 4 de la chronique n° 363, Pourquoi la nature rêve-t-elle d’une grosse tête ? Voir également les travaux d’André de Cayeux et François Meyer dans les chroniques n° 7, 17, 131, 229 et 240.
  2. Ce calcul est présenté dans la note 5 de la chronique n° 362, Dupont n’est pas Durand, est-ce là le secret de l’évolution ? – À propos du « Traité du vivant » de Jacques Ruffié.
  3. Ce « rejet de l’héritage darwinien » force quelque peu le trait. En fait, les neutralistes ne sont pas anti-darwiniens parce qu’ils admettent comme les sélectionnistes que la sélection naturelle est responsable de l’adaptation des organismes à leur environnement (sélection dite positive). Ils admettent aussi que les mutations touchant les domaines fonctionnellement importants des protéines sont délétères et éliminées par la sélection (dite, dans ce cas, négative). Finalement la controverse entre les deux écoles porte uniquement sur l’importance relative des mutations neutres et avantageuses dans le polymorphisme des populations et la divergence entre espèces. Elle ne peut être résolue de manière simple parce qu’on s’est aperçu que la proportion de substitutions neutres variait selon les groupes. Malgré tout, la théorie neutraliste s’impose parce qu’elle définit la situation de référence, à savoir l’absence de sélection. Elle fournit donc le moyen, par comparaison à elle, de mesurer l’influence de la sélection. (Pour une synthèse récente, voir l’article de Laurent Duret de l’université Claude Bernard de Lyon, « Neutral theory: The null hypothesis of molecular evolution », Nature Education, vol. 1, pp. 218 et sq., 2008).
  4. Aimé Michel cite le seul chapitre VI (p. 150) du Traité du vivant (op. cit. vol. 1) mais cette discussion est reprise au chapitre XI. Essayons de résumer son propos. Jacques Ruffié s’interroge sur les causes du maintien de la variabilité biologique au sein de toutes les espèces vivantes. Cette variabilité, qui fait que tous les individus sont différents entre eux, provient en dernier ressort de l’existence de plusieurs gènes différents à de nombreux locus (ce mot locus désigne les positions des gènes au long d’un chromosome), ce qu’on appelle le polymorphisme génétique. Cette « loi fondamentale du vivant », découverte à partir du milieu des années 60 dans toutes les populations étudiées, a été une grande surprise parce qu’elle va « directement à l’encontre du schéma néo-darwinien au terme duquel une combinaison génique déterminée, et elle seule, répond le mieux aux conditions d’un environnement donné » (le génotype optimum). Comme Aimé Michel l’a expliqué dans de précédentes chroniques (dont la n° 366, voir la note 4), il existe deux explications principales à ce paradoxe apparent : l’explication neutraliste et l’explication sélectionniste. Les neutralistes, dont le chef de file est Motoo Kimura, nient ou minimisent la « pression de sélection » dans la majorité des cas et considèrent que la plupart des gènes sont sélectivement neutres. Ils s’appuient sur plusieurs arguments comme le fait d’observation que les mutations sont plus fréquentes sur les protéines (ou portions de protéines) sans grande importance fonctionnelle que sur celles qui sont indispensables à la cellule. Cette théorie permet aussi de comprendre pourquoi une évolution rapide et importante, comme l’hominisation par exemple, s’est faite sans grandes modifications au niveau moléculaire (il n’y a presque pas de mutations qui différencient l’homme du chimpanzé). Les sélectionnistes quant à eux observent que le patrimoine génétique de chaque population varie en fonction du milieu. À leurs yeux, ces corrélations traduisent l’influence de la sélection naturelle, dont les modalités d’action dépendent justement du type de milieu. Les expériences faites en laboratoire (notamment sur des drosophiles élevées dans des démomètres, des cages dont on peut faire varier à volonté la température, l’humidité, la lumière, la nourriture, etc.) ont permis de déterminer la valeur adaptative de certains gènes et de montrer que le polymorphisme permettait aux êtres vivants de perdurer malgré les incessantes variations du milieu. Cette présentation contrastée appelle une synthèse que Ruffié n’explicite qu’au chapitre XI où il écrit « Neutralistes et sélectionnistes ne parlent pas le même langage. Les premiers s’attachent aux gènes et à leur polymorphisme ; les deuxièmes à leurs arrangements, qui se traduisent en phénotypes. La naissance d’une espèce correspond bien plus à la mise sur pied d’un nouvel arrangement qu’à la recherche de nouvelles mutations (…). En opposant les deux modèles, on a confondu sélection des gènes et sélection des combinaisons, c’est-à-dire des phénotypes. Si, comme le soutient Kimura avec beaucoup de vraisemblance, la sélection n’intervient dans l’évolution que pour éliminer des mutations très défavorables (…), elle constitue un processus essentiellement conservateur : elle s’oppose aux changements. À partir du stade eucaryote [c’est-à-dire des cellules pourvues d’un noyau], c’est la sélection des combinaisons, et donc des fréquences géniques, qui a joué un rôle essentiel dans le mouvement évolutif. » (p. 330, les soulignements sont de l’auteur). Ruffié conclut : « Dans l’état actuel de nos connaissances, ni la théorie neutraliste considérée isolément, ni la théorie sélective appliquée seule, ne peuvent rendre compte de tous les phénomènes observés. (…) En vérité, les deux mécanismes ne s’excluent pas et doivent jouer simultanément, mais pas au même niveau : le premier s’exerce sur les gènes et le second sur les phénotypes. Et la contradiction qui semblait opposer théorie neutraliste et théorie sélective paraît aujourd’hui plus apparente que réelle. » Jacques Ruffié écrivait ces lignes en 1982. Depuis lors, la controverse s’est apaisée dans le sens qu’il indiquait. La théorie neutraliste s’est imposée mais sans éliminer la théorie sélectionniste. (Voir aussi la note 4 de la chronique n° 249, Saint Hasard – La sélection naturelle et la théorie neutraliste de Motoo Kimura, 23.03.2015).
  5. Ces trois paragraphes disent l’essentiel du mécanisme de base de l’évolution selon la théorie synthétique en vigueur, ce qu’on peut résumer par la formule : la mutation et la recombinaison proposent, la sélection dispose. Cette théorie suscite des degrés d’adhésion divers chez les spécialistes allant de l’acceptation enthousiaste au rejet total en par passant diverses réserves et modifications de la théorie. Une des critiques les plus précises de la théorie synthétique a été formulée initialement par Marcel-Paul Schützenberger (1920-1996), mathématicien réputé aux multiples contributions, y compris en biologie et médecine (voir par exemple http://193.55.63.80/ berstel/Mps/Souvenirs/Notices/hommageIJAC.pdf et http://monge.univ-mlv.fr/ berstel/Mps/Souvenirs/Notices/hommageSemigroupForum.pdf). Elle a été présentée pour la première fois en 1967 lors d’une conférence à l’Université de Pennsylvanie présidée par le prix Nobel Sir Peter Medawar. Des scientifiques de renom en mathématiques, physique et biologie s’y étaient réunis pour discuter de la théorie néo-darwinienne et de l’insatisfaction qu’elle leur procurait (« a pretty widespread sense of dissatisfaction » selon l’expression de Medawar) (Mathematical challenges to the neo-Darwinian interpretation of evolution, P.S. Moorhead et M. Kaplan, eds., Wistar Institute Press, 1967). La critique de Schützenberger est fondée sur la tentative de résoudre un problème en mimant le processus de mutation-sélection. Par exemple on part d’un programme informatique arbitraire codé sous forme d’une chaîne de zéros et de uns et on le modifie par des mutations au hasard (en remplaçant des zéros par des uns et inversement), suivis de sélections, pour qu’il résolve un problème modérément compliqué, par exemple l’extraction de la racine cubique d’un nombre réel. Schützenberger est l’un des premiers (sinon le premier) à avoir affirmé que cette tentative échoue : « aucune sélection effectuée sur la sortie finale (si sortie il y a) ne saurait induire une dérive, même lente, du système vers la production de ce mécanisme [ou programme] s’il n’était déjà présent au départ sous une forme quelconque. De plus, il n’y a aucune chance (< 10−1000) de voir ce mécanisme apparaitre spontanément et, s’il apparaissait, encore moins de chance qu’il subsiste. » (p. 75). Le darwininien convaincu Richard Dawkins n’est pas de cet avis. Dans son livre L’horloger aveugle (1986, trad. B. Sigaud, Robert Laffont, Paris, 1999), il présente son propre algorithme informatique de « sélection cumulative de mutations aléatoires ». Il reprend la métaphore du célèbre mathématicien Émile Borel des singes dactylographes tapant au hasard sur un clavier et produisant une strophe de Shakespeare. Dawkins se contente d’un seul vers de Shakespeare d’une trentaine de caractères. L’ordinateur produit ces caractères au hasard (les mutations) mais sélectionne ceux qui se rapprochent du vers (la sélection positive). En une soixantaine de générations le vers visé est obtenu. Alors qui a raison ? Dans une interview par Olivier Postel-Vinay dans la Recherche (n° 283, janvier 1996), interview qui a fait du bruit, Schützenberger dit son désaccord avec Dawkins. « Cette démonstration, affirme-t-il, est un trompe-l’œil et Dawkins ne décrit pas exactement comment il procède. Si l’on se livre à l’exercice sur un ordinateur, on constate que les phrases qu’on obtient se rapprochent en effet assez vite de la cible au début. Mais à mesure qu’on s’approche de la cible cela devient de plus en plus long. Des mutations dans la mauvaise direction nous font régresser. En fait, un raisonnement simple montre qu’à moins de choisir habilement les paramètres numériques, la progression devient horriblement lente. » Pour résoudre le problème de Dawkins il faut, poursuit Schützenberger, introduire « une notion bannie de la communauté scientifique », celle de but, en construisant un espace adéquat dont l’une des coordonnées va guider la trajectoire vers ce but. La difficulté est que la construction de cet espace « ne peut se faire qu’après une analyse préalable de tous les trajets possibles et de l’estimation de la distance au but à laquelle se trouve la fin de chacun d’eux. Ceci est hors de portée d’une étude empirique. (…) Le truc dans l’exemple apologétique de Dawkins est d’introduire subrepticement cet espace. Son programme informatique de sélection cumulative le réalise de façon tacite en calculant la distance au but, la phrase cible, par le nombre des lettres qui ne sont pas encore en place. Ceci ne correspond en rien à une réalité biologique. La fonction qu’il emploie frappe l’imagination parce qu’elle a une propriété de simplicité qui entraîne l’adhésion naïve. Dans la réalité biologique l’espace dans lequel il faudrait se plonger pour décrire la fonctionnalité la plus simple est d’une complexité qui défie l’entendement et bien sûr tout calcul. » Il ne fait plus aucun doute aujourd’hui que cette conclusion de Schützenberger est exacte. Les simulations informatiques actuelles qui miment l’évolution en incorporant réplication, variation (par mutation et recombinaison) et sélection montrent typiquement un ralentissement logarithmique : il faut des périodes de plus en plus longue pour obtenir des améliorations (voir par exemple l’article de Wikipédia sur les « algorithmes génétiques » ou celui de Kashtan, Noor et Alon, Proc. Natl. Acad. Sci. 104, 13711-13716, 2007). Les néodarwiniens n’ignorent évidemment pas ces difficultés. Par exemple, pour nous en tenir à lui, Jacques Ruffié admet bien entendu le point de départ du raisonnement : « S’il est concevable de construire des mots très simples en tirant au hasard les lettres de l’alphabet, on ne peut guère espérer écrire l’Évangile de saint Jean ou Le Capital de Marx par cette méthode. Même en faisant intervenir une durée de l’ordre des temps géologiques, la probabilité d’obtenir un pareil résultat demeure nulle. » La principale solution proposée par Ruffié pour diminuer le nombre d’alternatives possibles, et donc le rôle du hasard, est la suivante : « L’évolution s’est faite par paliers, à partir d’ensembles de plus en plus complexes. Quand on en arrive au stade de la construction d’un texte, ce ne sont pas les lettres isolées que l’on sort de l’urne, mais des phrases toutes faites ou même des paragraphes complets. » Cette interposition de multiples paliers intermédiaires viables fait certainement partie de la solution recherchée mais suffit-elle à tout expliquer ? Pour en être sûr on aimerait une formulation moins imprécise, pas seulement une suggestion vraisemblable mais une vérification en bonne et due forme. L’une des voies pour y parvenir est, comme on vient de le voir, de mimer le processus à vérifier sur ordinateur pour voir ce qu’il produit. De nombreux travaux, dont les algorithmes génétiques font partie, ont été réalisés dans ce domaine et regroupés sous le titre d’ensemble de « vie artificielle ». Seulement voilà, outre que, bien souvent, ils ne se soucient guère d’éclairer les problèmes de fond soulevés par Schützenberger et ses émules, il semble bien que les progrès dans cette direction soient moins rapides qu’on aurait pu l’espérer et qu’on soit encore bien loin d’avoir découvert des algorithmes capables d’imiter les prouesses de l’évolution biologique. En fait, la découverte de tels algorithmes seraient proprement révolutionnaires car il ne s’agit pas seulement de résoudre un problème académique, aussi intéressant soit-il, tel que celui de l’origine et de l’évolution de la vie, mais des problèmes pratiques, technologiques. Par exemple, celui de prédire quels enchaînements d’acides aminés produisent des protéines ayant des propriétés intéressantes (enzymatiques par exemple). C’est le problème que la vie a résolu en sélectionnant des protéines aux fonctions utiles au sein d’un nombre immense de protéines sans intérêt, problème que l’ingénieur aimerait bien résoudre à son tour…
  6. D’innombrables objections ont été et sont toujours opposées à la théorie néo-darwinienne. Elles engendrent de longues discussions qui, bien plus que pour d’autres théories scientifiques, prennent vite un tour extrêmement passionné. Un bon exemple en est donné par l’interview dans la Recherche dont on vient de parler. Il est vrai que Schützenberger s’y exprime sans prendre de gants : « Il me semble (…) que le couple mutations-sélection au hasard présente une certaine valeur descriptive, mais en aucun cas explicative. (…) Le concept de sélection naturelle n’est pas un concept très fort. Car, sauf dans certains cas artificiels, nos connaissances ne nous permettent pas de prédire que telle ou telle espèce, telle ou telle variété, sera favorisée ou défavorisée en fonction de l’évolution du milieu. » Ou encore : « L’idée aujourd’hui classique en physique que les causes puissent interagir les unes avec les autres me semble avoir une certaine difficulté à percer en biologie. » Ses déclarations, souvent à l’emporte-pièce et polémiques, soulevèrent à l’époque une tempête de protestations (voir les n° suivants de la Recherche et l’analyse de la polémique dans Les émotions dans les interactions, publié par Christian Plantin, Marianne Doury et Véronique Traverso, Presses Universitaires de Lyon, Lyon, 2000, pp. 268 et sq.). Ces vives réactions laissent un sentiment de malaise tant elles révèlent des passions métaphysiques éloignées de la prudente discussion scientifique et de l’honnête reconnaissance de ses ignorances. Après tout il s’agit de problèmes dont certains au moins semblent solubles : est-on ou non capable de simuler le processus mutation-sélection sur un ordinateur ? Si oui, jusqu’à quel point ? Sinon, que peut-on en dire ? Autant de questions qui nourrissent les recherches et aboutiront tôt ou tard à des progrès de notre compréhension des mécanismes évolutifs. Les passions à l’œuvre se nourrissent, semble-t-il, de la suspicion surprenante qu’une critique (et a fortiori un rejet) du néodarwinisme implique nécessairement qu’on souhaite recourir à une intervention divine directe ! C’est évidemment faux le plus souvent. La pleine reconnaissance du fait que personne à l’heure actuelle ne puisse dire dans le détail comment le vie est apparue puis a évolué démontre simplement qu’on ne comprend pas tout et qu’il reste beaucoup de grandes découvertes à faire. Ces découvertes seront fondées sur des idées aujourd’hui inimaginables, peut-être même inconcevables dans nos cadres de pensée actuels, comme le suggérait Aimé Michel dans la chronique de la semaine dernière. Est-ce là une si mauvaise nouvelle ?
  7. Cette objection est toujours d’actualité puisque le Pr. Masayuki Yamamoto, directeur général de l’Institut National de Biologie Fondamentale d’Okazaki au Japon, déclarait il y a peu : « On peut spéculer sur l’histoire de l’évolution à partir d’observations diverses. Cependant, il est virtuellement impossible de la reproduire expérimentalement. » Malgré tout, une équipe de l’université d’Osaka a réussi en 2015 une spéciation expérimentale en provoquant des mutations de protéines servant à la rencontre des sexes chez une levure, à savoir la petite protéine servant de signal (une phéromone) et les grosses protéines réceptrices de celle-ci. Comme les levures mutées ne peuvent plus se reproduire avec leurs parents sauvages, on considère qu’elles forment une nouvelle espèce (Proc. Natl. Acad. Sci., 112, 4405-4410, 2015). C’est le premier exemple de création artificielle d’une nouvelle espèce mais il y en aura certainement d’autres. On peut en déduire que les échecs antérieurs venaient du caractère désordonné des mutations produites. Les mutations coordonnées nécessaires à l’apparition d’une nouvelle espèce se produisent dans la nature mais très rarement (voir la note 9 de la chronique n° 357).
  8. Aimé Michel remarque à bon droit que la sélection ne s’applique pas seulement à l’organisme entier vivant dans son milieu naturel mais aussi aux spermatozoïdes lors de la fécondation. Toutefois, comme il est très exagéré de dire que l’effet de la « sélection extérieure » est nul, cette sélection lors de la fécondation n’a pas le rôle essentiel qu’il présume. Simplement la sélection s’exerce à tous les stades de l’existence. Ainsi, par exemple, environ 15 % des embryons ou fœtus humains meurent in utero dans les trois premiers mois de la grossesse en raison principalement d’anomalies chromosomiques.
  9. Nombreux sont les spécialistes de l’évolution qui avouent leur ignorance. Ainsi Jacques Ruffié, après avoir proposé l’explication résumée en fin de note 6, en signale l’insuffisance : elle « réduit la part de l’aléatoire, écrit-il, mais ne suffit pas à rendre compte de la cohérence du phénomène évolutif ». Il conclut par une phrase que j’ai déjà citée : « Avouons avec franchise et modestie que l’on bute ici sur l’une des frontières les plus mystérieuses de la connaissance. » (Traité du vivant, op. cit., vol. 1, p. 341) Stuart Kauffman va plus loin. Dans son livre At home in the universe (Oxford University Press, New York, 1995, p. 152), ce membre de l’Institut de Santa Fe, pionnier des recherches sur les lois de l’auto-organisation et de la complexité et leur application à la biologie, reprend à son compte les critiques de Schützenberger (sans le citer). Darwin suppose que tous les caractères des organismes complexes peuvent apparaitre par une accumulation graduelle de variations utiles ; au contraire, Kauffman tient cette hypothèse pour « presque certainement fausse » car elle se heurte à deux limites. La première est que, dans certains systèmes complexes, n’importe quelle mutation mineure provoque des changements catastrophiques du système. La seconde est que, même dans les cas où le gradualisme s’applique et où des mutations mineures conduisent à des changements mineurs du phénotype, il ne s’ensuit pas que la sélection puisse accumuler les améliorations mineures ; au contraire elle peut accumuler une succession de catastrophes mineures. Même avec le tri sélectif, l’ordre de l’organisme finit par disparaitre. Ce fond persistant de difficultés est sans doute la raison pour laquelle certains darwiniens, derrière leur certitude de façade, respectaient Marcel-Paul Schützenberger. Selon Jacques Besson : « les grands noms que sont Mayr et Monod ont toujours manifesté à son égard un intérêt constant pour ses idées et (…) le respect qu’ils avaient de sa culture, de sa personne, de ses prises de position scientifiques a toujours été de mise. N’est pas grand qui veut, ni tolérant qui le dit. » (2001, http://igm.univ-mlv.fr/ berstel/Mps/Souvenirs/Contributions/JacquesBesson/MPSParBesson.pdf).
  10. Aimé Michel ne manque jamais de rappeler l’énigme centrale de la conscience. Voir à ce sujet les chroniques n° 329, Superstition de notre temps – Comment se bâtit le matérialisme, et n° 424, L’ordre muet des chiffres – L’illusion de tout savoir et le mystère de la conscience.