L’idée selon laquelle Mai 2013 aurait été la réponse, au sens d’un démenti, à Mai 68 ne saurait être rejetée sans sérieux examen. Car il est indubitable que les deux événements sont en correspondance profonde, au sens d’un ébranlement décisif des certitudes et des valeurs fondatrices d’une société. C’est pourquoi il faut renoncer aux explications prosaïquement politiques : elles sont inadéquates. Trop réductrices bien sûr, mais surtout impuissantes à rendre compte d’un phénomène sismique qui les dépasse complètement. Un Mai de droite après un Mai de gauche ? Cela n’a pas vraiment de sens, non point que les formations politiques ne soient pas affectées par l’événement, mais parce que venu d’ailleurs, il les remet complètement en cause. C’est déjà une énigme troublante de constater qu’elles n’ont rien vu venir, rien anticipé et donc rien décidé ou créé de ce qui est arrivé. Mais la même chose s’était déjà produite en 1968. Maurice Clavel le notait sur le moment. La gauche classique avec ses idéologies formatées ne comprenait rien à rien, et les militants de la génération précédente accourus sur les manifs étaient déconcertés. La théorie ne collait plus aux faits. Alors qu’ils pensaient que leur révolution était en marche, c’était leurs propres idées qui étaient en train de voler en éclat.
Clavel s’acharnait alors à expliquer que tout se passait dans l’inconscient profond. Un inconscient qui débordait très largement ce que Freud entendait par là et qui rejoignait bien plutôt l’espace intérieur augustinien, la scène où se déroule le combat perpétuel avec l’Ange. L’inouï de moments comme ceux de 1968 et de 2013 c’est que se produit une sorte d’éclair fulgurant qui traverse l’abîme et signifie aux acteurs et aux témoins une « révélation de l’Esprit ». Curieusement, c’est Michel Foucault, pourtant aux antipodes des convictions chrétiennes de Clavel, qui, sur le moment, a le mieux saisi le message. Il rejoignait sa propre recherche sur une mutation intellectuelle qui fait sauter tous les cadres conceptuels de l’humanisme des Lumières. On trouvera sans doute cela trop philosophique, trop abstrait ou même trop mystique. Qu’importe si l’on y trouve la clé de ce que nous vivons si intensément.
La charge subversive de Mai 2013 est infiniment plus forte que celle de Mai 1968, parce qu’elle vise la culture moderne là où elle se croit invincible. Plus prosaïquement, ce sont les vedettes du Grand Journal de Canal+ (dont Alain Finkielkraut souligne combien il est emblématique de la doxa dominante) qui sont en danger. Pas physiquement, qu’ils se rassurent ! Mais leur suffisance avant-gardiste et branchée, leur connivence dans la certitude de pouvoir écraser la ringardise d’un coup de pied, leur arrogance méprisante à l’égard de tout ce qui leur est étranger, c’est cela qui est en péril. On ne nie pas la révolte de l’Esprit par la branchitude. Mai 2013 est d’ores et déjà une date qu’on n’oubliera pas.