Dans votre livre Un chant grégorien, what else ? vous faites le lien entre la naissance du grégorien et la naissance de l’Europe : de quelle manière cela s’est-il produit ?
Louis-Marie Vigne : Le chant grégorien naît entre le VIIIe et le IXe siècle. Il est le fruit de la rencontre entre une grande variété de chants sacrés archaïques – liée à cette époque à une variété d’usages liturgiques – qui existaient dans l’Occident chrétien avant l’époque carolingienne, en Irlande, en Espagne, dans le sud de la France, en Italie, à Byzance… Cette rencontre s’est produite entre 753 et 830 environ, à l’un des grands carrefours de l’Europe, dans la région située entre Rhin et Marne. Le chant grégorien est donc un métissage de toutes ces traditions locales : tous les pays européens y ont participé. C’est vraiment le chant qui a fondé l’Europe et que l’Europe a fondé. Ce nouveau répertoire ne sera introduit à Rome qu’en 962, par l’empereur Otton Ier, fondateur du Saint-Empire romain germanique, année où le pape Jean XII le nomme empereur des Romains.
Ainsi, Rome a reçu le grégorien des peuples d’Europe et lui a donné sa bénédiction : c’était le passage obligé pour que ce nouveau répertoire devienne universel ! Puis, la création des ordres mendiants, au XIIIe siècle – franciscains et dominicains – accélérera sa diffusion. Mais, s’il était venu de Rome au départ – « d’en haut » – il n’aurait pas été accepté « en bas » par les peuples !
Y a-t-il eu une volonté politique derrière ce travail d’unification musicale ?
En effet, ce sont les empereurs Pépin le Bref et son fils Charlemagne qui imposent cette unification dans le futur empire qu’ils sont en train de bâtir.
Pour quelle raison ?
Ces rois ont une très haute idée de la politique et une idée très élevée de l’Europe. Ils ont conscience, d’une part, qu’une identité territoriale ne peut reposer uniquement sur l’épée, qu’ils ne pourront créer l’unité de l’empire seulement par l’usage de la force. Ils comprennent que le pouvoir impose donc de limiter l’usage de ses propres forces. D’autre part, ils ont l’intuition géniale qu’il faut utiliser ce qui touche le plus le peuple, sa mémoire collective et répétitive – la liturgie – pour unifier les territoires conquis et former un empire.
Ils savent que seul le christianisme apportera une unité entre ces peuples si différents, par une communion de gestes et de chants. C’est pourquoi ils sont les moteurs de cette réforme d’unification du chant liturgique, qu’ils imposent peu à peu par des conciles. Unité que même le pape n’avait pas imaginée ! L’ensemble du répertoire grégorien a donc été bouclé à l’époque carolingienne, qui demeure celle où il a eu sa cohérence liturgique maximale : c’est l’âge d’or du grégorien.
Vous êtes « entré en grégorien », comme on entre en religion : de quelle manière ?
Je l’ai découvert très jeune, dans une chorale. À l’adolescence, j’ai compris qu’il y avait une crise entre le chant liturgique et le chant sacré. À 18 ans, alors que j’étais organiste en paroisse, j’ai décidé de me retirer du chant liturgique pour fonder le Chœur grégorien de Paris, avec trois autres jeunes. Je sentais, en effet, qu’il manquait quelque chose d’énorme : la nourriture de la Tradition, avec une musique qui corresponde en profondeur à l’acte liturgique, pas un replâtrage.
Quel est le rôle de la musique dans la liturgie ?
Elle est là pour exécuter le culte dans sa totalité. La Parole de Dieu nous est donnée par la liturgie, elle nous habite et nous la rendons à Dieu par le chant. C’est un mouvement puissamment liturgique. La musique doit entrer en nous, comme le Christ frappe à notre porte.
Le chant grégorien est une pratique de l’oraison. C’est pour cela qu’Augustin dit : « Chanter, c’est prier deux fois. » La musique liturgique contemporaine, elle, ne nous habite pas, ne rentre pas, elle est superficielle. Olivier Messiaen, génial organiste et compositeur contemporain, qualifiait le grégorien de « plus grand trésor de l’Occident » !