L’arrivée des Arméniens en France remonte aux années 1920, lorsque des survivants du génocide quittant la Turquie et la Syrie forment une diaspora mondiale. La communauté s’est implantée à Paris, Arnouville-lès-Gonesse, Marseille, Valence, Saint-Chamond, Lyon, Vienne, etc. Les Sœurs arméniennes de l’Immaculée Conception créent dans les années 30 des orphelinats et des établissements scolaires, dont certains existent encore, notamment à Lyon et Marseille. La guerre du Liban dans les années 80 entraîne une nouvelle vague de migrants en France.
L’Église arménienne, dont les origines remontent à l’apôtre Thaddée, a durement souffert du génocide de 1915 qui a vu le quasi-anéantissement de la population arménienne de Turquie, et qui a été commémoré lors de messes solennelles à Paris, Lyon, Marseille et Limoges cette semaine. Parmi les nombreux martyrs chrétiens, Mgr Georges Assadourian, recteur de la cathédrale Sainte-Croix des Arméniens à Paris, fait mémoire du bienheureux Ignace Maloyan, archevêque de Mardine, tué par les Turcs le 11 juin 1915, le jour de la fête du Sacré-Cœur. Le prélat a en effet accompagné jusqu’au bout les quelque 400 fidèles tous conduits à la mort parce qu’ils refusaient d’abjurer leur foi.
La mémoire de ce passé douloureux est réveillée par l’actualité brûlante de la guerre en Syrie. Car le présent est lourd de menaces pour les dernières communautés arméniennes vivant au nord-est de la Syrie. Ces communautés, dont est originaire Mgr Assadourian, s’étaient constituées à partir des survivants du génocide. Le recteur de Saint-Croix des Arméniens en parle avec émotion : « Mes parents se trouvent là-bas, à Kaméchliyé, près de la frontière turque, et Daesh menace de rentrer dans la ville. L’usage moderne des médias par les djihadistes montre ce qu’ils font, alors les gens ont peur, ils s’en vont. »
Mgr Jean Teyrouzian, évêque de l’éparchie arménienne, espère que les autorités françaises sauront accueillir les réfugiés chrétiens. Il estime les Arméniens catholiques à environ 30 000 dans notre pays, encore que la majorité suive à présent plutôt le rite latin. Il relève ainsi plusieurs chantiers nécessaires à redynamiser une communauté vieillissante.
En effet, les catholiques arméniens de la première migration ont été rattrapés par la sécularisation et l’indifférence de la laïcité française à l’égard du fait religieux et les derniers migrants, arrivés pendant la guerre du Liban, suivent la même pente.
Mgr Assadourian souligne le contraste entre la place du prêtre en Orient, qui est au cœur de la communauté, et celle qui lui est dévolue en France, dans une société marquée par la laïcité. Cette érosion renforce l’éclatement d’une paroisse comme Sainte-Croix des Arméniens qui couvre tout Paris et une partie de son agglomération où sont dispersées les quelque 1 000 familles de fidèles. Or les déplacements pour venir au centre de Paris, parfois d’une heure ou deux, sont perçus comme un obstacle. Pour remédier à cette situation, il faut ressouder la communauté.
« La visite des familles est essentielle, pour Mgr Teyrouzian : elle permet de créer des liens et de connaître les paroissiens. » Le bulletin mensuel de l’éparchie est l’autre outil permettant de créer du lien : il présente les grands saints arméniens, la vie des paroisses, des méditations en lien avec le temps liturgique, des sujets historiques.
La langue liturgique, qui fut pendant des siècles liée à la culture arménienne, engendre à présent une autre difficulté. Avec ses 36 lettres, l’écriture arménienne a été inventée par le moine Mesrop au Ve siècle pour rendre la liturgie et la Bible accessibles aux Arméniens. Jean-Pierre Mahé, professeur émérite de l’École pratique des hautes études, souligne que « pendant des siècles, la culture arménienne s’est développée par sa littérature et son enracinement chrétien, indépendamment des vicissitudes de l’histoire ». Or, il constate que « l’usage de l’arménien décline inexorablement ». Plus encore, la langue liturgique qui contient de nombreux archaïsmes est paradoxalement devenue incompréhensible pour la plupart des fidèles. Mgr Teyrouzian voit là un important chantier pour les années à venir : célébrer la liturgie arménienne en français, comme elle l’est en arabe en Syrie ou au Liban. Cette ouverture qui passe par la langue doit se prolonger dans le développement du catéchisme, qu’il souhaite mieux organiser. Pour lui, « la communauté doit tisser des liens en son sein ».
Le rite arménien conserve une spiritualité propre et des spécificités. Sa liturgie est celle de saint Jean Chrysostome. Son credo se rapproche du symbole de Nicée-Constantinople, avec parmi les variantes notables une incise concernant le Christ, « qui a pris corps, âme et esprit [de la Vierge Marie], et tout ce qui est dans l’homme, en vérité et non par apparence ». L’Église catholique arménienne a son propre calendrier liturgique, distinct à la fois du calendrier julien des gréco-catholiques et du calendrier grégorien des latins, mais qu’elle partage avec l’Église apostolique arménienne (séparée de Rome).
Comme d’usage dans les Églises orientales, des hommes mariés peuvent être appelés à la prêtrise. Les églises arméniennes n’ont pas d’icônes, et demeurent proches intérieurement des églises latines. De même, il n’y a pas à proprement parler d’iconostase, mais un rideau est tiré entre le célébrant et l’assemblée au moment de la consécration. La spiritualité arménienne, incarnée par saint Grégoire de Narek au Xe siècle ou saint Nersès Snorhali au XIIe siècle, relie les célébrations liturgiques rassemblant la communauté et la méditation intérieure par laquelle chaque croyant se purifie le cœur.
Pourtant, les relations de l’Église arménienne et de l’Église catholique se sont un moment suspendues. Au Ve siècle, empêchés par la guerre d’assister au concile de Chalcédoine, les évêques arméniens voient dans les formulations qui leur sont transmises un retour aux hérésies condamnées par le concile œcuménique d’Éphèse. Séparée de Rome et de Byzance par les guerres et les invasions arabes, l’Église arménienne persévère dans l’isolement jusqu’aux croisades.
Un royaume arménien se forme alors en Cilicie, dont les évêques renouent le dialogue avec Rome. Le concile de Florence-Ferrare au XVe siècle institue la réconciliation, générant l’Église catholique arménienne. L’Église apostolique arménienne, alors recluse dans les territoires de l’ancienne « Grande Arménie » sous le joug des Mongols puis des Turcs, ne peut participer à ce rapprochement, et reste autocéphale. Il n’existe pourtant plus aucune divergence théologique entre les deux courants, et les signes de rapprochement sont nombreux.
Mgr Teyrouzian s’interroge : comment retrouver l’élan spirituel des siècles passés, élan qui a survécu aux persécutions arabes, mongoles et turques ? Les tâches pastorales semblent immenses. Il est vrai aussi que la communauté catholique arménienne s’est exilée en France pour s’y installer définitivement, et a donc privilégié l’intégration. Aussi nombre de fidèles arméniens catholiques ont-ils adopté le rite latin, devenu plus accessible avec l’abandon progressif de l’usage de la langue arménienne. La renaissance récente d’un État arménien libéré des persécutions soviétiques n’a pas changé cette perspective : en effet, l’Église catholique arménienne est désormais très peu implantée en Arménie, qui a surtout été le refuge des Apostoliques ; mais surtout, tous les liens avec les origines ont été brisés par le génocide, et les survivants des familles catholiques arméniennes ont tous émigré. Jean-Pierre Mahé ajoute que « l’Arménie actuelle, prise entre la Russie et l’Azerbaïdjan soutenu par la Turquie, reste en proie à de nombreuses difficultés économiques et sécuritaires ». Les catholiques arméniens ne peuvent espérer un retour vers un passé révolu, qu’il se situe en Turquie, au Proche-Orient ou en Arménie.
Face aux difficultés qu’elle rencontre en France, l’Église catholique arménienne n’a pas dit son dernier mot. Certaines communautés sont en effet très dynamiques, comme celle de Limoges. L’importante communauté de Toulouse réclame aussi un prêtre. Mgr Teyrouzian, qui veut donner la priorité à la pastorale, estime qu’il faut à nouveau évangéliser la communauté arménienne, aller la trouver là où elle est. Il compte pour ce faire sur plusieurs candidats à la prêtrise, dont certains hommes mariés. « Le premier obstacle est matériel : il faut réfléchir à la manière de le résoudre », souligne-t-il. Il note aussi l’intérêt de nombreux catholiques de rite latin pour l’Église arménienne, notamment des professeurs d’université : la matière est bien là, il faut la mettre en forme.
Pour Sahag, jeune Arménien engagé dans son Église, « la transmission de la tradition est fondatrice d’une identité chrétienne : elle est de plus en plus difficile à cause de la globalisation ». La sécularisation qui frappe la communauté arménienne est un fait qui n’effraie pas Alexandre, séminariste pour l’Éparchie arménienne : « Face à la déchristianisation, il faut miser sur les activités pastorales, proclamer l’Évangile, et découvrir qui est le Christ… Il faut générer une dynamique, dépasser l’identification passive entre identité arménienne et christianisme. » ■
Toutes les photos de la Divine Liturgie arménienne à Notre-Dame de Paris, le dimanche 26 avril.