Catholicisme et nation française - France Catholique
Edit Template
Noël : Dieu fait homme
Edit Template

Catholicisme et nation française

Signé entre le pape Léon X et François Ier le 18 août 1516, le concordat de Bologne crée un lien inédit entre l’État et l’Église. La tradition complexe du gallicanisme va marquer la nation française jusqu’à la loi de 1905. À l’occasion du cinquième centenaire de ce traité, un colloque (« Le religieux et la cohésion nationale : du Concordat de Bologne à la Séparation. » Communications de Jean-Paul Durand, Bertrand Marceau, Frédéric Chavel, Joseph Bergin, Lucien Jaume, Françoise Mélonio, Marie-Claude Blais, Jacqueline Lalouette, Laurent Villemin, Bernard Bourdin. Conclusion par Mgr Gérard Defois.) s’est tenu les 13 et 14 octobre 2016 à l’Institut catholique de Paris et de nombreux intervenants se sont interrogés sur le rôle du religieux dans la cohésion nationale. Nous avons demandé au professeur Bernard Bourdin d’évoquer ces travaux.
Copier le lien

Pourquoi remonter à Bologne ?

Bernard Bourdin : Il faut situer ce concordat dans ce qui le précède : l’émergence de l’idée d’Église gallicane depuis la crise des antipapes et la solution apportée à cette crise par le conciliarisme qui affirme la supériorité des conciles sur les papes (concile de Constance, 1414 à 1418). Les papes ont vite réaffirmé leur autorité. Cependant, la théorie conciliariste a nourri en France l’idée d’une Église nationale, d’une Ecclesia gallicana, dont les libertés devaient être protégées par le roi contre les empiétements pontificaux. Le lien entre conciliarisme et gallicanisme s’est opéré grâce au concept canonico-ecclésiologique de representatio qui est venu contrecarrer la plenitudo potestatis. Avec la representatio, l’autorité du concile est justifiée parce qu’elle représente l’ensemble de la Chrétienté via les différentes autorités ecclésiastiques mais aussi via les autorités laïques et nationales. Pour que l’Église soit vraiment universelle, il fallait qu’elle fût représentée de manière universelle. Ce concept de representatio va inspirer la philosophie politique, à commencer par celle de Hobbes au XVIIe siècle. Il faut se souvenir que l’ecclésiologie a inspiré notre théorie politique de la représentation. Mais c’est le gallicanisme qui s’inspire d’abord de cette théorie de la représentation, puisqu’il affirme représenter l’Église du royaume de France…

Quel a été le rôle de la Pragmatique sanction de 1438 ?

La Pragmatique sanction de Bourges a favorisé l’essor d’un gallicanisme ecclésiastique démocratisant revenant à la vieille tradition élective. Le gallicanisme n’a jamais été une doctrine unifiée : il y a un gallicanisme ecclésiastique, un gallicanisme royal et, entre les deux, un gallicanisme plus ombrageux, le gallicanisme parlementaire, judiciaire – surtout celui du Parlement de Paris…

La Pragmatique Sanction de 1438 ne dure pas. Comme l’a dit le professeur Jean-Paul Durand à notre colloque, dès le règne de Louis XI on prépare une autre solution en vue d’un concordat. Ce concordat ne sera signé qu’après la bataille de Marignan. François Ier peut alors affirmer sa souveraineté. La situation a évolué : le conciliarisme disparaît vers 1460 quand le pape Pie II, qui avait été lui-même conciliariste, se trouve en position de force dans une papauté renouvelée. Le conciliarisme, s’il s’était développé, aurait abouti à un « parlement » de l’Église et c’est cette perspective que la papauté a refusée – comme vous le savez, cette tension se retrouvera plus tard dans le champ politique…

Que dit le concordat de 1516 ?

François Ier ne veut pas d’un principe électif. C’est le gallicanisme royal qui va l’emporter sur le gallicanisme ecclésiastique et arrimer l’Église du royaume au roi de France. Le destin de l’Église gallicane est complètement changé par rapport à son inspiration initiale. Il en sera ainsi jusqu’à la Révolution.
Les Guerres de religion, qui affaiblissent momentanément la monarchie, conduisent, à partir d’Henri IV, à identifier l’Église gallicane à la deuxième monarchie absolue, celle qui va de Henri IV à Louis XVI. Cela parce que le démocratisme était passé, pendant les Guerres de religion, du côté de la Ligue : les ligueurs avaient procédé à l’élection d’un roi, Charles de Lorraine, qui leur convenait. Le principe électif, qui inquiétait le pape, a été corrompu par le vieux gallicanisme qui subsistait dans la Ligue.

Bien entendu, le gallicanisme des parlements demeure. Il est même très vigilant et refuse d’entériner le concile de Trente : la France est le seul État catholique qui n’a jamais fait du concile de Trente une loi de l’État !
On ne saurait parler de laïcité à cette époque mais nous voyons poindre une approche très française qui consiste à distinguer ce qui relève d’une loi ecclésiastique et ce qui relève de l’État.

Pourquoi le refus du concile de Trente ?

Le Parlement de Paris estimait que ce concile contredisait les libertés de l’Église gallicane. Le Parlement ne pouvait accepter que les évêques soient d’émanation pontificale alors que la thèse gallicane soutenait qu’ils étaient de droit divin et qu’ils échappaient par conséquent à la juridiction pontificale.
Le concordat de Bologne servait aussi de régulateur dans les relations entre royauté française et papauté. Ce concordat a évité tout schisme entre le Siège romain et l’Église de France – alors que l’idée d’établir une Église nationale comme en Angleterre agitait certains milieux gallicans à la fin du XVIe siècle. Grâce au concordat, les rôles sont bien répartis : le pape apporte l’investiture canonique à une nomination épiscopale qui est foncièrement royale. Dans les Quatre articles de 1682, Bossuet considère que l’autorité de la papauté est en communion avec celle des évêques – thèse conciliariste –, que le roi de droit divin n’est pas soumis à l’autorité temporelle du pape, et que les conciles ont la primauté – ce qui ne correspond plus du tout à la réalité…

Comment la Constitution civile du clergé a-t-elle été traitée au cours du colloque ?

Nous sommes là devant l’aboutissement de forces qui étaient à l’œuvre dans ce qui devient l’Ancien Régime et au point de départ d’un nouveau mouvement. La Constitution civile révèle le défi qui se pose aux révolutionnaires : comment liquider l’Ancien Régime tout en gardant les institutions utiles ? Le roi n’est plus de droit divin, l’Église ne peut plus être l’Église de la monarchie mais le nouveau pouvoir politique en a besoin. Un comité se met donc en place pour rédiger cette Constitution civile : il va se nourrir des idéaux de tous les opposants à la monarchie absolue depuis la fin du règne de Louis XIV – de tout le courant radical, janséniste, qui va se retrouver très à l’aise dans le bouleversement révolutionnaire. Ce courant a cru enfin faire prévaloir ses thèses et que celles-ci convergeaient avec les idéaux révolutionnaires – notamment le principe électif. Bien sûr, ce principe électif est très ancien et il est en sympathie avec l’idéal d’une future démocratie moderne, avec le principe de la souveraineté du peuple. C’est d’ailleurs un des principaux points de la Constitution civile du clergé : élection des prêtres et des évêques dans les départements par tous les citoyens – y compris les protestants et les juifs. On voit bien ici la confusion entre l’Église et la nation : l’Église doit légitimer la souveraineté nationale. Cette confusion entre religieux et politique provoque l’échec de la Constitution civile : elle ne permet pas une véritable laïcité, elle crée une situation schismatique avec le Siège romain. La Révolution qui a déclaré les droits de l’homme en 1789 comprend qu’elle a besoin d’un ciment national. Elle va le chercher du côté de la vieille religion mais l’idéal des droits de l’homme a pour conséquence la liberté religieuse : chacun peut penser ce qu’il veut. Ce dilemme est celui de la nation-contrat, qui est complétée par une religion civile dont on cherche la source dans une religion, catholique, qui n’est pas faite pour cela. D’où un compromis boiteux – sur le rôle de l’Église comme sur la fonction royale – qui ne pouvait pas tenir. Les deux piliers de l’Ancien Régime, l’Église et le roi, sont convoqués pour assurer la cohésion et ils sont en même temps neutralisés. Louis XVI n’accepte pas cette neutralisation et c’est la fuite à Varennes. Quant au clergé de France, il se divise entre constitutionnels et réfractaires…

Pour sortir de l’impasse, Napoléon propose un nouveau concordat…

Bonaparte en revient à la religion historique de la France mais pas sur le modèle de la Constitution civile du clergé. L’Église romaine retrouve ses droits et remet d’aplomb l’Église de France. Le catholicisme n’est plus une religion d’État mais la religion de la majorité des Français – c’est une religion naturelle qui ne dit pas son nom, elle fournit une morale et un ciment à la nation. Tel est le nouveau concordat : l’Empereur joue un rôle déterminant dans la nomination des évêques et il y a une nouvelle répartition des tâches entre pouvoir politique et papauté. Cette répartition va durer jusqu’à la Séparation de 1905. Nous avons alors une Église néo-gallicane : dans les articles organiques que Bonaparte fait rédiger sans en parler au pape, il est clairement stipulé que les séminaristes doivent apprendre par cœur les fameux Quatre articles de Bossuet ! Pie VII n’était pas content mais Bonaparte fait là un acte de souveraineté, comme François Ier en 1516 après Marignan, comme Henri IV qui fait adopter l’édit de Nantes après ses victoires militaires, comme en 1790 puisque la Constitution civile est l’acte d’une souveraineté naissante.

Aux moments charnières de l’histoire de France, nous voyons des actes de souveraineté se réaliser hors desquels l’État et la nation ne seraient rien.
Le peuple allemand s’est constitué notamment par la langue allemande. La nation française s’est faite par sa construction étatique : son identité repose sur l’État, contre les féodaux, contre la noblesse et contre une religion qui peut faire obstacle à la cohésion interne et dont l’État a pourtant besoin. Nous sommes souvent confrontés à des ruptures mais celles-ci relancent à chaque fois une préoccupation de continuité.

Comment situer la loi de Séparation dans cette dialectique ?

La loi de 1905 est l’accomplissement du projet répu­blicain depuis les débuts de la IIIe République. Compte tenu de l’émergence des courants de pensée positiviste et spiritualiste, le régime ne pouvait pas maintenir la structure concordataire qui portait en elle une part de l’héritage néo-gallican. Mais il y a aussi une continuité, pour que l’État se rende souverain, sur les bases philosophiques qui sont les siennes : son spiritualisme, une certaine forme de laïcité… Les républicains ont été cohérents en provoquant la rupture, mais ils restent dans une logique de souveraineté : on ne peut pas être souverain si l’on n’a pas un « principe spirituel » qui convient à cette souveraineté. Il faut bien distinguer l’éthos de conviction et la structure formelle qui est toujours celle d’un régime de souveraineté.

Votre colloque a souligné l’opposition de Rome à la loi de 1905 puis son acceptation de la laïcité après la Seconde Guerre mondiale… ce qui est intéressant du point de vue de la cohésion nationale. Mais aujourd’hui les différentes sortes de laïcité nous mènent à la confusion…

Confusion : c’est le mot juste. Jusqu’au milieu des années quatre-vingt, les conflits entre Église et pouvoir politique se résolvaient parce que le pouvoir souverain éprouvait toujours le besoin de pacifier. Entre la sacralité républicaine laïque – dès qu’il y a souveraineté il y a sacralité – et la sacralité catholique mise à mal par la législation, il fallait arriver à une entente. Mais après la grande confrontation de 1984, les enjeux se sont déplacés.
Cette situation tient pour une part à la construction européenne, et donc à des renoncements de souveraineté, mais aussi à une moindre exigence de conscience nationale, à une individualisation des mœurs. La souveraineté quant à elle porte la marque du théologico-politique, c’est une forme de transcendance qui est toujours présente et qui appelle à une vision exigeante du collectif. Que ce soit sous une forme royale-catholique ou sous une forme républicaine-laïque, le schème demeure.

Dès l’instant où l’on bascule dans un monde de l’après-souveraineté, le post-étatique va de pair avec le post-national. Du coup, la laïcité, qui est liée au concept et à l’histoire de la souveraineté, ne peut plus être la norme d’un ordre public qui allait de soi. La laïcité est aujourd’hui orpheline de la souveraineté qui est le moteur de la cohésion nationale. La souveraineté, la nation et la laïcité ne sont pas dissociables. Si la souveraineté et la nation sont disqualifiées, si la souveraineté est tiraillée entre Bruxelles et un néo-féodalisme que nous appelons néolibéralisme (qui n’est pas seulement économique), nous en revenons, analogiquement bien sûr, à la situation du premier millénaire de l’histoire européenne.

Comme la laïcité est orpheline de ce qui l’a engendrée, elle est l’objet de mille et une exégèses parmi lesquelles on repère la laïcité rigide d’un Jean-Luc Mélenchon par exemple et la laïcité des libéraux, sympathique, accueillante, qui plaît à tous les religieux. Mais cette séduction exige de prendre un peu de hauteur ! Le choix binaire entre une laïcité fermée, ringarde, et une laïcité qui propose une apologie de la diversité dans laquelle chacun trouvera sa place est un piège car nous nous trouvons en présence de deux symptômes : le modèle laïque de la IIIe République est mort mais la solution libérale, « diversitaire », révèle le problème sans apporter de solution. Seules l’École et l’Université gardent la vocation à être les hauts lieux d’une transmission de la culture et de la civilisation – notamment par le biais de l’histoire. C’est par un récit national commun – à réinventer – que nous pourrons trouver un nouveau modèle de cohésion nationale.

Quant à la cohésion nationale, les religions peuvent-elles jouer un rôle ?

Je m’en tiens ici au catholicisme qui est la religion que je connais le mieux. Il est bon que les catholiques parlent à tout le monde, mais l’Église catholique ne doit pas avoir peur de parler à la nation. Elle doit jouer son rôle politique dans son ordre propre. Dans un régime de séparation, où l’Église n’a pas à se mêler des affaires de l’État, elle a pourtant un rôle politique en vertu de sa mission spirituelle et elle a, par exemple, beaucoup à dire sur le civisme.

Regardons notre histoire : quand les institutions politiques vont mal, l’Église peut jouer un rôle majeur comme elle l’a fait après l’effondrement de l’Empire romain en favorisant l’essor d’autorités politiques temporelles : je pense à l’alliance entre Pépin le Bref et l’évêque de Rome. Nous vivons dans un autre monde, mais la « dépression politique » que l’Europe traverse, devrait conduire les autorités spirituelles à suppléer (non les remplacer, bien évidemment !) aux défaillances du politique, lui insuffler une énergie qui lui fait défaut, et que devrait naturellement apporter une politique souveraine. L’Église de France, en raison de son ancienneté, peut remplir cette mission sans porter atteinte à la pluralité des religions et des philosophies.