Qu’un des responsables du génocide cambodgien ait été condamné à 30 ans de réclusion – le jugement du tribunal international a enfin été rendu le 26 juillet – peut paraître infime eu égard à l’horreur qui fut décidée et organisée par le régime des Khmers rouges. Mais la notion de crime contre l’humanité, telle qu’elle s’est inscrite progressivement dans le droit international à la suite de Nuremberg, où furent jugés les criminels nazis, a le mérite de rendre irrémissible l’atteinte suprême à la condition humaine. André Frossard en avait fait la saisissante démonstration au procès Barbie à Lyon au cours d’un témoignage qui avait balayé les ultimes objections. C’est la transgression absolue qui est en cause, celle qui autorise à massacrer un peuple entier parce qu’on s’estime délié de tous les interdits et donc en mesure de s’arroger un droit de vie ou de mort sur tous ses semblables.
Douch, le Khmer rouge qui vient d’être condamné, ne saurait à lui seul représenter le système dont il fut l’agent dans le périmètre d’un camp de torture et d’extermination. Il a néanmoins sa responsabilité irrécusable pour les crimes qu’il a commandés et exécutés. On ne peut que souhaiter, pour lui et ses pareils, une véritable odyssée de la conscience qui permette, en quelque sorte, une réappropriation de soi-même. Car la participation à de tels crimes de masse ne va pas sans renier sa propre humanité, dans le gouffre vertigineux d’une dépossession du sens du bien et du mal, de la négation radicale du prochain, nié, dirait Lévinas dans son visage même.
Il est vrai que ces crimes de masse n’auraient pas été possibles sans ce que Soljénitsyne appelait le caractère multiplicateur de l’idéologie, c’est-à-dire la force d’entraînement qui produit la fanatisation des individus mis au service d’une utopie désastreuse. L’idéologie des Khmers rouges se fondait sur le projet insensé de créer un peuple régénéré. C’était certes reprendre un mythe vieux comme la Révolution, mais qui ne fut poussé à ses extrêmes conséquences que parce que nul obstacle moral n’était admis à le contrecarrer ou même à le modérer. Et ce n’est pas sans quelque pincement au cœur qu’on se rappelle que certains de ces criminels contre l’humanité furent formés chez nous, sur les bancs de certaines de nos facultés.
Nous savons que le peuple cambodgien a survécu en dépit du génocide. La mémoire de son malheur, dont la justice ne le consolera pas, pourra toutefois susciter le courage et la fierté des lendemains, ne serait-ce que pour être digne du sacrifice consommé.
Pour aller plus loin :
- Affaire Ulrich KOCH contre Allemagne : la Cour franchit une nouvelle étape dans la création d’un droit individuel au suicide assisté.
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- 8-9-10 mai, deux jours Lyon-Centre pour les jeunes
- AU CŒUR DE L’INCONNU (Suite et fin)
- Vladimir Ghika : le contexte politique avant la guerre de 1914-1918