UN MONSIEUR, L’AUTRE JOUR, expliquait à France-Culture comment il assumait sa virilité, et je pensais à l’argumentation si profonde et si vraie de Rousseau sur, ou plutôt contre, les spectacles.
Jean-Jacques redevient, on le sait, à la mode1, c’est-à-dire que force gens, au fond parfaitement d’accord sur l’essentiel, feignent, pour faire du bruit, d’échanger force coups de bâtons, mais sur son dos, car il est mort, on ne le retrouvera ni au comité de lecture de tel éditeur qui peut vous nuire, ni à la chronique littéraire de tel journal. Rousseau a tant écrit et s’est tant contredit qu’on peut toujours le rosser, il l’a bien mérité par quelque endroit.
Mais venons à l’argument.
Rousseau dit qu’il ne faut pas montrer les passions des hommes (au passage bâtonnons-le un peu, si l’on veut, car tout le déballage de la littérature passionnelle des deux derniers siècles est né des six premiers livres de ses Confessions2). Il ne faut pas, dit-il, montrer les passions, car c’est faire découvrir à qui vous lit que les autres sont aussi pitoyables, aussi mauvais, aussi corrompus et hypocrites que vous-même, cela détourne vos regards des modèles héroïques dont jusque-là vous faisiez votre idéal, et l’idée funeste s’installe peu à peu en vous que si « tout le monde fait cela », certes quand je me considère tel que je suis sous mon propre regard et sous celui de Dieu, la honte me prend, mais en découvrant tant d’hommes intérieurement aussi peu reluisants que moi, me voilà soulagé, toute honte se va dissipant3.
L’expression des passions (surtout au théâtre dit Rousseau, mais qu’aurait-il ajouté connaissant le cinéma et la télévision !) est donc mauvaise, elle enfonce l’homme dans sa médiocrité, lui ôte toute envie de se réformer, de s’améliorer et, crime suprême, elle dépossède l’humanité de ses héros, elle éteint ses phares, elle lui vole les sublimes modèles dont les vertus peu à peu la sortent de la barbarie.
Depuis Rousseau, on s’est du reste avisé que c’était insuffisant : comme, malgré tout, les phares de l’humanité se voient de loin, on démystifie le héros, on le fouille à la loupe, on s’efforce de ne le montrer que par ses côtés mesquins et misérables. Ce ne sont plus ses exploits ni même ses crimes qui intéresseront chez Richelieu, ce sont ses hémorroïdes (suggestion désintéressée pour un livre sûr à la vente : expliquer la Guerre de Trente ans et le traité de Westphalie en 500 pages par les hémorroïdes de Richelieu, titre : la Chaise percée. Mais peut-être arrivè-je trop tard ? Peut-être existe-t-il déjà, ce livre enfin véridique ?).
Enfin, même s’il n’y a pas moyen de trouver la moindre hémorroïde, Freud est là avec sa « sublimation », qui prouve que toute grandeur chez l’homme n’est que le déguisement d’une bassesse.
Ce monsieur, donc, assumait sa virilité dans le micro de France-Culture, écho fidèle du bavardage parisien. Et le public, par téléphone, l’interrogeait. Et de ce dialogue de l’exhibitionniste avec un public assuré de l’anonymat naissait l’impression si forte de l’âme dévoilée.
Seules la radio et la télévision permettent ce jeu-là, surtout la radio, où le déshabillage peut aller aussi loin que l’on veut sans se heurter à l’obstacle de l’image. Ficelles, cependant, car ainsi que Pierre Schaeffer4 ne cesse de l’écrire depuis trente ans, la seule vraie réalité dans l’« Objet sonore » n’est ni dans celui qui parle, ni dans celui qui l’interroge, ni dans le réalisateur qui dans la coulisse croit fabriquer leur relation occulte, elle est dans leur combinaison inattendue, objet d’art si l’on veut, mais surgi de leur enchaînement au micro et aux silences qu’il faut remplir.
Dans ce cas particulier, on ressentait l’insatisfaction du monsieur venu là pour dire une chose et qui se trouvait contraint à en dire une autre, l’impuissance de l’intervieweur, en l’occurrence une dame, à faire dire ce qu’elle eût voulu entendre, l’impuissance enfin du présumé tireur de ficelles qui voyait ses marionnettes lui échapper. Dès lors, en définitive, qu’était-ce donc qui s’exprimait là, et qui n’était aucun des protagonistes ?
Question probablement obscure même aux lecteurs de ce journal qui, comme tout le monde, s’imaginent sans doute simplement entendre M. X… interviewé par Mme Y…
Pourtant, chacun parle de l’« influence des mass media », mais croyant entendre par là que cette influence appartient à quelqu’un.
Eh non ! Cette influence va on ne sait où, comme la technologie dans son ensemble, qui n’obéit jamais aux contraintes qu’on croit lui imposer, ni à la planification, ni à la loi, ni à la volonté d’un tyran. N’est-il pas singulier, quand on lit le premier livre d’un évadé tout frais émoulu des asiles psychiatriques soviétiques encore tout imprégné d’halopéridol (a)5, de découvrir qu’on n’a rien à apprendre à ce malheureux, et que toute la vérité du monde extérieur parvenait toujours à trouver son chemin à travers la propagande, les barbelés, les barreaux, le silence de son cul-de-basse-fosse, les hallucinations de son cerveau détraqué par la drogue, jusqu’à son âme presque éteinte ?
Nous autres Français, nés malins, nous demandons encore quelle puissance cachée manipula les mass media pour en faire le Watergate6. Le plus puissant monarque du monde chassé par la presse ! Une presse obéissant à qui ? De même, qui, en réalité commande les fameuses et apparemment toutes-puissantes multi-nationales ? Et qui l’attaque universelle contre les multi-nationales ?
Interrogez le Café du Commerce : chacun a sa réponse, généralement malveillante.
Mais il faut aller au fond : quand on s’est bien complu dans l’accusation, croit-on qu’un homme, ou un groupe d’hommes, pourrait par exemple retourner l’Union soviétique comme un gant ? Relisons Notre Jeunesse, de Péguy, publié je crois vers 1905. Péguy était ce qu’on appelait alors « socialiste », et maintenant ultra-gauchiste : n’empêche, en quelques phrases de bronze, ce socialiste annonce l’avènement du socialisme, puis son inéluctable transformation en stalinisme vingt ans avant, et sans soupçonner qu’il nous viendrait de Russie.
Alors ? Péguy voyait-il dans l’avenir ? Il voyait dans le présent. Il voyait les ressorts de l’Histoire. Et que les hommes n’ont sur eux nulle prise, et que ces ressorts obéissent à ce que les Anciens appelaient le Destin, et nous la Providence7.
Nous les jugeons cruels. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Que notre âme, ou appelez cela comme vous voudrez, n’est pas de ce monde, puisque nous ne comprenons pas où ils nous mènent, et qu’ils écrasent en passant nos désirs trop courts. L’enfant que son père conduit chez le dentiste trouve son père cruel. Quand il sera grand, il ira de lui-même chez le dentiste. Tout adultes que nous sommes, nous gémissons sous la roulette qui taraude une invisible carie. Mais le Dentiste sait, Lui, le but qui nous reste caché. Il me semble parfois l’entrevoir en écoutant trois aveugles comme moi échanger des propos qu’ils s’étonnent de dire.
Aimé MICHEL
(a) Voir par exemple, de Leonide Plioutch : Dans le Carnaval de l’Histoire.
Chronique n° 299 parue dans France Catholique – Ecclesia – N° 1618 – 16 décembre 1977
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 10 juin 2014
- On s’apprêtait à fêter le bicentenaire de la mort de Rousseau (1712-1778) ce qui explique peut-être en partie cette mode dont il fut l’objet.
- Rousseau écrivit ses Confessions à la fin de sa vie. Dans son esprit, elles ne devaient paraître que longtemps après sa mort. Les six premiers livres, auxquels on peut adjoindre le livre VII, forment la première partie de l’ouvrage. Ils évoquent le paradis de l’enfance et content la vie de l’auteur de sa naissance en 1712 à Genève jusqu’à son départ pour Paris en 1742. Écrits en plusieurs années, ils sont gais et enjoués. La seconde partie, au contraire, écrite en quelques mois seulement à une époque où Rousseau, brouillé avec presque tous ses amis, est devenu méfiant et solitaire, décrit l’accablement de la vieillesse et est empreinte de tristesse.
- Sur ce thème de la honte, voir la chronique n° 264, Les métamorphoses du péché – De la culpabilité à la honte et de la quête du pardon à celle de l’estime publique (04.11.2013), parue un an auparavant.
- Pierre Schaeffer, polytechnicien, homme de radio, musicien et écrivain fut à la fois le patron d’Aimé Michel au Service de la Recherche de la Radio-Télévision Française et son ami. Nous avons déjà évoqué en quelles circonstances ils se rencontrèrent (voir les chroniques n° 242, La cathédrale engloutie – La culture français ligotée par les cancres et mise au tombeau, 07.10.2013, et surtout n° 254, Viking et l’autre façon américaine d’être plombier – L’univers aime s’amuser et il aime bien ceux qui s’amusent avec lui, 28.01.2013), les recherches effectuées plus tard par Aimé Michel dans ce service (n° 37, L’antipsychiatre et la boutonnière, 08.02.2010 et n° 141, Du crustacé aux mass media – La communication de l’information et son évolution, 18.10.2010), ainsi que la nature de ses relations avec Pierre Schaeffer (n° 146, Nous autres crétins – Lettre ouverte à M. Maurice Druon, ministre de la Culture, 22.12.2010).
- L’halopéridol découvert en 1959 a, comme les autres neuroleptiques, une action sédative capable de réduire les délires et les hallucinations. Il fut largement utilisé par les psychiatres soviétiques pour « traiter » les dissidents, surtout au temps de Léonide Brejnev (1964-1982). Cette « psychiatrie punitive » prit ainsi le relai des camps de travail après que le Goulag ait été dénoncé par Khrouchtchev (voir la note 4 de la chronique n° 224, Les vivants et la mort, 20.08.2012). Les hôpitaux psychiatriques se multiplient, notamment dans les prisons tandis que d’autres sont gérés directement par le KGB. Le Code criminel y prévoit l’internement des auteurs « d’actes socialement dangereux » tels que la « diffusion de propagande mensongère diffamant l’État soviétique et son système social », la « profanation de l’hymne national ou du drapeau de l’État », l’« organisation ou [la] participation à des actions collectives portant atteintes à l’ordre public ». Les non-conformistes et les dissidents sont réputés atteints de « schizophrénie lente ». L’utilisation de ce diagnostic mal défini (et non reconnu par la psychiatrie occidentale) à des fins répressives est soutenue par des psychiatres soviétiques de renom.
Léonide Plioutch, le mathématicien ukrainien que mentionne Aimé Michel, fut condamné en 1972 pour agitation et propagande antisoviétiques. A Kiev on le trouve en bonne santé mentale mais à l’Institut Serbski de psychiatrie judiciaire de Moscou on diagnostique une schizophrénie. Il est interné et traité à l’halopéridol au point d’être atteint de troubles du mouvement très douloureux. Les militants des droits l’homme, comme André Sakharov, prennent sa défense et obtiennent sa libération et son expulsion d’URSS au bout de quatre ans et demi de mauvais traitements.
Dans son livre Jugement à Moscou. Un dissident dans les archives du Kremlin (Robert Laffont, 1995) le dissident Vladimir Boukovsky écrit « Il est indéniable que l’utilisation de la psychiatrie comme instrument de répression politique fut le crime contre l’humanité le plus criant de l’après-guerre. La postérité s’en souviendra dans des siècles, comme nous nous souvenons de la guillotine de la Révolution française, comme demeure dans l’histoire le goulag stalinien et les chambres à gaz hitlériennes » (p. 209 ; cité par Micheline Mehanna, www.psyetdroit.eu/wp-content/uploads/2012/10/MML-Le-goulag-psychiatrique.pdf). Pourtant, en 1998 encore, un psychiatre du trop fameux Institut Serbski, le professeur Fedor Kondratiev, niait que la psychiatrie ait été utilisée à des fins politiques (voir www.liberation.fr/monde/1998/08/04/la-psychiatrie-punitive-sujet-tabou-en-russie-un-medecin-conteste-l-usage-de-la-psychiatrie-a-des-fi_244928). Pire encore : en mai 2012, à la suite d’une manifestation de protestation contre Vladimir Poutine, l’opposant Mikhaïl Kosenko a été incarcéré dans un hôpital psychiatrique pour suivre un traitement forcé (www.la-croix.com/Actualite/Monde/En-Russie-la-crainte-du-retour-de-la-psychiatrie-punitive-2013-10-11-1039507).
- Sur Nixon et le Watergate, voir la note 2 en marge de la chronique n° 48, Les casseurs de Babylone, parue ici le 05.07.2010.
- Aimé Michel n’a jamais négligé la possibilité de catastrophes mettant un terme à l’aventure humaine, ainsi lorsqu’il écrit, en 1973, bien avant les avertissements actuels du GIEC : « il suffit de notre insouciance pour assassiner la terre et que nous crevions comme des rats dans un bateau qui sombre » (chronique n° 129, L’attentat contre la biosphère, mise en ligne le 8.10.2012). Pourtant il a toujours conservé son espérance comme le montre la fin de la présente chronique. Ailleurs il écrit dans la même veine : « depuis le fond de la préhistoire, l’humanité n’a jamais cessé d’accélérer. Ce n’est pas seulement une loi historique, c’est une loi de la vie. En d’autres termes, c’est une loi de la Providence. Pourquoi aurions-nous peur ? “Ne craignez point” » car, ajoute-t-il « je crois naïvement que ce qui nous fait courir, c’est que nous allons quelque part ; et que si nous ne savons pas où, quelqu’un le sait. » (chronique n° 317, Il ne sert à rien de ronchonner, dans La clarté au cœur du labyrinthe, Aldane, 2008, www.aldane.com, pp. 340-342).