Quand j’étais au CE1, j’ai sauté d’un arbre dans les bois près de chez moi. J’ai atterri sur les pieds mais le sol était inégal et j’ai tendu les mains pour aider à amortir ma chute. Au lieu de trouver de la boue, des feuilles sèches ou des racines noueuses, ma main droite a rencontré les tessons d’une vieille bouteille de bière. Le verre brisé a profondément pénétré ma paume de main en-dessous du pouce.
J’ai serré mon poignet pour essayer de ralentir le saignement. Je craignais de l’augmenter en courant, donc j’ai délibérément marché jusqu’à la maison. Je me rappelle avoir fait attention de ne pas tacher mes vêtements. Mon père, médecin, jeta un regard à ma main et dit : « il semble que tu vas avoir besoin de quelques points de suture ».
Là j’ai craqué et éclaté en sanglots.
Je n’avais jamais eu besoin de points de suture jusqu’alors. Je suppose que j’en étais assez fier. Je m’étais déjà blessé auparavant bien sûr. Des bosses, des bleus, des coupures, des entorses. Mais toutes étaient de ce genre de choses qui disparaît simplement avec le temps. Jusqu’à ce moment-là, la guérison signifiait que les choses revenaient à leur état initial. Bon comme neuf.
Cette entaille sur ma main était différente. Cela n’allait pas disparaître avec le temps. Les choses n’allaient pas toujours revenir à ce qu’elles étaient avant. Ce ne serait jamais plus « bon comme neuf ». Depuis ce jour j’ai une cicatrice irrégulière de plus de deux centimètres sur la paume droite. Cela a été cette prise de conscience, cette notion immédiate de la corruptibilité irréversible de mon propre corps qui m’a autant affecté. Je ne l’aurais pas exprimé ainsi à l’époque, mais c’était plutôt une tâche difficile pour un gamin de huit ans.
Inutile de le dire, alors que j’atteins l’âge mûr, je peux me rappeler de nombreux moments similaires impliquant des blessures et des pertes bien plus grandes qu’une coupure et quelques points de suture sur la main.
Je suis peut-être seul à le penser, mais les jours actuels semblent porter toujours plus de souvenirs de la corruption autour de nous. C’est peut-être la pandémie. […] Peut-être notre politique interminablement éreintante. Peut-être la folie d’une culture qui divorce de plus en plus d’avec la réalité. Peut-être les scandales déstabilisants et les échecs de l’Église ces dernières décennies. Peut-être tout cela ensemble.
Peut-être que, d’une façon ou d’une autre, cela revient au même. Après tout, « les renards ont des terriers, les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l’Homme n’a rien pour reposer sa tête ».
Mon but n’est pas de déplorer la condition humaine, aussi désolante qu’elle puisse être. Il y a quelque chose d’inconvenant chez un catholique qui se plaint de l’époque où il se trouve. Pour le moins, cela dénote de l’ingratitude, et l’ingratitude porte toujours la trace de l’orgueil – comme si l’on se trouvait « trop bon » pour le monde tel qu’on le trouve ou trop important pour supporter la fragilité de notre propre nature humaine.
Il est inconvenant pour des chrétiens de penser ainsi précisément parce que de telles pensées ignorent le mystère central de la foi chrétienne : Dieu a tant aimé le monde – un monde apparemment indigne d’amour – qu’Il a envoyé Son Fils unique, qui a pris sur Lui notre fragilité humaine, a souffert la mort et est ressuscité. Dans le Christ, nous trouvons la parfaite résolution et l’accomplissement de toute l’indétermination effrayante de l’existence humaine. Comme l’a déclaré le pape Jean-Paul II, Jésus-Christ est « la réponse existentielle adéquate au désir de chaque cœur humain pour la bonté, la vérité et la vie ».
Ce n’est pas une simple abstraction. Jésus a connu la faim et la soif, la tentation et la souffrance, l’humiliation et la perte. Il a pleuré pour son ami Lazare. Mais Son plan de salut n’était pas de défaire aucune de ces choses. Bien que certains attendaient de Lui qu’Il restaure le royaume, qu’Il ramène Israël à son ancienne puissance et gloire, Il avait quelque chose de très différent à l’esprit. Quand Il est ressuscité le matin de Pâques, les choses n’étaient certainement pas comme elles l’avaient été avant, pas même comme elles l’avaient été au commencement.
Notre salut n’est pas une restauration, une inversion de la corruption, de la faiblesse ou de la mortalité. Notre destin n’est pas de revenir à la situation qui a été avant que tout ne devienne sujet à la corruption. C’est plutôt que notre rédemption se fait à travers la corruption, la souffrance et même la mort vers ce qui se trouve au-delà. Et ce monde, cette vie, à la fois brisés et précieux, sont notre chance pour accepter en partage ce qu’il offre :
Regarde, la demeure de Dieu est avec la race humaine. Il demeurera avec eux et ils seront Son peuple et Dieu Lui-même sera toujours avec eux [comme leur Dieu]. Il essuiera toute larme de leurs yeux et il n’y aura plus ni mort ni deuil, ni plainte ni souffrance, [car] l’ordre ancien n’est plus.
Si, par miséricorde divine, je puis un jour jouir de demeurer en la présence de Dieu, je ne sais pas si ma main droite portera toujours une cicatrice. Je ne sais pas quelles autres marques sur mon corps ou mon âme m’accompagneront dans la vie future. Mais il y a une chose que je sais, c’est que si j’y suis, ce sera par la grâce de Celui qui porte toujours les marques de Sa propre crucifixion.