« …. pour consoler tous les affligés, pour mettre aux affligés de Sion … pour leur donner un diadème au lieu de cendres, de l’huile de joie au lieu d’un vêtement de deuil, un manteau de fête ….» (Is, 61 : 2-3).
« Heureux les afflgés….» (Mt, 5 : 5).
Saint Grégoire de Nysse déclare qu’on ne peut considérer les choses telles qu’elles sont ici-bas sans verser des larmes. Saint Jean Chrisostome remarque, à propos de ce même passage des Béatitudes, le terme « affligés »; il ne s’agit pas de tristesse. Le Christ ne parle pas de ceux qui sont tristes, mais de ceux qui sont affligés. Les mots d’Isaïe anticipent clairement ces mots-ci, par contraste.
« Heureux les afflgés, car ils seront consolés.»
Cette troisième béatitude a, à mes yeux, une place particulière d’ordre rhétorique parmi les autres, telles que je les imagine énoncées par Jésus. Les deux premières auraient pu heurter la foule décrite dans l’évangile de Matthieu: les « foules nombreuses » qui en avaient entendu parler, d’origines parfois lointaines, étaient peut-être attirées par la curiosité plutôt que par la foi.
Le Sermon sur la Montagne débute, comme tout discours, par une salutation. Tout orateur en sent le besoin; on commence par « Mesdames et Messieurs…» ou du même genre. Une certaine forme est nécessaire quand on s’adresse à un auditoire d’étrangers. On salue, on fait des courbettes…
À qui s’adresse le Christ? Il commence par une bénédiction pour ceux qui ont une âme de pauvre.
Son introduction, devant un auditoire Hébreu ancien, comme pour tout auditoire en ces temps, était plutôt choquante. Il avait débuté par le bas, au lieu d’entamer par le meilleur. Marqués par vingt siècles de chrétienté nous ne sommes guère aptes à mesurer combien ce pouvait heurter, comme contraire aux attentes de l’auditoire.
Un pavé vient d’être jeté. et voici le suivant: « Heureux les doux…» Heureux ceux qui occupent les places du fond, ceux qui sachant leur rang ne sont pas bien sûrs d’être bienvenus. Heureux ceux qui savent ne pas compter pour grand’chose et restent poliment dans un coin pour laisser la place aux gens importants.
J’insiste ici sur un aspect des Béatitudes si évident en son temps et en ces régions qu’il pourrait échapper au lecteur moderne. Il s’agit des salutatons. Jésus a commencé par le salut à ceux qu’il distingue dans la foule, les pauvres et les doux. Les derniers d’abord. Il me semble que c’est ainsi qu’il a retenu l’attention de chacun.
« Heureux les affligés….»
Dans bien des langues, il y a un singulier suivi du duel. Le pluriel ne commencerait vraiment qu’à partir de trois. C’est à ce point de l’introduction que Jésus indique qu’il va poursuivre, que la roue tourne maintenant. Il va accumuler aphorisme sur aphorisme, il va mettre son auditoire dans le mouvement.
Quand je me mis à réfléchir sérieusement au Sermon sur la Montagne, c’est ce qui m’a frappé. Et me frappe encore. Comme un membre de l’auditoire, ma première réponse est: « Que voulez-vous dire par « Heureux les affligés » ? Ces gens, sans aucun doute, ne sont pas bienheureux. Tout le monde le sait, ayant vu un mort entouré de ceux qui l’aimaient. Ils ne sont pas bienheureux. Ils sont dans le chagrin.»
Ne riez pas …. Telle était la première consigne pour assister à des funérailles. N’ayez pas l’air trop réjoui. Même si le cadavre est celui d’un rival détesté, ce n’est pas le moment de pavoiser. « De mortuis nihil nisi bonum ». Si vous n’avez rien de gentil à dire, ne dites rien.
Sur ce plan, pour autant que je sache, il n’y avait pas de différences entre les diverses cultures. Ce n’est que récemment que l’idée « Soyez joyeux » a pénétré dans les salons funéraires: la face hilare désormais en toutes circonstances, sorte de vandalisme de la condition humaine. Au sein de ce qui reste de Chrétienté c’est un aspect des agressions actuelles: considérer la Crucifixion suivie de la Résurrection comme comme une sorte d’aboutissement. Tout comme le « on ira tous au paradis ».
Finalement nous devons nous rappeler qu’en ce bas monde il n’est pas de plaisir sans peine, et peut-être même que nos diverses attitudes pour contenir la peine ont des effets inattendus. Nous nous réduisons à chercher le plaisir, sans jamais le trouver.
Le chagrin, l’affliction, ont au mieux l’aspect de la lamentation, pour le bien perdu. Le propre du carême de l’ancienne liturgie de la Sainte Église retentit de cette lamentation, paradoxalement tournée de façon étrange, poussant les chrétiens vers le haut. Mais nous sommes lestés d’un corps. Un corps pesant.
« car ils seront consolés.»
Par cette troisième Béatitude le Christ a de nouveau changé les règles. Qui faut-il consloer? Qui peut consoler ? Qu’existe-t-il d’assez grand pour remplacer ou dépasser ce qui a été enlevé ?
Il n’est rien de plus poignant que nos cendres. Je m’en suis rendu compte à nouveau l’an dernier accompagnant les derniers instants puis vivant l’après de ma propre mère. Elle était présente, puis elle n’était plus. Rien n’était flou avec elle, de son vivant. Rien, maintenant, de vague en son absence. Des années, j’ai assisté à son déclin, attendant de trouver à la fin le soulagement (la conclusion). Au lieu de quoi je fis une découverte inattendue: une terrible sensation de perte, et de ma propre solitude. Car au cours de son déclin mon amour pour elle avait grandi.
C’est le Christ qui nous a accordé cette bénédiction, quand le cœur s’arrête à la mort. C’est le Christ qui nous a menés sur la Via Dolorosa, portant Sa Croix pour nous attirer. C’est le Christ qui nous propose le carême comme le nécessaire préambule à la joie: car s’Il a accepté d’être crucifié ce n’était pas une fin en soi.
Tableau : Jésus en pleurs. James Tissot, vers 1890.
NDT: texte français des citations bibliques tiré de la Bible de Jérusalem.