15 OCTOBRE
Terésa Cremisi, la directrice de Flammarion, m’avait parlé avec beaucoup de convictions du livre commun de Michel Houellebecq et de Bernard-Henri Lévy Ennemis Publics : « Non, ce n’est pas un coup éditorial. Vous verrez, c’est très intéressant. Les deux interlocuteurs se sont livrés comme ils ne l’avaient jamais fait. » Il est vrai qu’on pouvait être attaché par la promotion publicitaire de ce livre, décrié déjà par tout ce que Paris compte d’adversaires de ces deux-là. Pourtant, j’y ai mis le nez et j’ai été pris par ce face-à-face qui est autre chose que « le jeu de la vérité » dont on a parlé. C’est plus sérieux que cela et certaines pages sont presque « poignantes ». Je sais bien qu’on se gausse sur le statut de victimes que se donneraient ces deux enfants privilégiés, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse dans leurs échanges. Ce qui me touche, c’est leur sincérité, mais oui! Leur façon d’aller au fond d’eux-même pour être égaux à leur désir de ne pas tricher devant leurs vies. Je crois les connaître un peu l’un et l’autre, BHL plus que Houellebecq que je n’ai jamais rencontré mais qui m’a beaucoup donné à penser. Ils font partie de ces gens qui m’interrogent par ce qu’ils sont, par ce qu’ils font et par la façon dont ils en rendent compte, très différemment dans leurs œuvres.
Un des aspects qui m’a le plus frappé de BHL c’est son rapport au judaïsme et au christianisme. Tout part de son père qu’on pourrait dire « farouchement laïcisé ». Et qui est interloqué lorsqu’il voit son fils s’intéresser à cette culture religieuse qui lui est étrangère et dont il craint qu’elle ne rattrape Bernard-Henri. Toute une bourgeoisie juive ne s’est-elle pas ainsi affranchie des croyances et des pratiques cultuelles? (exemple Lévi-Strauss). Mais dans le cas précis de BHL nous sommes face à un étrange paradoxe : celui d’un retour à une sorte de philosophie judéo-chrétienne, inspiratrice d’une certaine idée de l’homme, associé à un athéisme résolu apparemment imperturbable. Étrange, si l’on considère qu’il est incompatible avec le positivisme qui d’ordinaire s’associe à l’athéisme moderne.
C’est à ce point, que le dialogue des deux écrivains prend une curieuse tournure, celle qui m’a le plus retenu. Michel Houellebecq, en effet, est allé très loin dans son approche du christianisme, jusqu’à l’assistance régulière à la mess e: « Et j’ai prié, enfin prié ? A quoi ou à qui pouvais-je penser ? je ne sais pas, mais j’ai essayé de me comporter de façon appropriée « au moment d’offrir le sacrifice de toute l’Église ». Comme j’ai aimé, profondément aimé, le magnifique rituel, perfectionné pendant des siècles de la messe! « Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir, mais dis seulement une parole, et je serais guéri. » Oh oui, ces paroles entraînent en moi, je les recevais directement, en plein coeur. Et pendant cinq à dix minutes, chaque dimanche, je croyais en Dieu; et puis je ressortais de l’Église, et tout s’évanouissait, très vite, en quelques minutes de marche dans les rues parisiennes. »
Le romancier raconte la surprise de Fabrice Hadjadj découvrant chez lui des rangées de la revue Magnificat. Et puis il a « laissé tomber ». Et son évolution récente le déporte intellectuellement très loin du christianisme, au point de se reconnaître dans les tendances actuelles, le positivisme d’un Monod, la fascination pour les animaux, avec la transgression de la différence ontologique qui assure la spécificité humaine. Celle à laquelle est farouchement attaché Bernard-Henri Lévy, relié de toutes ses forces à l’homme créé à l’image de Dieu. Lors d’un récent débat télévisé entre les deux protagonistes, je me trouvais, d’évidence, à les écouter l’un et l’autre, plus proche du philosophe que du romancier.
Malheureusement, dans le livre, la discussion « métaphysique » tourne court à cause de l’intrusion violente de la mère du romancier sur la scène publique. C’est vrai que c’est une affaire atroce et qui vient de loin. Je me demande si cette intrusion était évitable. J’avais été, en effet, frappé dans « les particules élémentaires » par le portrait de la mère, épouvantable, tout en contraste avec celui de la grand-mère, sans doute la plus belle figure du roman. Comment ne pas penser à la biographie de Michel Houellebecq, même s’il s’agissait d’une peinture sociale, balzaco-contemporaine. Il fallait s’attendre, moyennant la médiation de quelques journalistes, aux retrouvailles avec cette mère énigmatique. Michel Houellebecq en est mortellement blessé, furieux et amer à l’encontre de ceux qui ont été ainsi fouiller sa vie. Et de fait, à le lire, on est encore plus perplexe quant aux mœurs médiatiques. Mais nous sommes bien dans la trame de notre temps.
Je n’ai pas envie d’en rajouter beaucoup sur le sujet. Simplement à propos de BHL: j’avoue avoir lu presque tous les livres qui le concernent et pour lesquels, on le comprend, il n’a aucune indulgence. En dépit de la documentation accumulée – où l’intéressé dénonce une foule d’erreurs – mon idée de BHL n’a guère été modifiée. En tout cas, je ne suis pas parvenu à le voir tout en noir. Je suis toujours aussi étonné et touché par ses engagements humanitaires. Qu’on le critique, qu’on veuille trouver en défaut ses analyses, c’est de bonne guerre. Mais quelqu’un qui sort de son confort pour découvrir la misère du monde ne peut être entièrement mauvais.
Reste un point que je ne réglerai pas ici : son athéisme revendiqué, en dépit de son attachement au judaïsme et au christianisme. Les exemples qu’il allègue pour montrer qu’il peut y avoir coexistence paisible entre cet athéisme et la revendication d’une identité juive ne me convainquent pas. Sans révélation du Dieu vivant et vrai, il n’y a pas d’Ancien Testament. Sans ouverture à une présence qui est plus que soi, il n’y a pas d’humanité, et le concept d’image de Dieu ne se rapporte à rien. Car il n’y a pas de réalités de la présence sans perception de l’Amour absolu qu’est Dieu. Si Dieu n’est qu’une idée à la Voltaire, peu m’importe son existence. « Écoute, Israël, Yahvé est le seul Yahvé. Tu aimeras Yahvé de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir ». « Tu seras donc que Yahvé ton Dieu est le vrai Dieu, le Dieu fidèle qui garde son alliance et son amour pour mille génération à ceux qui l’aiment et gardent ses commandements. » (Deutéronome chapitres 6 et 7)
17 OCTOBRE
Merci, une fois de plus, à mes amis des éditions Bartillat, de nous avoir fait cadeau de ce « nouveau Mauriac ». Ce sont des récidivistes, puisqu’ils ont déjà publié deux autres recueils d’articles de l’écrivain. Il s’agit, cette fois des chroniques de télévision que Mauriac écrivit pour L’Express puis le Figaro Littéraire de 1959 à 1964. J’y prend sbeaucoup de plaisir avec le vague souvenir d’en avoir lu quelques-unes au moment de leur publication, autour de mes 20 ans. Me suis-je déjà expliqué sur mes liens avec l’auteur de Thérèse Desqueyroux (un roman parmi les autres que je ne relirais probablement pas). Car ce n’est pas le romancier que je préfère. C’est l’essayiste et le mémorialiste des Mémoires intérieures, c’est l’homme des Bloc-notes et autres articles du Figaro. Là, je me retrouve avec bonheur, dans la langue française, dans la littérature, dans la mémoire, dans les idées aussi. J’ai peu de différends intellectuels avec Mauriac, qui est, d’ailleurs, beaucoup plus complexe qu’on ne le croit d’ordinaire à partir de clichés tenaces. Je ne suis pas sûr, à ce propos, que Jean Lacouture, toujours si talentueux, l’ait pleinement compris dans la biographie qu’il lui a consacrée. (Seuil, 1988). Mais je parle un peu trop vite, car à reprendre ce gros livre, je m’aperçois de sa richesse, de la précision de ses informations, et donc des multiples nuances qu’il souligne à partir de la multiplicité des influences, des engagements ainsi que du caractère farouchement individualiste d’un écrivain. Mauriac fut toujours trop sensible, trop intelligent pour être tenté par le fanatisme ou même le parti-pris. C’est le contraire d’un idéologue, et son christianisme indélébile l’empêche d’être injuste, a fortiori vengeur. J’aurais envie de dire que c’est quelqu’un de généreux, mais ainsi je risquerais de cacher ce que le psychologue aigu pouvait concevoir de préventions sur la nature humaine. Pas du tout naïf, certes pas!
On le voit bien dans ses chroniques où l’écrivain en son grand âge use de la télévision, comme fenêtre sur le monde. Un monde qui n’est plus celui de sa jeunesse, qui le déconcerte parfois, le met tantôt en colère mais qu’il ne dédaigne jamais. De plus, il n’est pas élitiste, admet que cet instrument concerne le plus vaste public et comporte une large part de divertissement. Il faut imaginer le prix Nobel, chargé d’ans et de gloire, regardant Intervilles et s’en amusant. A ce propos, je me souviens que Maurice Clavel, autre mémorable critique de télévision au Nouvel Observateur, avait fait l’apologie de l’émission de Guy Lux et de Léon Zitrone. Donc, pas d’exclusivisme de la part de ces grands esprits. Mais ils ne boudent pas leur plaisir lorsque l’instrument se met au diapason de la culture la plus classique. Imaginons Eschyle en « prime time » sur le petit écran, sur TF1 aujourd’hui.
Mais Mauriac est pleinement lui-même lorsqu’il se retrouve devant ses auteurs familiers, les plus proches de son coeur! Il faut l’entendre – oui, il y a sa voix dans son écriture – parler de Claudel, lorsque Roger Stéphane propose son portrait aux téléspectateurs: « Qui de nous ne détient des textes clés depuis son adolescence, ceux qui tournent dans notre serrure, qui ouvrent la porte de notre geôle, ceux qui éclairent la route devant nous, juste assez pour que nous puissions mettre un pied devant l’autre? Claudel est de tout mes maîtres, avec Baudelaire et Rimbaud, celui qui m’en a le plus fournis. » Et d’expliquer en quoi le poète des grandes Odes est unique, irréductible aux comparaisons (notre Eschyle, notre Sophocle, selon Claude Roy). « Son drame est étrange et singulier – le moins intelligible pour les français d’aujourd’hui. Il s’agit de rien de moins pour le jeune Claudel, évoqué hier soir, que de l’invasion presque simultanée dans un jeune cœur de l’amour absolu de Dieu et de l’amour absolu d’une femme. En existe t-il d’autres exemples dans les Lettres ? Ou un amour tue l’autre, ou du moins le recouvre, l’étouffe […] » En quelques mots, toute l’incandescence de Partage de midi nous est restituée.
Au passage, je constate avec amusement que la télé d’alors trouvait déjà dans Maupassant un de ses inspirateurs de prédilection. En deux mots, le critique nous explique pourquoi : « Ces illustrations des contes de Maupassant se poursuivent et se ressemblent : elles sont honnêtes, réalisées avec soin, et inutiles. L’œuvre n’en est pas éclairée. Mais rien de Maupassant ne demande à être éclairé, tout est livré jusqu’au fond. » J’avoue que j’ai un compte à régler avec Maupassant (l’auteur préféré de Giscard!). Ce n’est pas seulement l’auteur télé, c’est la référence suprême de la littérature enseignée dans le secondaire. Je m’en suis aperçu avec mes propres enfants. Ce n’est donc plus la même époque. Car, du temps de Mauriac, il n’y avait pas que l’auteur des contes sur le petit écran, il y avait donc Eschyle, Claudel, sans oublier Molière et quelques autres.
Reviendront-ils à la faveur de la suppression de la publicité sur les chaînes publiques que Nicolas Sarkozy tente d’imposer, suivant ainsi la doctrine de son maître (il en a publié une biographie) Georges Mandel à propos des radios de son époque ?