Mort à Solesmes, à l’âge de 93 ans, le père Bernard Bro, baptisé sous le prénom de Gérard, représente d’abord pour nous une vie entière au service de l’Église. Et de quelle admirable façon ! Nous ne saurions oublier d’abord ce qu’il a apporté à notre hebdomadaire France Catholique, dont il fut le collaborateur assidu, à l’instigation de Robert Masson, qui avait su réunir autour de lui une prestigieuse équipe avec laquelle notre dominicain s’entendait fort bien (Jean-Marie Domenach, René Pucheu, Olivier Clément, sans oublier le grand poète Pierre Emmanuel). Il était déjà connu d’un vaste public, à cause de sa prédication mémorable à Notre-Dame de Paris, pour les Conférences de Carême qu’il prononça de 1975 à 1978, à la demande du cardinal François Marty. Le moment est important, puisque l’on vit alors la crise consécutive à un véritable changement de civilisation.
Il a eu par la suite l’occasion de largement s’expliquer sur la thématique qu’il avait choisie alors : « Quelle question ai-je en commun avec tous les hommes sur terre, croyants ou non ? » « Ce que j’ai en commun avec tous ? C’est la question du mal ou plutôt c’est l’interrogation du bonheur. Malgré la litanie des horreurs, un bonheur est-il encore possible ? Pourquoi la souffrance, la mort et le pouvoir (pas seulement le problème) mais le pouvoir concret du mal ? Depuis Auschwitz, la question de Dieu est-elle encore permise ? Avant toute parole, il y a une autre question, primordiale : est-il encore permis d’espérer ? Cela me donnait les deux premières années des conférences. Puis les deux années suivantes : “Qu’ai-je à dire en face de cette interrogation ?” “Rien d’autre que Jésus Christ”. Dieu est venu. Il s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu. Sinon tout est une farce. Une condition, une seule : accepter d’être désarmé, accepter l’ouverture d’une blessure, ce par quoi l’homme peut imiter Dieu et s’unir à Lui : la blessure des Béatitudes, celle des doux, celle des miséricordieux qui introduit aux mœurs de Dieu et aux sacrements de l’homme. Je savais que je n’avais et n’aurait rien d‘autre à dire sur terre que la miséricorde, fut-ce en commentant Rembrandt, Mozart ou Manessier. »
Cette explication suffit à nous faire comprendre toute la personnalité de ce fils de saint Dominique, qui avait été à l’école de saint Thomas d’Aquin et qui était doué, de plus, d’une sensibilité artistique prodigieuse, nourrie par une culture sans cesse approfondie. L’auditoire de Notre-Dame était à l’image de la diversité du peuple que le prédicateur pouvait toucher. La nef était remplie d’une assemblée attentive, mais il y avait aussi présentes dans les stalles du chœur les personnalités que l’archiprêtre de l’époque, Mgr Berrar, avait invitées à prendre place : Hubert Beuve-Méry, fondateur du Monde, Julien Green, Pierre Emmanuel, Georges Clouzot, les philosophes Jean Lacroix et Étienne Borne, l’historien André Latreille. Chose étonnante : les plus humbles amis du père, ceux du village de montagne qu’il rejoignait chaque été, se trouvaient sur la même longueur d’ondes que les plus avertis des intellectuels.
Ces conférences furent un des moments majeurs de la vie du père Bro. Le cadre de Notre-Dame est terriblement impressionnant. Un jour que j’en parlais avec lui, je fus étonné qu’il n’avait pas eu connaissance de l’impression rapportée par le cardinal Pacelli, le futur Pie XII, pour qui prendre la parole à Notre-Dame avait été une des plus grandes émotions de sa vie. Il fut en tout cas complètement débordé par le succès de ses conférences, dont l’écho fut international. Du coup, sa renommée fut telle qu’on lui demanda de venir prêcher jusque dans les régions les plus éloignées. Il faut préciser aussi que le prédicateur avait déjà derrière lui une expérience sérieuse de la parole publique, à travers les messes de France Culture et de la télévision. Ainsi son ministère revêtait une dimension moderne, avec des auditoires qui dépassaient le cadre habituel des assemblées paroissiales. Certes, il n’y avait pas le contact direct du curé avec ses ouailles, mais il y avait le courrier très abondant et souvent touchant auquel il fallait répondre.
Il convient d’aborder aussi un autre aspect des responsabilités du Père, celui d’éditeur. Il fut, en effet, longtemps directeur des éditions du Cerf, qui appartiennent à l’ordre des frères prêcheurs et qui jouent un grand rôle dans la vie intellectuelle du catholicisme français. On connaît la célèbre collection « Sources chrétiennes », consacrée aux Pères de l’Église. Mais il y en a bien d’autres. Parmi les créations réalisées sous sa direction, il faut noter la TOB, c’est-à-dire la traduction œcuménique de la Bible, qui réclamait une belle mobilisation d’énergie. Mais il faut aussi insister sur le renouveau des études thérésiennes, qui fut décisif dans la redécouverte de la pensée de Thérèse de Lisieux, à un moment où certains croyaient que c’en était fini de son rayonnement. Le père Bro n’a-t-il pas raconté qu’un père carme (c’est un comble !) faisait des enquêtes dans les carmels pour rendre compte de son inactualité… Afin de répondre à certaines objections critiques à l’égard de la publication d’Histoire d’une âme, il était nécessaire d’entreprendre une édition « scientifique » des manuscrits de Thérèse, ce qui fut accompli trente ans durant sous la direction du père Guy Gaucher, futur évêque auxiliaire de Lisieux, de Jacques Lonchampt puis du père Conrad De Meester. Au-delà du travail d’édition, ce qui était en cause c’était le génie de Thérèse que le père Bro a toujours associé à celui de Pascal. Au terme, cela devait aboutir à la proclamation de la carmélite comme docteur de l’Église, sous les acclamations des JMJ de Paris en 1997.
Le curé d’Ars était cher aussi au directeur des éditions du Cerf. Il aimait rappeler que le père Lacordaire, refondateur des dominicains en France et son prédécesseur dans la chaire de Notre-Dame, était allé écouter le saint curé et avait été émerveillé de la doctrine qu’il dispensait dans ses prédications. On était loin de l’image convenue du pauvre paysan en peine avec ses études au séminaire. Mais une autre carmélite avait requis l’attention de l’éditeur : Élisabeth de la Trinité, pour laquelle Conrad de Meester se passionnait également. À l’occasion de son centenaire, Mgr Decourtray, alors évêque de Dijon, avait fait appel aux deux religieux, leur avouant franchement : « Je ne connais rien à sœur Élisabeth. » Il devait largement se rattraper par la suite. J’ai connu le cardinal archevêque de Lyon dans les années 80, vivant continuellement dans la proximité avec Élisabeth, récitant sa fameuse prière trinitaire régulièrement dans la journée, et lui demandant son conseil dans les grandes décisions qu’il avait à prendre…
Ces quelques indications montrent le rôle capital du père Bro dans le retour à la doctrine et à la mystique, qui furent pleinement consacrées durant le long pontificat de saint Jean-Paul II. Au moment de la retraite du cardinal Marty, son nom fut avancé comme successeur probable à l’archevêché de Paris. On sait que c’est Jean-Marie Lustiger qui devait être choisi, à la grande satisfaction de l’intéressé, qui eut toujours avec lui les plus amicales relations, dans un accord total sur les orientations pastorales nécessaires. Avec le cardinal, il manifesta le désir d’une catéchèse mieux nourrie à la doctrine et à ses fondements scripturaires.
La fin de vie de Bernard Bro fut marquée par une fécondité nouvelle, en fait de prédications, notamment pour Radio Notre-Dame et KTO, où il déployait ses paraboles sur le mode évangélique mais aussi avec une grande force d’imagination souvent inspirée par ses réminiscences culturelles et ses expériences de prêtre toujours proche des âmes et amical à l’égard de leurs soucis et de leurs peines. Il nous aura laissé aussi quelques livres majeurs, qui s’offrent, au lendemain de son retour vers le Père, à notre réflexion, dans la perspective du Salut, son seul horizon.