Le simple rappel que Benoît XVI, le pape émérite, est encore parmi nous est une grande source de joie pour nombre d’entre nous. C’est l’expérience que j’ai eue hier en défrichant (péniblement, comme d’habitude) une traduction en italien d’une interview qu’il avait accordée au jésuite belge, Jacques Servais et qui avait été publiée dans Avvenire, le quotidien des évêques en Italie.
Ratzinger, comme je vais toujours l’appeler à part moi avec affection, est peut-être terriblement diminué par la vieillesse dans son corps, mais pas dans son esprit. Il possède l’extraordinaire capacité d’aller jusqu’au fond d’une question, souvent impénétrable. Mais il a aussi un tact intellectuel et spirituel qui lui permet de présenter les points épineux de la manière la plus charitable, tout en accentuant ainsi la clarté de l’exposé, pourvu, bien sûr, que ses auditeurs soient vraiment à l’écoute et pas en train d’essayer de repérer ce qu’ils veulent entendre, habitués qu’ils sont au micmac médiatique.
Et pourtant il a produit tellement d’écrits, constamment de la meilleure qualité, et toujours empreints d’une totale fidélité à la doctrine et à ses sources. Le fait que nous ayons eu, à notre époque, un homme encore capable d’accroître à ce point ses connaissances, tout en ne cessant d’être accablé par les soucis de telle ou telle charge ecclésiastique, me paraît tenir du mystère.
Il a laissé une bibliothèque de 20 000 livres lus et relus. Les « catéchèses » qu’il donnait dans le cadre de ses audiences générales du mercredi devant des foules comptant souvent 10 000 personnes ou davantage, étaient accessibles à ce public grâce un art de la concision et de la présentation impliquant des lectures très vastes et approfondies. Ces textes sont à mon avis, un bon point de départ pour le catholique moderne, car au cours de sa papauté, pendant ces audiences du mercredi, Ratzinger a su retracer toute l’histoire du « cœur pensant » qui est notre Eglise, en parcourant la galerie de ses saints et de ses sages.
Trois ans plus tard, je n’ai pas oublié l’émotion que me procurait cette vaste sagesse qui dépassait de beaucoup le simple plan « intellectuel ». On sent derrière toutes ses paroles une chaleur, une affectueuse compréhension et un gentil sens de l’humour. Aucune afféterie chez cet homme. Il nous incite à comprendre que d’autres personnalités de sa trempe peuvent exister. Il réduit à néant notre cynisme superficiel et notre égoïsme inexpérimenté, tandis que nous commençons à comprendre les autres grands hommes et femmes de l’histoire, à percevoir que la sainteté est possible et que nos doutes proviennent de l’ignorance.
Je l’ai « découvert » pendant les premiers jours de ma conversion au catholicisme il y a quarante ans. En tant qu’anglican, j’ai fini par le considérer comme l’esprit le plus impressionnant du christianisme actuel dont il valait la peine d’étudier l’évolution dans les contextes postérieurs à sa participation active à Vatican II. Je me suis abonné à Communio et j’ai beaucoup appris sur ses collègues et ses influences. En 1986, Ratzinger est venu à Toronto. J’ai eu la chance de le voir de près et en ai conclu qu’il était vraiment un saint. J’ai même pensé : « Ne serait-ce pas merveilleux si cet hommes devenait pape ? »
Chers lecteurs, imaginez ma stupéfaction le 19 avril 2005.
Soutenir que la foi chrétienne n’est pas une idée, mais un mode de vie, était le point de départ de l’interview que Ratzinger a donnée à Jacques Servais en vue d’une conférence jésuite tenue en octobre dernier. Celle-là même dont ont été tirés les extraits publiés dans Avvenire en italien. On doit pouvoir en trouver le texte intégral qui était à l’origine en allemand. Elle s’inscrivait dans un débat sur la « justification par la foi » dans la perspective du 500e anniversaire des thèses de Martin Luther sur ce sujet.
Avec son tact extraordinaire, Ratzinger réfute dès le début la notion moderne, adoptée il y a cinq siècles, que la foi est le produit d’une profonde réflexion personnelle : un acte relevant essentiellement d’une conviction intellectuelle.
Or, elle est par nature sacramentelle, et l’Eglise dans laquelle le « croyant » est introduit est une communauté avant d’être un agrégat de personnalités autonomes. L’homme est en quelque sorte attiré à Dieu par Dieu, et non par sa propre volonté.
La société que prêchait Luther était celle de la fin du Moyen Age. Elle acceptait et craignait Dieu, et avait besoin de se justifier aux yeux de Dieu. Aujourd’hui, selon nous, c’est Dieu qui doit se justifier en raison de toutes les horreurs qui existent dans le monde.
Et si l’homme du début du XVIe siècle vivait encore dans le « cocon » du christianisme, un mouvement inverse avait commencé. A partir de 1492, l’Europe commença à découvrir un monde qui était vaste et dans lequel le christianisme n’occupait qu’une petite place. L’idée même que le salut n’était possible que « par l’Eglise » était implicitement contestée.
La retombée de Vatican II fut la franche reconnaissance de la situation moderne. D’où la perte du zèle missionnaire avec lequel saint François-Xavier et bien d’autres à sa suite voyagèrent jusqu’aux extrémités de la terre pour convertir, baptiser et ainsi « sauver les indigènes ». De notre point de vue moderne qui met Dieu en accusation, c’est inutile. Qui donc est Dieu pour vouer tous ces êtres à la damnation ?
Par ce renversement et de nombreuses autres causes, l’homme moderne en est venu à adopter une foi qui, quand elle existe, est absurdement personnelle. Il ne pense pas avoir besoin des sacrements et de l’Eglise : ce sont désormais une « option ». Pourtant, il est profondément troublé par sa propre conscience, qu’il soit capable ou non de le reconnaître. Et il se sent abandonné.
Dans ce monde dur, bureaucratique et technologique, il est dans la situation du voyageur dépouillé et blessé qui attend avec impatience que le Samaritain s’arrête pour lui venir en aide.
Contrairement aux brefs articles que j’ai pu lire et qui citent plusieurs remarques de Ratzinger en dehors de leur contexte, ce dernier ne contredit pas Bergoglio. Au contraire, il souligne une conception de la miséricorde que Ratzinger a lui-même tirée des enseignements de Wojtyla et transmise. L’Eglise comme le Samaritain traite avec un monde déchristianisé qui, comme le monde préchrétien, a trouvé le chemin de l’enfer et qui, blessé et abandonné, implore du secours.
Par une sorte de paradoxe, la mission de l’Eglise n’a pas « évolué » pour s’adapter aux nouvelles réalités. Elle est plutôt contrainte d’en revenir à sa situation initiale : elle est en présence d’un « monde perdu » ayant désespérément besoin de la miséricorde transcendante de Dieu. Besoin précisément du Christ et des sacrements.
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Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/03/18/benedict-xvi-still-speaking/
David Warren est un ancien rédacteur du magazine Idler et un collaborateur du Ottawa Citizen. C’est un spécialiste du Proche-Orient et de l’Extrême-Orient.