Benoît XVI et l'Allemagne - France Catholique
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Le martyre des carmélites
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Benoît XVI et l’Allemagne

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Il y a quelque chose de fascinant dans ce retour de Joseph Ratzinger dans son pays, revêtu de la charge pontificale. Qu’un pape allemand ait été élu soixante ans après la fin de la tragédie de la Seconde Guerre mondiale constitue déjà un signe étonnant dont certains refusaient même l’hypothèse il y a quelques mois, alors que la possibilité de l’élection du collaborateur direct de Jean-Paul II était sérieusement évoquée. Un pape allemand, ce n’était pas pensable, eu égard à une sorte d’interdit moral qui s’était abattu sur la nation coupable des plus grands crimes. Justement, cet interdit a été levé, et au niveau le plus symbolique qui soit, celui de la légitimité morale et spirituelle. Benoît XVI en est sûrement le premier pénétré, mesurant la confiance totale qui lui a été faite par ses pairs, qui ne pouvaient pas ne pas songer à cet arrière-fond. Sans doute la personnalité éminente de l’intéressé et ses capacités à prendre en charge la direction de l’Eglise étaient-elles prioritaires. Mais cette question allemande ne pouvait être absente de la conscience des cardinaux. En choisissant ce Bavarois, ils signifiaient aussi clairement qu’un fils de la nation allemande pouvait ouvrir une nouvelle phase de l’histoire de son peuple. Le nom de Benoît n’était-il pas de la part du nouveau pape une sorte de réponse implicite à cette intention, puisque le patronage du fondateur du monachisme européen, ajouté à celui du pape qui voulut arrêter les massacres de la Première Guerre mondiale, se rapportait à un projet fondateur pour exorciser les cauchemars du XXe siècle.

Jean-Paul II, en désignant cette ville de Cologne pour les Journées mondiales de la jeunesse, s’est montré, une fois encore, étonnant prophète. Pour avoir béatifié dans cette ville Thérèse Bénédicte de la Croix (qu’il canonisera aussi à Rome), il ne pouvait pas ne pas penser à l’extraordinaire personnalité de cette Edith Stein, fille du peuple juif, assistante d’Edmond Husserl, le fondateur de la phénoménologie, convertie au catholicisme par l’exemple contagieux de la grande Thérèse d’Avila, entrée au carmel de Cologne, gazée à Auschwitz. En arrivant dans la métropole catholique des bords du Rhin, Joseph Ratzinger pense sans doute très fort à cette sainte dont la spiritualité carmélitaine domine la sensibilité catholique moderne à l’égal d’une Thérèse de Lisieux. En entrant dans la nouvelle synagogue de la ville, comment n’associerait-il pas le désir des retrouvailles avec les frères aînés à l’invocation de celle qui, au moment de son arrestation, voulait rejoindre son peuple ? Voilà qui suffirait déjà à marquer l’aurore d’un pontificat en relation avec l’histoire de l’Eglise et de la nation allemande.

Mais cette nation allemande est elle-même liée à un héritage qui se rapporte au déchirement de la chrétienté au XVIe siècle. Le souvenir de Martin Luther continue à planer sur la culture allemande et il détermine encore la division des Allemands en deux moitiés sensiblement égales, protestante et catholique. Le catholicisme de ce pays n’est lui-même pas indemne de la révolte du Réformateur. Sans doute, c’est l’apaisement qui domine entre les confessions et entre les théologiens, qui cohabitent dans les mêmes universités officielles. Le texte sur la justification signé par les autorités catholiques et luthériennes constitue un progrès dans le débat théologique qui n’aurait pas été pensable il y a un siècle. Joseph Ratzinger a d’ailleurs participé à son élaboration, surprenant ses interlocuteurs protestants par sa connaissance précise de l’oeuvre de Martin Luther et des initiateurs de la Réforme. Néanmoins, qui oserait jurer que le vieux slogan «Los von Rom» ne retentisse pas encore ici ou là, y compris chez ces catholiques germaniques en révolte qui prétendent : «Wir sind auch die Kirche.» et qui réunissent quelques millions de signatures pour contester les orientations du Vatican ?

Par ailleurs, il serait présomptueux de croire que les désaccords profonds qui ont marqué la culture allemande, et par répercussion la culture européenne, ne se manifestent pas, encore aujourd’hui, sous des formes diverses. Il est même manifeste que plusieurs des controverses qui ont agité récemment le climat intellectuel se rapportent à des incompatibilités anciennes, à ce qu’en termes freudiens on pourrait appeler des complexes non dénoués. Il faut avoir en mémoire les deux derniers siècles théologiques allemands, dont la richesse d’érudition et de spéculation est indéniable mais dont les dérapages doctrinaux n’en ont pas moins affecté le devenir politique. On évoque souvent le cas du catholique Carl Schmitt, juriste de premier ordre mais associé aux débuts du national-socialisme. Il y aurait lieu d’approfondir l’enquête du côté de ces savants protestants, comme Harnack et Treitschke, le premier fasciné par Marcion, le premier grand hérésiarque chrétien, celui qui voulut trancher définitivement les liens avec le judaïsme, le second tenté par le désir de faire du christianisme une pure particularité de la civilisation occidentale, une réalité régionale au sein des civilisations du monde. Tout cela est certes du passé, mais quand surgit la révolte d’un Eugen Drewermann, on est tenté d’interpréter le cas dans le cadre d’une continuité où l’orthodoxie s’est trouvée sans cesse bousculée.

Ce cas Drewermann est typique d’une tendance récurrente de la pensée allemande. La plupart des commentateurs français n’y ont rien compris, croyant avoir affaire à un contestataire de l’«autoritarisme romain», alors que de théologien il se transformait en mythologue, abandonnant la foi au Dieu transcendant de la Bible au profit du Dieu maternant des résurgences gnostiques. Cette apostasie n’était nullement innocente, politiquement parlant, parce qu’elle s’associait à la justification idéologique de l’écologisme le plus dur, celui acharné à dénoncer l’anthropocentrisme judéo-chrétien. Il était patent que l’entreprise de Drewermann se solderait par une dérive sectaire entraînant les ultimes partisans dans une étrange névrose, mais on ne voyait en tout cela qu’une révolte de plus. Toujours le «Los von Rom».

Le cas Hans Küng est fort différent, bien qu’il s’inscrive authentiquement dans le refus obstiné des orientations romaines. Joseph Ratzinger le connaît d’autant mieux qu’il fut, à Tübingen, le collègue de Küng et qu’il l’a toujours lu avec intérêt, en dépit de désaccords certains. La querelle entre les deux hommes est d’ailleurs emblématique, parce qu’elle signifie le partage entre ceux qui, autour de Jean-Paul II, se sont employés à développer l’enseignement et les conséquences pratiques de Vatican II et ceux qui n’ont eu de cesse de stigmatiser une volonté restauratrice qui barrait la route à la transformation complète de l’Eglise qu’ils envisageaient.

Les contestataires ont vieilli sans réussir à créer autre chose qu’un climat délétère qui a considérablement affaibli le catholicisme allemand, sans rien comprendre au phénomène historique Jean-Paul II. Ils ont cru dénoncer la réaction alors que c’est l’histoire qui leur passait devant le nez, sans qu’ils voient rien venir.

La venue de Benoît XVI à Cologne ne peut être abstraite de tout ce contexte ancien et récent. Joseph Ratzinger est issu du bastion bavarois, celui qui a tenu bon dans la fidélité à Rome depuis le XVIe siècle. Il est donc d’une orthodoxie totale, il n’a jamais été affecté par ce que son ami Urs von Balthasar appelait «le complexe antiromain». Mais il n’en connaît pas moins de la façon la plus précise tous les problèmes religieux de l’Allemagne, et il les comprend à la lumière des conflits de la pensée. En intellectuel raffiné, il sait que les différends théologiques ne se règlent pas par de simples mesures autoritaires. Il n’en reste pas moins que le catholicisme allemand a besoin de reprendre du souffle, en échappant à la paralysie de ses structures et en renouant avec le dynamisme de l’espérance, ne serait-ce que celui qui sortirait l’Allemagne de son suicide démographique actuel. C’est pourquoi Benoît XVI à Cologne est porteur d’une attente qui signifie que la sortie d’un passé maudit peut aussi se traduire par l’élan d’un renouveau. La jeunesse de son pays le comprendra-t-elle ? Ce pourrait être la grâce de ces JMJ.

Gérard LECLERC