Les sujets du Bac trahissent toujours un peu, quoique vaguement, les ruminations de MM. les professeurs. Cette année nos maîtres semblent avoir voulu revenir sur les vieilles lunes cartésiennes du doute, de la croyance, des chemins de la vérité. Puis-je être sûr de ne pas me tromper ? Jusqu’à quel point connaître implique-t-il de douter ? Peut-on venir à bout d’une croyance par le raisonnement ? Ce qui est imprévu était-il imprévisible ? (avec un peu de Pascal ou de physique quantique dans cette dernière question).
Mais depuis Descartes et surtout ces temps derniers ces questions ont acquis un beau statut d’absurdité.
C’est-à-dire que, sachant ce que nous savons (et après avoir défini les strictes limites et conditions de notre savoir), toutes acceptent des réponses bonnes à se faire coller au Bac. « Puis-je être sûr de ne pas me tromper ? » Réponse depuis Gödel : 1) quels que soient les postulats et règles choisies pour conduire mon raisonnement, il existe toujours des propositions qui ne sont ni vraies, ni fausses, et par conséquent 2) quelle que soit la proposition sur laquelle je m’interroge, il existe toujours au moins un système de postulats et de règles de raisonnement pour lequel ma question n’est ni vraie ni fausse1.
– Peut-être, mais nous nous complaisons dans le sophisme, vous envisagez des systèmes de logique extravagants où par exemple 2 et 2 ne font pas 4. Trêve de contorsions et répondez, ou du moins raisonnez dans la logique ordinaire, c’est tout ce qu’on vous demande.
– J’entends bien dans quel esprit l’on me pose cette colle. Cela me rappelle la discussion imaginée jadis par Bergier2 entre un philosophe grec et un philosophe moderne. « Le soleil, dirait celui-ci, est un gros nuage sphérique très chaud et brillant, qui brûle en transformant de la matière en énergie. – Soit, soit, répondrait le philosophe antique, mais répondez aux vraies questions : à combien de chevaux le char d’Apollon est-il attelé ? » Il en est de même des logiques. On croit qu’il y a une logique ordinaire, la vraie logique, et que les autres sont des jeux de l’esprit. Mais toutes les logiques sont ordinaires dans quelques cas et absurdes dans d’autres. Il n’existe guère de problèmes où l’on ne soit obligé d’utiliser le calcul vectoriel, où 2 et 2 font plus souvent 3 que 43.
Je ne peux être sûr de ne pas me tromper que dans un cadre logique préalablement choisi. Le plus souvent le choix de mes postulats et de mes règles est déterminé par des motifs utilitaires. Ce qui (du moins je le pense avec beaucoup de monde et du meilleur) n’est pas une concession au relativisme et ne conduit pas à ne croire à rien, bien au contraire. Je cours plus sûrement le risque de dérailler si je crois superstitieusement, par ignorance, que la « vraie logique » est celle des apparences. Car alors j’applique à toutes choses la logique des apparences, comme si le Créateur avait été tenu de concevoir sa création à l’aune de mes limites4.
Si maintenant l’on sort du cadre du raisonnement et de la logique pour contempler le monde de l’esprit et celui de l’amour, alors bien sûr je ne peux pas me tromper. C’est ce que Descartes a approché au plus près en reconnaissant à l’âme et à Dieu l’évidence première, fondatrice de tout le reste, « car je peux douter de tout, mais non pas que je doute, donc que je pense ». Descartes ajoute « donc que je suis », son fameux « cogito ergo sum », et là bien sûr on peut discuter. C’est ce qu’on fait depuis bientôt quatre siècles, mais laissons cela aux malheureux candidats bacheliers de l’an 19925.
Nous ne relevons plus des règles formelles et arbitraires d’un comportement imitable par une machine, mais de morale et de religion, ou plutôt de mystique.
Le mystique ne peut se tromper qu’à partir du moment où il traduit en mots son expérience indicible. Il le peut, certes, s’il fait trop confiance à son humaine nature ; si son orgueil l’aveugle ; s’il se croit délégué à enseigner ce qu’il a vécu, ce qu’à lui seul l’Infinie Lumière a bien voulu montrer sans lui ôter le libre choix de pécher, dont nous ne sommes délivrés que par la sortie de ce monde obscur par la mort6.
Revenons à nos Maîtres. « Jusqu’à quel point connaître implique-t-il de douter ? » Je répondrai que l’on ne peut ni connaître sans douter ni douter sans connaître. C’est ce qu’écrit Dante à la fin de sa Divine Comédie, après s’être noyé dans la Vision Béatifique ;
Qual èl geometra che lutto s’affige
Per misurar lo cerchio, e non ritrova,
Pensando, quel principio ond’elli indige ;
Tal era io a quella vista nuova.
« Comme est le géomètre qui s’applique tout entier à mesurer le cercle et ne peut retrouver, par la pensée, ce principe d’où il a pris son centre, de même j’étais à cette vue nouvelle… »
(Paradis, XXXIII, vers 134 et suivants).
Dante, ayant vu la Vérité, se retrouve comme le géomètre cherchant la quadrature du cercle, ou la valeur de Π. Il a vu le cercle, mais celui-ci reste inaccessible par la raison, à l’infinité des décimales7. Dans les vers suivants il dit que les ailes lui manquent. Et en effet, son poème s’achève six vers plus loin par le retour au monde des étoiles. C’est la fin de la Divine Comédie8.
« Peut-on venir à bout d’une croyance par le raisonnement ? »
Suis-je un peu parano ? Il me semble deviner dans l’expression « venir à bout » comme une irritation contre la croyance en question, et que l’interrogateur pense à la foi plutôt qu’à la croyance. Il arrive aux élèves, même vieux, de comprendre de travers.
Les Grecs, à qui nulle subtilité n’échappa, distinguaient être certain que, pisteuô, et avoir l’opinion que, opioinai. Ils disposaient encore d’autres mots pour croire et croyance. D’autre part, voir plus haut, un raisonnement peut choisir ses règles et ses postulats. Je répondrai donc ainsi à cette question : « Veuillez préciser votre pensée », ou encore « révisez votre programme », puisqu’on ne peut deviner de quel raisonnement ni de quelle croyance il s’agit et que l’examen de toutes les éventualités ferait un bon kilo de papier.
Réduisons tout ce champ largement inexploré à la réfutation de la foi par ce que l’on voudra. Dès lors c’est très simple : la logique, quelque forme qu’elle ait, ne peut que faire de la logique. Elle ne peut, en toute éventualité, que produire des enchaînements ayant la forme de : « si … et, si… alors... », avec autant de si que la situation l’exige. Le premier de tous ces si est souvent sous-entendu. Il admet la réalité de ce qui suit. Il y a à la source une hypothèse de réalité, sinon tout s’arrête dès le début avant d’avoir commencé.
La foi se situe avant le postulat de réalité : celui qui a la foi ne voit aucune alternative à la foi. Tout le malheur des intégrismes naît d’une confusion entre croyance et foi. Quand les disciples doutent et demandent à Jésus de leur montrer le Père, ils doutent parce qu’ils font cette confusion. Et que répond Jésus ? La réponse exclut la possibilité du doute : « Qui Me voit voit mon Père »9. Ils ne peuvent douter qu’ils voient Jésus, quitte à se poser sur cette vision indubitable toutes les subtiles questions des philosophes10.
Et voyons enfin si « ce qui est imprévu était imprévisible ».
La physique de ce siècle nous aura au moins appris que la nature ultime de ce monde est d’essence statistique (a). Ce n’est pas la connaissance du monde qui est statistique, c’est sa nature. Il y a en physique fondamentale une valeur chiffrée par une équation, qui s’appelle densité de présence. Rien n’échappe donc absolument à l’imprévisibilité11. Cependant à notre échelle il y a des probabilités si grandes qu’on peut pratiquement les tenir pour infinies, ou plutôt égales à 1. Telle est la « métaphysique » de notre temps. C’est l’idée contemporaine la plus profonde et la plus troublante. Seul Dieu est. Tout le reste a une « densité d’existence », comprise entre zéro et un. Encore doit-on faire une réserve – la probabilité 1, quand elle se produit (et elle semble ne se produire que dans nos expériences, pas dans la Nature), ne dure qu’un temps infiniment bref.
Quand on photographie une particule, la photographie pérennise un je ne sais quoi qui a commencé à cesser d’être en laissant sa trace.
Bien entendu le maître qui a posé la question sur l’imprévu et l’imprévisible pensait plus probablement à l’Histoire12. Mais quoi, il n’y a pas d’Histoire hors de la Nature, n’est-ce-pas ?
On dit que le bon vieux bachot n’existe plus. Alors j’admire qu’on pose de telles questions à nos bacheliers prétendument dévalorisés. Dieu merci, de mon temps c’était plus facile. Je demande l’indulgence du jury.
Aimé MICHEL
(a) Il paraît que le chef-d’œuvre du mathématicien anglais, Roger Penrose The Emperor’s new Mind, où tout cela est merveilleusement médité, serait sur le point de paraître en français13. À ne pas manquer.
Chronique n° 498 – F.C. – N° 2362 – 3 juillet 1992
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 16 novembre 2020
- Pour comprendre en quoi consistent les théorèmes d’incomplétude de Gödel, il faut d’abord rappeler à quel espoir des mathématiciens ils ont mis fin, puis, dans une note suivante, en quoi cela importe aux non-mathématiciens. Depuis Euclide, les mathématiques consistent à démontrer des théorèmes à partir d’un ensemble d’axiomes. Jusqu’au XIXe siècle, on a tenu ces points de départ que sont les axiomes pour intuitivement vrais et évidents, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive, avec notamment les géométries non-euclidiennes, qu’ils n’étaient pas évidents et qu’on pouvait poser des axiomes sans être tenu de leur donner une interprétation intuitive. Cette liberté nouvelle a conduit à une grande extension du domaine des mathématiques mais aussi à de nouvelles interrogations, telle que celle-ci : comment savoir si les axiomes d’un même ensemble sont cohérents entre eux, c’est-à-dire ne conduisent pas à des théorèmes contradictoires ? Une des tentatives pour répondre à cette question a été celle du mathématicien allemand David Hilbert. Hilbert espérait fournir une preuve absolue d’absence de contradiction des axiomes d’un système à l’aide d’une formalisation complète de celui-ci, c’est-à-dire en purgeant les expressions apparaissant dans ce système de toute signification, de sorte que les mathématiques puissent se réduire à la manipulation de symboles à l’aide de règles bien définies, c’est-à-dire par des algorithmes (équivalents à des programmes d’ordinateur). Ainsi, tous les raisonnements corrects dans un domaine mathématique donné seraient explicités et on pourrait, espérait-il, démontrer l’absence de contradictions internes. Les théorèmes devenant vérifiables par des algorithmes, les mathématiques pourraient être construites sur des fondations certaines et définitives. Gödel, en 1931, a mis fin à l’espoir suscité par le « programme de Hilbert » en démontrant ses deux célèbres théorèmes de logique mathématique. Le premier montre qu’un système d’axiomes permettant de démontrer les principaux théorèmes de l’arithmétique (le domaine des mathématiques qui s’intéresse aux nombres entiers et à leurs rapports, à savoir les nombres dits rationnels) est nécessairement incomplet car certaines propositions vraies ne peuvent être ni démontrées ni réfutées (on dit qu’ils sont indécidables) ; le second théorème, fondé sur le premier, montre que la proposition d’absence de contradictions dans ce système d’axiomes ne peut pas être prouvée à partir de ces axiomes, ce qu’on peut exprimer plus brièvement par la formule : « une théorie cohérente ne peut pas démontrer sa propre cohérence ».
- Sur Jacques Bergier, voir la chronique n° 318.
- Le calcul vectoriel est utilisé notamment pour déterminer la force résultante de plusieurs forces, par exemple la force de deux chevaux tirant une charge. On voit bien que cette force est maximale si les deux chevaux tirent dans le même sens et nulle s’ils tirent en sens contraire, avec toutes les valeurs intermédiaires possibles selon l’angle entre les deux forces de traction. Ainsi, le module de la somme de deux vecteurs de module 2 peut prendre n’importe quelle valeur entre 0 et 4. Dans la chronique n° 88 (avril 1972), intitulée justement Quand deux plus deux font trois, A. Michel prend un autre exemple, celui de « la sommation des vitesses relativistes où 2 + 2 font toujours moins de 4 » parce que la théorie de la relativité montre que la plus grande vitesse possible est celle de la lumière (la note 8 de n° 497 donne quelques indications à ce propos).
- Cette idée que « le Créateur n’est pas tenu de concevoir sa création à l’aune de nos limites » revient souvent dans les écrits d’A. Michel. Ainsi écrit-il dans la chronique n° 328 : « Dieu, pour créer l’univers, n’a pas pris le conseil de M. Condorcet » (Condorcet étant, selon lui, le prototype du scientiste aveuglé par son bon sens). Elle exclut que nous puissions être certains de ce qui est possible ou impossible, et tenir les explications scientifiques pour absolument définitives, ce qui interdit, entre autres, de rejeter les « miracles » et autres anomalies. Il poursuit : « L’enseignement majeur de la science en matière de métaphysique (et de là en matière de religion) n’est donc pas du tout que certaines choses sont trop invraisemblables pour être crues, mais bien que la notion de vraisemblance et son contraire doivent être abandonnés comme vestiges de notre passé préhistorique. » Cette conclusion n’est pas sans lien avec les théorèmes de Gödel, mais avant d’en venir là, il n’est pas inutile de passer en revue quelques extensions de ces théorèmes en dehors de leur domaine d’origine. Les théorèmes de Gödel sont souvent utilisés en dehors de l’arithmétique, où ils sont établis avec toute la rigueur souhaitable, et de là étendus à d’autres domaines, à commencer par les mathématiques en général, mais probablement avec moins de rigueur. C’est ce que suggèrent les mathématiciens Ernest Nagel et James R. Newman lorsqu’ils notent que « l’importance des conclusions de Gödel est considérable, bien qu’elle n’ait pas été pleinement explorée. Elles semblent montrer que l’espoir de trouver une preuve absolue de cohérence pour tout système déductif dans lequel la totalité de l’arithmétique est exprimable ne peut être réalisé, si une telle preuve doit satisfaire les exigences finitistes [c’est-à-dire sans recourir à des infinis] du programme originel de Hilbert. » (Article sur la démonstration de Gödel dans The World of Mathematics, vol. III, Simon and Schuster, New York, 1956 ; il est possible que ce texte ait été traduit dans E. Nagel, J. R. Newman, K. Gödel et J.-Y. Girard, Le théorème de Gödel, Éditions du Seuil, coll. Points, 1989). Toutefois, je n’ai pas trouvé de formulation plus explicite du degré de généralité des théorèmes de Gödel en mathématiques. D’autres implications du théorème de Gödel sont discutées par Nagel et Newman dans le texte cité qui en révèlent l’importance philosophique sinon pratique. « Les conclusions de Gödel, écrivent-ils, importent aussi pour la question de savoir si des ordinateurs peuvent être construits qui pourraient se substituer à l’intelligence des mathématiciens. (…) À la lumière du théorème d’incomplétude de Gödel, il y a un ensemble sans fin de problèmes en théorie élémentaire des nombres pour lesquelles de telles machines sont de manière inhérente incapables de fournir des réponses, quelque complexes que soient leurs mécanismes internes et la rapidité de leurs opérations. Il se peut fort bien que le cerveau humain soit lui-même une “machine” avec des limitations propres, et qu’il y ait des problèmes mathématiques qu’il est incapable de résoudre. Même ainsi, le cerveau humain semble incorporer une structure de règles de fonctionnement qui est beaucoup plus puissante que la structure des machines artificielles actuellement conçues. Il n’y a aucune perspective immédiate de remplacement de l’esprit humain par des machines. » Toutefois, ajoutent nos deux auteurs, « les limitations inhérentes aux ordinateurs ne constituent pas une base valide d’inférences concernant l’impossibilité d’explications physico-chimiques de la matière vivante et de la raison humaine. La possibilité de telles explications n’est ni interdite ni affirmée par le théorème d’incomplétude de Gödel. Le théorème indique effectivement que par sa structure et sa puissance, le cerveau humain est beaucoup plus complexe et subtil que toute machine non-vivante envisagée à ce jour. » Ce texte datant des années 1950 n’a pas pris une ride : comme on le voit, les discussions actuelles sur l’intelligence artificielle forte et le transhumanisme étaient déjà bien avancées à l’époque et avaient déjà conduit à des conclusions fermes. Nagel et Newman ne s’en tiennent pas là et se demandent « de quelle façon une notion générale de vérité mathématique ou logique peut être définie dans ces conditions, et si, comme Gödel lui-même semble le croire, seul un réalisme platonicien approfondi peut fournir une telle définition ». (On se souvient que selon l’école platonicienne, les mathématiques existent indépendamment de l’esprit humain qui les découvre mais ne les invente pas, voir note 4 de n° 414). Mais ils s’arrêtent à ce point car, assurent-ils, ce sont « des problèmes encore débattus et trop difficiles pour faire l’objet d’autre chose que d’une simple mention. » S’ils écrivaient aujourd’hui, plus de six décennies plus tard, ils ne s’exprimeraient sans doute pas autrement (la suite de cette discussion en note 13) ! Aimé Michel, quant à lui, pousse la réflexion dans une autre direction : « les théorèmes de Gödel me semblent avoir une implication philosophique sans appel : ils sapent le fondement même de l’explication scientifique, si l’on entend par explication l’élucidation totale. Car le maximum que puisse espérer la science, son ambition ultime, c’est le projet pythagoricien de traduire toutes choses en une formulation arithmétique. Or, premièrement, rien ne nous dit que ce projet soit réalisable ; et deuxièmement, même supposé réalisé, il restera toujours que l’arithmétique elle-même doit être acceptée depuis 1931 (contrairement à ce qu’avaient espéré Hilbert et Bertrand Russel) comme une structure comportant des énoncés dont on ne peut pas prouver la non-contradiction interne. Je ne m’avancerai pas davantage dans cette discussion difficile de crainte de dire des sottises. La conclusion ci-dessus me semble inéluctable, je l’ai souvent formulée devant des mathématiciens qui l’ont toujours acceptée comme allant de soi, mais enfin, peut-être s’en trouvera-t-il d’autres pour penser autrement : je ne me sens pas de taille à les réfuter, s’ils existent. Cette conclusion est qu’il ne peut exister d’explication scientifique ultime. La science ne peut aspirer, au plus, qu’à énoncer des lois partielles et limitées. Le mystère naturel existera donc toujours, quoi qu’on fasse. » (Extrait de la chronique n° 160, La science et le mystère). Si une théorie physique est un système formel (nécessairement fondé sur des postulats non démontrés) et que tout système formel obéit au théorème d’incomplétude, je ne vois effectivement pas comment on peut échapper à cette conclusion, qui nous ramène au point de départ de cette note, mais comme je crains fort moi aussi de dire des bêtises, je m’en tiendrai là. Non sans remarquer toutefois que cette affirmation du « mystère naturel » se heurte à de puissantes objections car, comme le remarque Bernard d’Espagnat, « pour la quasi-totalité des scientifiques et pour la plupart des penseurs que ces derniers tiennent pour sérieux, la notion de mystère présente une connotation fort distinctement négative ». Cet illustre physicien n’en défendait pas moins l’existence du mystère, qu’il atteignait par une autre voie que le théorème de Gödel, celle des fondements de la physique quantique (voie qu’A. Michel a aussi souvent évoquée). Dans son Traité de physique et de philosophie (Fayard, Paris, 2002), B. d’Espagnat réfute les critiques des scientifiques qui considèrent que le mystère freine ou bloque toute vraie quête d’une explication et les critiques des penseurs pour qui il « accable l’homme en le courbant sous le poids de l’inconnaissable ». Sa réponse sur le premier point est courte (tout mystère apparent soulève de nouvelles questions scientifiques qui relancent incessamment la quête, il n’y a donc pas de blocage). Elle est plus longue sur le second (le résumé qui suit perd une grande partie de sa richesse mais suffit à montrer sa parenté avec la pensée d’A. Michel). Certes, admet d’Espagnat, « la quête du net – impliquant refus du mystère – doit être poursuivie sans relâche, au mépris des difficultés » mais cela n’implique nullement de bannir l’idée d’une « approche du mystère ». Selon lui, dans trois domaines au moins, on peut obtenir des informations sur le réel impossible à obtenir par d’autres voies (notamment par celle de la science), ce sont « la mystique, la poésie et la musique (sans exclure les autres arts) », de sorte que « la très bonne poésie, comme aussi la très belle musique, ouvre une petite fenêtre qui donne sur – mais oui… – le “réel”. Certes ce que nous voyons par cette fenêtre est sans contours, mais au royaume de l’être tout est bien tel ». Les matérialistes cultivés pensent qu’il s’agit là « d’une bienfaisante et féconde illusion » mais illusion par rapport à quoi ? « Autrement dit, ayant constaté que pour trouver le réel et le vrai nous ne pouvons nous fier aux seules indications que nous fournit notre intuition du raisonnable – de l’“évident” – nous sommes en manque d’un critère fiable permettant d’écarter d’emblée tels “témoignages” ou tels autres ». (Ces informations obtenues par d’autres voies que la science relèvent de la « connaissance », si on suit la définition donnée dans n° 447, Dans le sac du khalife – Savoir, science et connaissance ne sont pas des mots synonymes).
- Dans le Discours de la méthode (1637, écrit en français), Descartes prend comme point de départ de tout savoir son existence en tant que sujet pensant : « remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie que je cherchais ». Ensuite seulement vient la connaissance de Dieu : d’une part Descartes découvre dans son esprit l’idée d’un être parfait et, d’autre part, que cet être parfait existe car sinon il ne serait pas parfait (argument de saint Anselme, voir n° 434, en particulier la note 2). Il conclut : « toutes les autres choses […], comme d’avoir un corps, et qu’il y a des astres et une terre, […] sont moins certaines ». Dans les Méditations métaphysiques (1641, écrites en latin pour répondre aux objections faites au Discours), il porte le doute à un paroxysme en imaginant un « malin génie » qui pourrait nous induire en erreur sur les « évidences » précédentes. Mais ce génie « ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’[…] il faut conclure […] que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit ». Mais, même cela, en dernier ressort, dépend de l’existence de Dieu et « sans la connaissance de Dieu nous pourrions feindre qu’elles sont incertaines ». Lydia Jaeger, physico-mathématicienne de formation, philosophe des sciences et théologienne, faisant le point sur le raisonnement de Descartes, soulève l’objection de circularité qu’on lui a opposée : « Comment peut-on être assuré de l’existence de Dieu et de tout ce qui en dérive (comme l’existence du monde) si la vérité des idées claires et distinctes dépend de l’existence de Dieu dont la preuve fait pourtant exactement intervenir la règle selon laquelle les pensées claires et distinctes sont vraies ? » (voir son article de 2013 : « Quelle place pour Dieu dans le doute cartésien ? », http://flte.fr/wp-content/uploads/2016/08/ThEv2013-1-Place_pour_Dieu_ds_doute_cartesien.pdf). Dans la lecture qu’elle propose, « tout cercle n’est pas vicieux » : « Loin d’invalider la démarche cartésienne, une franche reconnaissance du cercle peut apporter un éclairage aussi inattendu que pertinent. » Il faut admettre que pour Descartes, en dépit de l’ordre dans lequel il présente ses arguments, la vérité des idées claires et distinctes n’est assurée qu’une fois l’existence de Dieu établie. « Si une telle lecture transforme le cercle en spirale (sans en sortir radicalement), elle ne fait que souligner la place cruciale que détient Dieu dans le système cartésien ». Cette nouvelle vision « se situe pratiquement aux antipodes de l’image retenue couramment de Descartes », qui fait de lui un incroyant. À ce propos, L. Jaeger fait ce commentaire amusé : « Descartes est devenu le symbole du penseur libre et éclairé, qui n’accepte comme vrai que ce qu’il a vérifié par son propre raisonnement. “Cartésien” signifie donc “rigoureux, rationnel, logique et clair”. Le Petit Robert donne comme antonymes de “cartésien” : “confus, mystique, obscur”. Nuance que j’ai rencontrée à plusieurs reprises (mais que les dictionnaires consultés passent sous silence) : le « “cartésien” véhiculé par l’imagination populaire devient, par la rigueur de son raisonnement, incroyant. “Je suis cartésien” semble protéger contre toute acceptation de la foi en Dieu ». Comme quoi le maître est bien souvent trahi par ses disciples !
- A. Michel s’est beaucoup intéressé aux mystiques et au mysticisme tant d’un point de vue scientifique (extérieur) que spirituel (intérieur). Mais de quelque côté qu’on l’aborde ce sujet est hérissé de difficultés, surtout peut-être si on voit dans le mystique « une âme dont les puissances se libèrent (ou sont libérées par l’intervention de Quelqu’Un) » (n°330). Parmi les faits observables, il faut compter les phénomènes physiques extraordinaires manifestés par certains mystiques comme la lévitation ou autres. Dans un de ses meilleurs livres (voir note 3 de n° 153 et les liens de la note 5 de n° 301) A. Michel montre que ces phénomènes sont historiquement bien attestés mais souvent accompagnés d’infirmités et de désordres. Les prodiges mystiques se produisent quand le corps est dans certains états particuliers, ce qui indique leur origine physiologique, « vérité bien connue depuis longtemps par les spirituels européens et les tribunaux de canonisation » (n° 454). Il faut donc se garder de confondre prodiges et sainteté : au demeurant, les prodiges sont absents chez les saints qui ne présentent pas ces états physiologiques et observés hors de toute sainteté chez des personnes qui les présentent (n° 106). « Ce qui fait la sainteté, ce sont les vertus poussées jusqu’à l’héroïsme, et elles seules » (n° 330). Aussi, un vrai miracle se doit-il d’être « à la fois très improbable et très édifiant » (n° 106). Les autres faits observables, intéressant plus directement l’approche religieuse, sont les déclarations et écrits des mystiques. Le passage de l’expérience mystique (indicible, tous les mystiques le disent) à sa « traduction en mots » est évidemment plein d’embûches. Parfois aisément accessibles et admirables (voir par exemple le beau poème de Saint Jean de la Croix, note 8 de n° 438), ils peuvent aussi paraître impénétrables ou bien semés de naïvetés et de contradictions. Selon Jean Onimus, l’une des raisons du caractère ineffable de l’expérience mystique (mais est-ce la seule ?) est qu’ « une réalité transcendante ne saurait établir avec nous que des relations de communion, non des relations de connaissance » (Béance du divin, PUF, Paris, 1994, cité par B. d’Espagnat, Candide et le physicien, Fayard, Paris, 2008, p. 263). A. Michel rappelle quant à lui que les excès d’orgueil ou de confiance et les manques de culture ou d’intelligence du mystique et de son lecteur peuvent leur jouer des tours. Inversement, les paroles et écrits des mystiques peuvent légitimement surprendre chez des personnes sans culture savante comme Jeanne d’Arc, Thérèse Martin ou Marthe Robin (sur celle-ci, voir n° 330). Un simple plagiat peut éventuellement rendre compte de la chose comme pour le jeune Padre Pio selon l’historien Bruno Luzzato (voir références dans note 9 de n° 421) et pour Marthe Robin selon le carme Conrad De Meester dans un livre qui vient de paraitre (plagiat qu’il ne faut sans doute pas sur-interpréter mais je n’en dirai pas plus, faute d’avoir lu le livre).
- L’algorithme de calcul du nombre pi ne se termine jamais, comme celui du nombre √2 (racine de 2) dont il est question dans la chronique précédente n° 497, puisque le nombre de leurs décimales est infini.
- Dans les derniers mois de sa vie, A. Michel s’était mis à relire la Divine Comédie en version originale. Il y était aidé par sa familiarité avec le provençal, langue dont il avait une bonne connaissance, même s’il ne la parlait pas couramment. Il m’avait alors expliqué que Dante avait hésité entre le provençal (ou ancien occitan, la langue prestigieuse des troubadours) et le dialecte de sa Florence natale pour écrire son œuvre à la fin du XIIIe siècle et au début du XIVe. Quand on sait l’influence déterminante de son choix sur le prestige du dialecte toscan qui allait devenir l’italien, on mesure la disproportion entre certaines causes et leurs conséquences historiques.
- Jean 14, 8. Comme A. Michel l’écrit ailleurs : « Qui me voit voit mon Père répond aux doutes modernes sur le dieu des philosophes et des savants : ce dieu-là est le dieu de Platon et de Laplace, le dieu-horloger de Voltaire, ce n’est pas le Dieu vivant que l’on voit en voyant l’humanité du Fils. Ce n’est pas celui qui répond à Moïse dans le Buisson Ardent, qui rugit sur le Sinaï, qui appelle Samuel, qui promet, qui se réjouit en son cœur, qui même, comme nous, se repent. » (n° 416, Où regarder ; cette chronique, fort critique d’un catholicisme qui souvent varie, a suscité de vives réactions, voir n° 418).
- A. Michel souligne dans ce paragraphe la surprenante ambiguïté du mot « croyance ». Cette ambiguïté vient de loin. Claude Tresmontant le montre en retraçant l’évolution de ce mot au cours des siècles. Dans la Bible hébraïque, le verbe heemin, que l’on traduit généralement en français par « croire », signifie « être certain de la vérité de » et de même le mot émounah que l’on traduit par « foi » signifie « la certitude objective de la vérité par l’intelligence ». Le sens premier s’est donc perdu en cours de route puisqu’en français d’aujourd’hui « le verbe croire désigne un assentiment faible et mou, qui s’oppose à la connaissance et à la certitude. (…) Le système est dégénéré puisque nous avons à l’entrée la certitude objective de la vérité par l’intelligence, et à la sortie, en langue française, une conviction subjective dissociée de la connaissance, voire même souvent opposée à la connaissance, à la raison, à l’intelligence ». Dans la traduction grecque de la Bible hébraïque (la Septante, à partir du Ve avant notre ère) les termes hébreux sont correctement traduits par pisteuein et pistis et ces mots sont repris dans le grec du Nouveau Testament (à l’exception de l’Évangile de Jean). La dérive de sens commence, selon Tresmontant, avec Platon qui oppose dans Gorgias la science (épistèmè) à la foi (pistis) et les philosophes à travers les siècles n’ont cessé de creuser un malentendu lié à un changement d’optique. En effet, dans la pensée et le système linguistique hébreu, l’existence de Dieu est une question de connaissance : « L’intelligence humaine connaît Dieu à partir de son œuvre, à partir de sa création, l’Univers physique, et à partir des actions historiques que Dieu a accomplies, réalisées, dans l’histoire de son peuple chéri, le peuple hébreu ». De l’hébreu au grec de Platon et au français « on a changé de système de référence, on a changé de philosophie, on a changé d’univers intellectuel et spirituel. Le même mot, dans des univers intellectuels différents, a des significations différentes. » (Les malentendus principaux de la théologie, O.E.I.L., Paris, 1990, chap. I). Daniel Marguerat confirme cette analyse en la rendant plus concrète encore quand il écrit que « le terme “croire” a son sens biblique, qui n’est pas celui que la culture gréco-latine a fixé. Le mot “foi”, en grec pistis, traduit le plus souvent dans la Septante (…) une racine âman, qui signifie “être solide, être durable, être fiable”. Âman désigne ce qui est ferme sous nos pieds et sur quoi l’on peut bâtir sa vie. Le “amen” de nos prières vient de là ; il exprime notre assentiment à une parole priante, dont nous attestons la fiabilité ». Toutefois, il propose une traduction autre que celle de Tresmontant et, à mon sens, plus essentielle : « Le verbe “croire”, dans nos Bibles, devrait donc être traduit par “avoir confiance”, et c’est un grand malheur qu’il n’en soit pas ainsi. Car dans notre culture, croire en Dieu équivaut à admettre son existence et nourrir une opinion favorable à son égard. Pour les hommes et les femmes de la Bible, l’existence d’une divinité n’était pas objet de débat ; la question-clef était de savoir si l’on pouvait faire confiance à ce Dieu et à sa parole, ou non. L’alternative était là. » (Marie Balmary et Daniel Marguerat, Nous irons tous au paradis. Le Jugement dernier en question, Albin Michel, coll. Espaces libres, Paris, 2016, pp. 143-144). Marguerat écrit « était » mais l’alternative n’est-elle pas toujours là ? Par exemple, dire « je crois en Dieu » dans ce contexte biblique ne signifie nullement « je crois en ceci ou cela » (un catéchisme, des articles de foi, des dogmes, que sais-je ?) mais d’abord et avant tout « j’ai confiance en lui ». Ce n’est pas la même chose, peut-être même l’inverse. Quand l’écrivaine Marie Darrieussecq déclare en substance (c’était sur France Inter, il y a quelques années) « Dieu n’existe pas ; s’il existait ce serait un sale type » (à cause de l’existence du mal, je présume, problème vaste mais second), elle lui a retiré sa confiance avant même de lui retirer l’existence.
- « Ce n’est pas la connaissance du monde qui est statistique, c’est sa nature ». Cette phrase résume un long débat en physique : au XIXe siècle Laplace attribuait le hasard uniquement à notre ignorance dans un monde où tout est déterminé, alors qu’au XXe, la physique quantique reconnait l’existence d’un hasard véritable. A. Michel revient très souvent sur cette idée, parfois en détail (la dernière fois c’était dans la n° 484 où un intertitre oppose « Hasard d’ignorance et hasard d’absolu »), souvent simplement en passant, en ne perdant jamais de vue la question essentielle : « Quelle peut être la place d’un être spirituel comme l’homme dans un monde d’absolu hasard ? »
- L’imprévisibilité de l’Histoire fait monter les interrogations abstraites et intemporelles sur le hasard en mathématiques et en physique à celles, concrètes et inscrites dans le temps, du hasard dans la vie des hommes, bien qu’il n’y ait pas de césure entre ces niveaux (voir à titre d’exemple l’analyse de l’expédition de Bonaparte en Égypte, note 5 de n° 495). A. Michel fidèle à sa conception d’un univers à double face, matérielle (la matière espace-temps) et spirituelle (attestée par la conscience, cette dernière face étant la plus certaine des deux), rappelle que le regard extérieur (scientifique) posé sur les évènements doit être complété d’un « regard intérieur » que résume son motto : « Nous qui nommons le Hasard Providence, son vrai nom » (n° 406). Ce regard-là est moins de l’ordre de la connaissance (puisque nous ignorons les tenants et aboutissants de l’Histoire, les détails de l’avenir mais aussi du passé) que de la confiance et, au-delà, de la communion (pour reprendre la vue de J. Onimus en fin de note 6).
- Le « chef-d’œuvre de Penrose » est effectivement paru cette année-là en français dans une traduction de Françoise Balibar et Claudine Tiercelin sous le titre L’esprit, l’ordinateur et les lois de la physique (Dunod InterEditions, Paris, 1992). Le théoricien britannique Roger Penrose (89 ans) a été récompensé cette année par le prix Nobel de Physique pour avoir montré en 1965 dans un article de moins de trois pages « que la formation d’un trou noir [était] une prédiction solide de la théorie de la relativité générale », à une époque où son existence était encore douteuse. Il partage ce prix avec l’Américaine Andrea Ghez (55 ans) et l’Allemand Reinhard Genzel (68 ans), qui sont parvenus avec leurs équipes à découvrir un trou noir de quatre millions de masses solaires situé au centre de notre galaxie. Roger Penrose n’est pas un inconnu pour les lecteurs des présentes chroniques, car deux d’entre elles (n° 490, Science et tolérance : théories « magnifiques » – La trilogie de Roger Penrose sur l’esprit humain, et n° 493, Si le loup protège l’agneau, et au-delà – La nature n’est pas seulement ce que décrit la science ; d’autres sont à suivre) traitent principalement de son premier livre destiné au grand public, publié en 1989, dont le sous-titre « à propos des ordinateurs, des esprits et des lois de la physique » résume bien le contenu et l’ambition. A. Michel le qualifie ici à juste raison de chef d’œuvre, mot dont il est assez avare, en dehors des classiques de la littérature et de l’art, mais qu’il emploie aussi pour L’Automatisme psychologique de Pierre Janet (n° 148), La Partie et le Tout de Werner Heisenberg (n° 252), Le Bronze et les Taons de Jean-Pierre Tennevin (n° 405), La biologie de l’esprit de Rémy Chauvin (n° 421) et L’enseignement de Ieschoua de Nazareth de Claude Tresmontant (il me l’avait dit lors d’un entretien). Quand il écrit ce livre mémorable, Penrose a 58 ans : c’est l’aboutissement de longues années de méditation, de problèmes bien posés depuis longtemps (voir Nagel et Newman en note 4 ci-dessus). Sans doute à l’origine de ses idées se trouve la conception, partagée avec nombre de mathématiciens et des meilleurs, que lorsqu’il comprend une notion mathématique, l’esprit humain pénètre dans le monde platonicien préexistant et éternel des idées (ici, mathématiques). Il considère que les ordinateurs actuels (déterministes), parce qu’ils ont les limitations des systèmes formels découverts par Gödel (puis Turing), ne peuvent accéder à l’intelligence et à la conscience. En revanche, selon lui, une intelligence artificielle serait possible, mais à condition d’être fondée sur la réduction non déterministe du vecteur d’état en physique quantique (réduction qui fait passer de l’onde à la particule) ; et c’est ce même processus qui serait à l’œuvre dans le cerveau humain. On aura reconnu dans ce bref résumé nombre des idées qui agitent les scientifiques depuis des lustres et que son livre aura contribué à raviver. Moins de vingt ans après l’autre pavé dans la mare que fut Le hasard et la nécessité de Jacques Monod, on ne peut qu’être frappé par les profondes divergences entre ces grands esprits (et bien d’autres qu’A. Michel tout au long de cette même période ne s’est jamais fait faute de signaler à ses lecteurs). Bien entendu, aucun des problèmes qu’ils soulèvent n’est aujourd’hui résolu et les discussions des thèses platoniciennes et constructivistes en philosophie des mathématiques (par ex. note 4 de n° 414), des diverses interprétations de la physique quantique, de l’unicité ou de la pluralité de la vie et de l’intelligence, des conceptions matérialistes et non-réductionnistes de la conscience, ou de la signification des notions de sens et de vérité sont toujours aussi actives et atteignent un public de plus en plus étendu. Une chose au moins semble sûre, c’est que les interprétations métaphysiques les plus simples, mécanistes-matérialistes, des résultats scientifiques sont de moins en moins aisées à défendre. Si les conceptions spirituelles (religieuses) de l’existence ne sont pas établies pour autant, du moins le hiatus qui les séparait des conceptions scientifiques devient moins grand. Le grand public ne le sait pas encore et reste sous la séduction d’idées plus ou moins mortifères véhiculées par des best-sellers comme Homo deus (voir mes commentaires en marge de la chronique n° 493). Malgré tout, l’évolution des idées offre l’espoir d’un changement. Ce changement est nécessaire car la question se pose avec une acuité croissante : une civilisation qui a perdu la confiance en un monde ayant un sens peut-elle surmonter les épreuves qui l’attendent et survivre à long terme ? Nous en reparlerons dans la prochaine chronique.