Glaucon : Ah ! Vous voici, Socrate ! Je vous ai cherché toute la journée. Je dois vous dire queje n’ai pas cru mes amis quand ils m’ont dit que vous étiez venu ici à Delphes et aujourd’hui de tous les jours, pour consulter l’oracle juste au moment où les citoyens se préparent à voter en ville. Et quel combat cette année !
Socrate : Eh bien, mon jeune ami, le fait de venir à Delphes ne veut pas nécessairement dire que l’on vient consulter la prophètesse. Je n’ai pas encore décidé cela. Je pensais que je devrais attendre un signe du dieu. Vous êtes peut-être ce signe.
Glaucon : Mais ne devriez-vous pas faire votre devoir civique un jour comme aujourd’hui ?
Socrate : Si vous parlez de voter, je m’en suis déjà occupé. Mais qu’est-ce qui vous fait penser que parce que je me trouve dans ce lieu saint, je ne remplis pas mon devoir ?
Glaucon : Parce que vous êtes ici, trainassant au mileu des montagnes et des sanctuaires sacrés pendant que toute la ville est en ébullition.
Socrate : Et vous pensez que la seule manière de remplir mon devoir envers la ville serait de me joindre à l’agitation ?
Glaucon : Vous m’embrouillez, comme vous le faites souvent, Socrate. Tout le monde dit que ces élections sont les plus importantes de notre vie – et que nous devons tous nous engager. Vous devez admettre que les enjeux sont élevés ; d’une certaine manière, c’est même une question de vie et de mort.
Socrate : Oui, j’ai pensé – et prié- beaucoup à ce sujet, oh jeune Glaucon, à la manière dont la ville se détruit en ce moment en détruisant ses futurs membres dans l’utérus, et en projetant de nouvelles manières d’éliminer les faibles et les personnes âgées. Il n’y a jamais eu de ville qui ait ainsi dédaigné le passé et l’avenir.
Glaucon : Alors pourquoi êtes-vous ici et non en ville en train de faire ce que vous savez faire le mieux, persuader les autres citoyens ?
Socrate : J’ai fait cela toute ma vie. Mais ces questions sont maintenantdes batailles de factions. Et les âmes des citoyens sont fixées sur un candidat ou l’autre pour le moment. Aussi loin qu’un vieil homme comme moi peut le dire, cher Glaucon, les politiciens diront au peuple n’importe quoi pour être élus. Certains feront même n’importe quoi pour obtenir le pouvoir ou le garder. Il y a beaucoup à réfléchir dans ce qui est dit – et ce qui sera fait.
Glaucon : Mais le choix à faire est énorme.
Socrate : Bien sûr, mais le choix que nous avons le plus besoin de faire est celui que nous avons toujours à faire : honorer les dieux honorables et non les sans honneur ; chérir la vie que les dieux nous ont donnée en cherchant la vérité et le bien véritable, non ce que beaucoup appellent le vrai et le bon. Le choix est vaste, mais peut-être à cause de cela même, ne sera pas fait.
Glaucon : Je ne vous suis pas.
Socrate : Permettez-moi de vous poser quelques questions. La prophétesse seule le sait peut-être, mais est-ce que même les devins communs de la ville ne disent pas que les gens sont presque également partagés entre les candidats ?
Glaucon : Si, et cela rend tout le monde nerveux.
Socrate : Et n’est-il pas vrai que, quel que soit le vainqueur, au moins la moitié de nos concitoyens resteront profondément dans l’erreur en ce qui concerne le vrai et le bon ?
Glaucon : Sans doute, Socrate.
Socrate : Alors, même quand les bulletins de vote auront finalement été comptés, il restera toujours des illusions largement répandues, et des conflits– je le crains, des affrontements violents et profonds – entre les principales factions ?
Glaucon : Tout à fait vrai.
Socrate : Nos sages fondateurs et hommes d’Etat ont toujours pensé que les factions étaient laruine des régimes populaires comme le nôtre. C’est souvent arrivé dans l’histoire. Ils ont travaillé dur pour empêcher que les factions ne grandissent et ne s’opposent radicalement, comme elles le sont maintenant à notre grand chagrin, précisément parce qu’elles menacent les fondations mêmes de notre vie commune. Vraiment, à cause d’elles, les gens se méprisent et se méfient les uns des autres et de nos institutions publiques qui deviennent soit tyranniques soit incompétentes quand les gens sont divisés si fortement.
Glaucon : Alors, que devons-nous faire, Socrate ?
Socrate : D’abord, ô impétueux Glaucon, nous devons comprendre notre condition clairement, ce qui ne sera pas résolu par le vote parce que la maladie n’est pas en premier lieu politique. Croire qu’elle l’est, ressemble au mauvais médecin qui prescrit un traitement pour un calcul quand la vraie maladie est la goutte. Notre vie est en danger et nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir des illusions sur notre santé.
Glaucon : Mais que pouvons-nous FAIRE ?
Socrate : Nous pouvons faire ce que les hommes bons doivent toujours faire. Implorer le dieu, nous conduire bien, essayer de faire du bien à nos semblables, même quand ils ne nous font pas de bien. Faire des sacrifices pour notre ville. Avant tout, la ville qui est divisée ne deviendra pas unie à moins que les gens n’engagent une sérieuse conversation, face-à-face, entr’eux pour savoir quelle genre de ville ils veulent avoir. Si leur choix est d’une ville qui vit pour le moment présent, qui ne regarde pas le passé ni la sagesse des anciens, ou qui ne se préoccupe pas de ceux qui doivent naître pour que la ville survive – et pour que les gens comprennent leur propre place dans les générations – alors le vote pourrait hâter ou ralentir la fin. Mais la fin, de toute façon, sera proche.
Glaucon : Ne devrions nous pas consulter le dieu alors, s’il consent à nous parler ? Dans le passé, il a souvent parlé du sort des peuples et des nations.
Socrate : Il est généralement facile de consulter le dieu. Nous n’avons qu’à demander et il décidera quoi nous répondre – ou s’il veut nous répondre ou non. Il faut seulement être patient et attentif. Mais dans des situations comme la nôtre, même de connaître la bonne question est difficile. Venez, mon jeune ami. Avant de nous approcher du temple et des lieux sacrés, marchons ensemble tranquillement le long des arbres sur le flan de la montagne ici. Contemplons humblement la beauté et la majesté de l’endroit, et voyons quelles questions le dieu lui-même nous inspirera.
https://www.thecatholicthing.org/2016/11/07/before-the-deluge/
Tableau : Avant le Déluge par Roelandt Savery, c. 1630 [Nuneaton Museum and Art Gallery, Royaume – Uni]
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