Toute science en son printemps doit d’abord obéir à l’injonction cartésienne : dénombrer et classer. Ainsi fit longtemps par exemple l’astronomie stellaire. Elle compta les étoiles puis les classa en types qu’elle désigna par des lettres : O, B, A, etc.1 Quelle réalité se cachait derrière ces lettres ? On ne commença de le voir qu’avec la physique nucléaire, mais alors le principe cartésien fut dépassé et l’astronomie devint ce qu’on appelle une science hypothético-déductive : on imagina des hypothèses mathématiques permettant des prédictions, et les observations se transformèrent en laboratoires où l’on vérifia ou réfuta les hypothèses. Formidable pas en avant : on découvrit que derrière les étoiles il y avait la masse et l’âge des étoiles, leur histoire2.
Les origines de l’homme en sont encore à la période cartésienne. Il ne s’agit toujours pour le moment que de dénombrer et classer.
Parmi les êtres actuellement vivants, c’est-à-dire rescapés du jeu de massacre de l’évolution, on en dénombre cinq qui appartiennent à la même parenté, comme le français, l’italien, l’espagnol, etc., appartiennent à la parenté latine, une parenté proche qui distingue ces langues par exemple des langues slaves ou germaniques. Le gorille, le chimpanzé, l’orang-outan, le gibbon et l’homme appartiennent aussi à une même parenté, que non sans complaisance nous appelons anthropoïde parce que c’est anthropos, l’homme, qui a fait la classification.
Cela pour les vivants. Mais il y a de plus les disparus dont nous déterrons les os fossiles qui, eux aussi, appartiennent à la famille anthropoïde. Et aussitôt apparaît la question : qui descend de qui ? C’est le problème de nos origines.
À ce propos – parenthèse sur une sornette – depuis quelques années sévit dans notre réflexion sur les origines de l’homme une maladie d’origine anglo-américaine qui souvent déconcerte le lecteur français des articles scientifiques et surtout des écrits de vulgarisation. Il ne se passe guère de mois en effet que l’on ne tombe sur quelque texte commençant par la phrase : « Contrairement à ce qu’enseigne l’Église, ou la Bible, ou à ce que continuent de croire des fanatiques attachés à leurs superstitions… » etc. Suit alors un rappel agressif des données de l’évolution biologique qui, nous dit-on, viendraient détruire toutes ces billevesées attribuées à des « savants fondamentalistes », lesquels enseigneraient dans nos écoles et nos Facultés le récit de la Bible en lieu et place de la vérité scientifique pourtant bien établie « depuis Darwin »3.
Pour un lecteur français ce galimatias est incompréhensible. N’est-ce pas Voltaire qui se moquait des évolutionnistes et de leurs « coquilles » prétendument fossiles et qui, supposait-il, n’étaient que coquilles Saint-Jacques perdues dans les montagnes par les pèlerins de Compostelle ? Un peu plus tard Lamarck n’enseignait-il pas au Jardin des Plantes la théorie de l’évolution ? Lamarck, à qui l’Église fichait une paix royale, n’était-il pas en revanche couvert de sarcasmes par le grand Cuvier qui réfutait sa théorie de l’évolution pour la remplacer par une théorie des catastrophes, tout aussi incompatible avec les récits de la Bible ?4 Le même lecteur français, s’il avait lu Darwin, ne constatait-il pas que l’illustre Anglais soutenait les mêmes faits que Lamarck, lui rendant d’ailleurs hommage, mais en les expliquant d’une façon nouvelle ? Et ne reconnaissait-il pas dans les plus récents avatars du darwinisme (théories de Gould et Eldredge) une resucée aménagée des thèses de Cuvier ?5
Qui diable alors, c’est le cas de le dire, sont ces dangereux « savants fondamentalistes » qu’il s’agirait de pourfendre pour rétablir une vérité menacée ? Le plus célèbre de nos évolutionnistes n’était-il pas le jésuite Teilhard de Chardin, mal vu à Rome c’est vrai, non pas pour avoir développé la théorie de l’évolution, mais pour y avoir introduit le Christ ? En même temps que Teilhard, un autre éminent catholique, le Pr Grassé, ne dirigeait-il pas à Paris l’Institut de l’Évolution des Vertébrés, il faisait de la science, mais pas de théologie, sans avoir jamais eu le moindre dissentiment avec son Église ?6
J’ai pas mal voyagé au cours du dernier demi-siècle, y compris bien sûr en Angleterre et aux États-Unis, rencontrant d’innombrables savants, mais curieusement pas un seul de ces fameux fondamentalistes.
Pas même chez les mormons de Salt Lake City, si pointilleux sur l’Ancien Testament. Dommage ! J’aurais peut-être fini par savoir ce que racontent nos fondamentalistes, si toutefois ils existent.
J’ai bien rencontré des gens soutenant qu’il fallait chercher l’histoire de la Terre dans la Bible, mais ce n’étaient pas des savants. Seulement de très honorables gentlemen appartenant à l’une ou l’autre des innombrables sectes prospérant dans les pays de langue anglaise, possédant leurs terrains de base-ball, leurs banques, et aussi leurs écoles où ils enseignaient ce que bon leur semblait avec leur virulence habituelle.
Je n’ai jamais compris que des biologistes perdent leur temps à discuter biologie avec eux. Pas davantage il ne m’est venu à l’esprit de discuter avec mes excellents amis savants mormons, car il y en a, la véracité de leur légendaire tribu perdue d’Israël venue en Amérique, croient-ils, lors de la Déportation à Babylone. Eux non plus n’avaient pas la moindre envie d’en discuter avec moi, se bornant à m’interdire la visite de leur Grand Temple au célèbre Chœur. Ce dont je me console en écoutant leurs disques7.
Laissons donc une bonne fois à sa place le disque des « dangereux savants fondamentalistes », et revenons à la biologie de l’homme ancien. Les auteurs des articles français sur ces redoutables et fantomatiques personnages devraient d’abord s’informer de l’enseignement de l’Église – qui laisse aux savants leurs fossiles –, et n’interféra jamais avec celui de mon illustre et défunt ami le Pr Grassé. Grassé qui se demandait, comme on continue de le faire, comment classer les plus anciens membres connus de la famille des anthropoïdes, disparus depuis des millions d’années…
Il y a cent façons (toutes prématurées à mon humble avis de lecteur) de réfléchir à l’origine de l’homme. La plus récente (Figaro du 21 mai 1991) est due à une équipe de cinq Français de diverses disciplines qui, à l’étude des fossiles eux-mêmes, ont ajouté celle des paléoclimats et de la paléobotanique. Admettant comme un acquis solide l’origine africaine de l’homme, ces savants ont d’abord démontré en 1986 à l’institut Curie la très proche parenté génétique de l’homme, du chimpanzé et du gorille, le gibbon et l’orang asiatiques étant laissés de côté. Les macromolécules de l’homme et du chimpanzé sont similaires à plus de 99 %8. Le gorille est un peu plus différent, mais encore très proche.
Ces trois-là dont nous, ont donc un ancêtre commun, encore inconnu, de même que les lignées aboutissant au gorille et au chimpanzé. Si cet ancêtre commun doit être cherché en Afrique, il doit se trouver selon la dernière théorie dans la zone où se rencontrent les trois grandes entités climatologiques africaines de la mousson atlantique saisonnière à forêt dense, de la mousson atlantique à savane, et de la mousson indienne et des alizés à prairie de boqueteaux.
Ces trois types de climats (donc d’environnement) auraient scindé une espèce disparue de primates en trois populations évoluant respectivement vers le gorille, vers le chimpanzé et vers l’homme, ou plutôt vers trois ancêtres anciens des trois anthropoïdes. L’endroit se situerait dans la région des Grands Lacs9.
Reconnaissons que pour le profane cela ne change pas grand-chose. Pour le chercheur cependant la nouvelle hypothèse a une certaine valeur prédictive : elle invite à chercher les fossiles de notre ancêtre dans la région du lac Victoria, ce que font depuis longtemps de nombreux paléontologistes, dont les fameux Leakey.
Cet ancêtre de l’homme ainsi prophétisé n’est ni un homme ni, remarquons-le, un singe. Ce qui serait philosophiquement intéressant, ce serait, avant la découverte de ces fossiles, de prédire en quoi il commença de s’orienter irréversiblement vers l’homme : commença-t-il, 1°, par acquérir la station verticale, 2°, par perdre sa toison, 3°, par différencier son cerveau ?
Les hypothèses 1 et 3 ont souvent déjà été soutenues. Il semble que l’on puisse éliminer les deux dernières. S’il est vrai que l’homme se distingue non seulement des singes mais de tout le monde vivant par la nature unique de la pensée, il n’est pas moins certain que cette pensée fut d’abord instrumentale : les premiers ancêtres de l’homme se sont séparés du reste de la nature en utilisant leurs premiers outils, que l’on retrouve mieux conservés que leurs ossements. Mais, pour faire des outils ou pour choisir dans la nature des pierres ayant par hasard une forme déjà utilisable, il faut pour le moins des mains, et donc la station verticale, ce qui renvoie à l’hypothèse 110.
La perte de la toison d’autre part suppose une organisation déjà élaborée du temps. L’avantage de n’avoir pas de toison est en effet que l’on peut en changer à volonté (en empruntant la leur aux animaux). L’homme s’est défait de sa toison pour se libérer de son milieu originel, pour affronter les changements de température, s’avancer au cœur de saisons plus froides. Ce qui suppose de longues migrations saisonnières11 et nous renvoie probablement à des temps très anciens. L’absence de toison, d’ailleurs bien difficile à établir, atteste une pensée observatrice plus évoluée. La célèbre Lucy, qui aux dernières nouvelles était peut-être plutôt un mâle, était sans doute encore fort velue, ou velu12.
On peut donc désigner avec la plus grande vraisemblance la première différence aboutissant presqu’inéluctablement plus tard à l’homme : c’est l’acquisition de la station verticale entraînant (comme l’avait montré Leroi-Gourhan) la libération de la main et le développement simultané du cerveau « manipulateur ». Les découvertes les plus importantes à attendre de la paléontologie humaine auront donc pour objet le pied. Comme le disait encore Leroi-Gourhan, « l’homme a commencé par le pied ».
Qui l’eût pensé il y a seulement cinquante ans ? Le pied a permis la main, qui commença avec le cerveau un long développement lié, au terme duquel vous et moi lisons et écrivons cet article.
Un terme provisoire, car la Puissance à l’œuvre dans la nature n’a pas de bornes…
Aimé MICHEL
Chronique n° 485 – F.C. – N° 2317 – 26 juillet 1991
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 17 février 2020
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 17 février 2020
- Deux caractéristiques importantes des étoiles sont leur couleur et leur luminosité. Commençons par la couleur : elle permet de classer une étoile selon son type spectral et d’en déduire sa température de surface. Les sept principaux types spectraux sont désignés par les lettres O, B, A, F, G, K, M (voir note b de n° 94, ces lettres sont arbitraires, on peut les retenir par la petite phrase « O Be A Fine Girl/Guy Kiss Me », dont les équivalents en français sont moins amusants) dont les couleurs sont respectivement rouges (type M), oranges (K), jaunes (G et F), blanches (A) et bleues (B et O) ; leurs températures de surface vont de plus de 25 000 °C (type O) à moins de 3 200 °C (type M). Quant à la luminosité d’une étoile vue de la Terre, elle peut être convertie en luminosité absolue connaissant sa distance, ce qui est possible avec une précision d’autant plus grande que l’étoile est plus proche. On a ainsi pu montrer que les étoiles ont des luminosités absolues très différentes : les moins lumineuses le sont mille fois moins que le Soleil et les plus lumineuses le sont un million de fois plus. Ce n’est pas tout. En portant ces données sur un graphique cartésien pour un grand nombre d’étoiles, avec la température en abscisse et la luminosité en ordonnée, on s’aperçoit que plus une étoile est chaude, plus elle est lumineuse. En pratique, comme il y a de grands écarts de température (dans un rapport de l’ordre de 1 à 10) et surtout de luminosité (dans un rapport de 1 à milliard) entre les étoiles, on utilise sur les deux axes des échelles logarithmiques (on passe d’une graduation à la suivante par une multiplication et non par une addition). Avec cette représentation, on constate que la majorité des points se placent au voisinage d’une droite qui monte du bas à gauche (étoiles froides et peu lumineuses) jusqu’en haut à droite (étoiles chaudes et très lumineuses), qu’on appelle séquence principale. Cette découverte a été faite au début du XXe siècle par le Danois Ejnar Hertzsprung puis étendue par l’Américain Henry Norris Russell. En fait, dans le diagramme qui porte leurs noms (diagramme d’Hertzsprung-Russel, en abrégé diagramme HR), les types spectraux de O à M sont indiqués en abscisse de gauche à droite, donc selon l’ordre des températures décroissantes, si bien que la séquence principale monte en diagonale du bas à droite vers le haut à gauche. Cette disposition a été conservée depuis pour des raisons historiques. Mais que signifient cette séquence principale et les 20% d’étoiles qui ne s’y trouvent pas ? Pour répondre à ces deux questions il a fallu plus d’un demi-siècle de recherches en physique nucléaire et en astrophysique, qu’Aimé Michel résume brillamment en trois phrases…
- Les découvertes résumées par ces trois phrases méritent qu’on s’y arrête un instant, tant elles sont lourdes de signification scientifique et philosophique. Une de ces découvertes a été que les étoiles tirent de réactions nucléaires l’énergie qu’elles rayonnent sous forme d’ondes électromagnétiques. Une autre découverte a été qu’une étoile se forme à partir d’un nuage d’hydrogène et d’hélium (deux éléments eux-mêmes formés peu après le Big Bang d’après les conceptions actuelles). Sous l’effet de la gravitation, ce nuage se condense et sa température augmente. Si sa masse est suffisante, la température et la pression au cœur de la protoétoile deviennent suffisantes pour que les noyaux d’hydrogène fusionnent en donnant des noyaux d’hélium et en libérant beaucoup d’énergie : une étoile est née. Cette étoile se trouve alors quelque part sur la séquence principale en un point précis, donc à une température et une luminosité déterminées par sa masse : du type O pour les moins massives au type M pour les plus massives, c’est la troisième découverte. Elle va rester au voisinage de ce point tant qu’elle aura assez d’hydrogène pour alimenter la fusion nucléaire, c’est-à-dire 90% de sa vie. Mais, quatrième découverte, cette durée de vie aussi va dépendre de sa masse. Pour une petite étoile (un tiers de la masse solaire), donc froide et peu lumineuse, les calculs montrent que la durée sur la séquence principale peut atteindre 800 milliards d’années (Ga). Pour une étoile comme le Soleil (type G), elle est de 10 Ga. Une étoile de 10 masses solaires y reste 100 millions d’années (Ma) et une étoile de 30 masses solaires, seulement 60 Ma. Quand l’étoile a épuisé l’hydrogène qui se trouve dans son cœur (10% du total), l’équilibre entre la gravitation qui tend à contracter l’étoile et les réactions nucléaires qui tendent à la dilater est rompu : la gravitation l’emporte de sorte que température et pression augmentent à nouveau en son cœur. L’étoile vieillissante quitte alors la séquence principale : sa température de surface et sa luminosité varient au fil de milliers ou de millions d’années en suivant une trajectoire plus ou moins complexe dans le diagramme HR, trajectoire qui dépend de sa masse. Si elle est inférieure à 0,26 masse solaire, la température demeure insuffisante pour provoquer la fusion de l’hélium : l’étoile achève sa vie en naine blanche à cœur d’hélium. Sinon, le seuil des 100 millions de °C est franchi et une réaction nucléaire commence qui transforme l’hélium en carbone. L’étoile gonfle et prend une couleur rouge, ce qui la transforme en géante rouge dont la durée de vie est environ 1 Ma pour une étoile comme le Soleil. Quand l’hélium est épuisé, le noyau devient une naine blanche à cœur de carbone et les couches périphériques forment une nébuleuse planétaire. (La page 43 du document https://media.afastronomie.fr/RCE/PresentationsRCE2016/J1-S01-7.0-Jean%20Pierre%20MARTIN_La%20mort%20des%20%C3%A9toiles.pdf montre la position des géantes rouges et des naines blanches sur le diagramme HR et la trajectoire que suivra le Soleil en fin de vie). Cependant, si l’étoile a plus de six masses solaires, d’autres réactions nucléaires s’enclenchent une fois l’hélium épuisé ce qui transforme le carbone en oxygène, puis d’autres réactions encore, à mesure que la température augmente, produisant successivement et de plus en plus rapidement du silicium, du nickel et du fer. Puis les fusions s’arrêtent et l’étoile s’effondre sur elle-même : le cœur se transforme en étoile à neutrons (la pression est telle que les protons des noyaux de fer se transforment en neutrons) ou, au-delà de huit masses solaires en trou noir, tandis que les couches externes explosent en supernova. Si la masse est encore plus grande, se produit un sursaut gamma (voir note 4 de n° 484). L’explosion finale est très importante pour deux raisons : elle ensemence le milieu interstellaire avec tous les éléments formés auparavant et, en plus, c’est à ce moment-là que les éléments plus lourds que le fer, comme le tungstène, le platine, l’or, le mercure, le plomb, le radium ou l’uranium, sont formés. Cela montre que plusieurs générations d’étoiles massives à vie brève ont été nécessaires, avant que se forme notre système solaire il y a 4,5 Ga, pour enrichir le milieu interstellaire en ces éléments qu’on trouve aujourd’hui sur Terre. Formés de molécules à base de carbone, d’oxygène et d’azote, nous sommes de la poussière d’étoiles, selon la belle expression d’Hubert Reeves.
- Après avoir sévi aux États-Unis, la querelle entre fondamentalistes religieux et rationalistes a malheureusement pris de l’ampleur et a débarqué en Europe au tournant des années 2000. En débordant dans le champ politique, elle a pris parfois des formes préoccupantes. Il en est résulté dans les années 2000-2010 une quantité d’ouvrages sur ce sujet dont beaucoup avaient le style agressif relevé par A. Michel. Un bon exemple en est donné en 2001 par Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences (Syllepse, Paris, 2001). Paru sous la direction de Jean Dubessy du CNRS et Guillaume Lecointre du Muséum d’Histoire Naturelle, cet ouvrage rassemble quinze contributions présentant le point de vue matérialiste athée d’une manière détaillée, radicale et alarmiste. Certains des auteurs entretiennent la confusion entre l’idée de Création et le créationnisme (dont le sens originel est : « création séparées des espèces ») et se disent convaincus que l’antagonisme entre science et religion est tel que la science doit être utilisée comme arme contre la religion dans un « matérialisme de combat ». Dans Les sciences face aux créationnismes : Ré-expliciter le contrat méthodologique des chercheurs (éd. Quae, Versailles, 2018), G. Lecointre, spécialiste de l’évolution, part d’un bon sentiment (« expliciter pour le public la nature de leur contrat méthodologique ») mais défend finalement une conception de la science dont il ne semble pas voir la dimension métaphysique. Je me suis souvent demandé en le lisant ou en l’écoutant s’il ne lui plairait pas de soumettre les candidats au CNRS à un examen spécifique en vue d’écarter ceux d’entre eux qui auraient des tendances spiritualistes ! Au plus fort de cette crise, en décembre 2005, parait un numéro hors-série du Nouvel Observateur intitulé « La Bible contre Darwin » qui lance un Appel à la vigilance : « On assiste depuis quelques années à un retour en force du créationnisme, sous des formes moins naïves et donc moins facilement repérables qu’autrefois. Il s’agit de la thèse du dessein intelligent (Intelligent Design ou ID), une thèse métaphysique stipulant que la complexité du monde ne peut résulter des seuls mécanismes naturels. Par conséquent, il doit exister une force surnaturelle qui organise le monde, à savoir un dieu. Cependant le terme « dieu » n’est jamais présent dans les textes de l’ID. (…) Face à la puissance du mouvement de l’Intelligent Design – puissance financière et puissance institutionnelle – le temps de l’indifférence, voire de la raillerie est révolu. Nous appelons donc à la vigilance face au retour insidieux du divin dans le travail des sciences, dont la démarche ne peut en aucune manière se satisfaire d’une telle intrusion. » (Une centaine de signatures suivent l’Appel). En dépit d’une formulation ambiguë, cet appel manifeste la crainte légitime que la montée dans l’opinion publique du créationnisme bête puisse un jour menacer le « travail des sciences ». Ce numéro illustre par ailleurs la diversité des points de vue possibles : à côté de prises de position strictement matérialistes ou bien qui défendent un pur darwinisme contre les travaux des chercheurs (comme Anne Dambricourt-Malassé ou Jean Chaline, voir note 6 de n° 109) faisant intervenir des processus non aléatoires dans l’évolution biologique, on trouve quelques articles moins engagés, voire défendant la légitimité d’une métaphysique théiste. Peu après, une pétition rédigée notamment par des physiciens est publiée par Le Monde allant dans le sens d’une réconciliation entre science et métaphysique dans un sens spiritualiste. Une autre pétition lui répond en dénonçant une « imposture scientifique » dans un beau dialogue de sourds. Bien d’autres ouvrages, heureusement, adoptent une attitude plus modérée, comme Dieu versus Darwin (Albin Michel, 2007) de Jacques Arnould, ingénieur, historien et dominicain. L’année 2009, celle du bicentenaire de la naissance de Charles Darwin et celle du cent cinquantenaire de la publication de L’origine des espèces, est l’occasion de présenter l’évolution sous un jour plus positif, moins marqué par l’antagonisme avec le créationnisme. L’Académie des Sciences y apporte sa contribution en publiant la traduction française d’un document produit conjointement par l’Académie Nationale des Sciences et l’Institut de Médecine des États-Unis, intitulé La science, l’Évolution et le Créationnisme (la 2e édition date de 1999 et la 3e de 2008). Dans son préambule, ratifié par les académies des sciences de 68 nations on peut lire : « La compréhension par l’homme de la valeur ou de la finalité ne relèvent pas des sciences de la nature. Cependant, un certain nombre d’autres données – scientifiques, sociales, philosophiques, religieuses, culturelles et politiques – y contribuent. Ces différentes approches, qui ont chacune des champs d’action et des limites qui leur sont propres, se doivent un respect mutuel. » Belles paroles que la suite du document ne vient guère éclairer : on y cherche en vain ces « limites propres aux sciences » qu’il importerait tant de connaitre et la claire distinction des trois niveaux de questionnement relatifs à l’évolution biologique, à savoir son existence en tant que phénomène, son explication théorique et ses implications philosophiques et religieuses (voir par ex. note 4 de n° 472). Il est vrai qu’ainsi posé, le problème n’est plus du seul ressort de l’Académie des Sciences, d’autant que la communauté scientifique a souvent du mal à faire état collectivement des questions mal résolues et de l’ampleur de ses ignorances. Depuis 2010, le débat s’est calmé. Les livres et déclarations sur le créationnisme se sont raréfiés au point de disparaitre de l’espace médiatique. Cela confirme le caractère importé et artificiel d’un débat qui, même s’il n’était pas inutile, a occulté les vraies questions, tant scientifiques que philosophiques et religieuses qui se posent. On aurait aimé que ces échanges d’arguments, ces opinions divergentes et ces peurs contradictoires renvoient plus clairement aux options plus fondamentales qui les motivent, telles que le choix entre « l’absurde et le mystère » (Jean Guitton) ou à des ressorts plus secrets : « Laissez-moi juger de ce qui m’aide à vivre » (Louis Aragon).
- Une « note critique » ajoutée à la traduction du document La science, l’Évolution et le Créationnisme, cité dans la note précédente, confirme la présentation faite par Aimé Michel : « Dès la fin du XVIIIe siècle (siècle des Lumières) le Français Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) a formulé les bases de la théorie développée ensuite par Darwin. Élu en 1779 à l’Académie des Sciences, à l’âge de trente-cinq ans, il a émis l’idée qu’il était impossible d’expliquer l’énigme des fossiles (différents des espèces actuelles) sans faire intervenir une transformation des espèces au cours du temps (il a postulé les principaux troncs évolutifs d’un arbre buissonnant pour expliquer le vivant par un processus continu et a montré qu’il fallait abandonner le fixisme cher à ses contemporains, notamment à Cuvier qui défendait un ordre divin, avec un plan établi une fois pour toutes). » (p. 7). (L’injustice de la postérité envers Lamarck, déjà signalée note 1 de n° 366, a été à nouveau confirmée en 2009 puisqu’on a généralement omis de mentionner que c’était aussi le bicentenaire de la publication de la Philosophie zoologique où se trouvent formulées « les bases de la théorie développée ensuite par Darwin » ; faut-il y voir une forme de capitulation culturelle de la part des évolutionnistes français ?). Quant aux attaques de Cuvier contre Lamarck, le généticien André Langaney en donne une interprétation très différente de celle d’A. Michel : « La théorie de Lamarck fut très mal reçue, pour des raisons politiques et religieuses. Sous l’Empire, puis sous la Restauration, l’Église s’empressa de reconquérir le terrain qu’elle avait dû abandonner et les scientifiques dévoués à sa cause, tel Cuvier, usèrent des pires armes du pouvoir pour persécuter ceux qui, comme Lamarck, avaient fait preuve de trop d’imagination. » (L’évolution de l’histoire et l’histoire de l’évolution, pp. 488-495, in Histoire des êtres vivants, sous la dir. de Jean Dorst, Hachette, 1985). En réalité, ce dévouement de Cuvier à l’Église catholique est sans fondement : ce grand naturaliste, né dans une famille protestante modeste, est resté toute sa vie attaché au protestantisme ; il a même été responsable des cultes non catholiques au ministère des cultes (https://www.evangile-et-liberte.net/2014/03/georges-cuvier-2/). Certes, la lecture de la Bible l’a encouragé dans ses vues fixistes, créationnistes et catastrophistes, mais sa conviction venait surtout d’arguments scientifiques et c’est par trop minimiser sa stature scientifique que de l’ignorer. (On peut être un grand savant et se tromper, faut-il le rappeler ?) L’historien Pietro Corsi donne d’ailleurs une version plus nuancée : « L’attaque de Cuvier vint (…) de ce qu’il craignait, ce qui se révéla infondé par la suite, que Lamarck eût le temps d’organiser autour de lui un petit noyau de disciples et qu’il pût se servir de ses étudiants pour fonder une école. (…) Quant à l’accusation d’athéisme et de matérialisme, elle lui serait bien utile pour détourner de théories aussi dangereuses les naturalistes les plus avisés sur le plan politique » (Lamarck. Genèse et enjeux du transformisme 1770-1830, CNRS Éditions, 2001, p. 224). Aimé Michel remarque à propos de Copernic, Galilée et autres savants « Ont-ils fondé la science contre leur religion ? Ou bien contre d’autres savants qui, faute de pouvoir soutenir scientifiquement des idées moribondes, ont voulu utiliser la puissance ecclésiastique et y sont parfois parvenus ? Tout le monde a essayé d’utiliser l’Église à des fins profanes quand elle détenait une puissance terrestre. » (Voir la fin de la chronique n° 337, Et si l’intelligence acceptait ses limites ?, et pour Copernic, voir n° 137, Copernic cinq siècles après).
- Resucée très aménagée en fait, car la théorie des équilibres ponctués de Gould et Eldredge (note 8 de n° 472) n’a que peu à voir avec les idées catastrophistes de Cuvier.
- Sur Pierre Teilhard de Chardin, voir les chroniques n° 98, 102, 236, 249bis, 354, 448 et 449, et sur Pierre-Paul Grassé les n° 131, 163, 268 et note 3 de n° 381. Le premier était darwinien mais pas le second.
- Cette visite chez les Mormons de Salt Lake City est évoquée dans la chronique n° 51. Sur la question des sectes, voir la note 2 de la chronique n° 151 et la n° 247, en particulier la note 7.
- Ce pourcentage de gènes identiques peut varier un peu selon l’échantillon de gènes étudiés et la liste des espèces comparées, voir la note 9 de n° 472.
- La formation de la vallée du grand rift africain il y a dix millions d’années a entrainé un changement climatique majeur séparant la région à l’Est du rift, sèche, de celle située à l’Ouest, humide. En 1983, Yves Coppens a défendu une hypothèse, qu’il a plaisamment appelée East Side Story, dans laquelle une espèce souche de primates se serait trouvée divisée en deux populations différentes : l’une à l’Ouest, adaptée à la forêt humide, aurait donné naissance aux grands singes (gorille, chimpanzé, bonobo), tandis que l’autre, à l’Est, adaptée à la savane qui favorise la marche au sol et la vision lointaine, aurait conduit aux australopithèques et aux hominidés. Depuis lors, d’autres découvertes, dont celle par Michel Brunet au Tchad, à 2 500 km à l’Ouest du rift, des fossiles Abel, un australopithèque, et Toumaï, un hominidé (voir note 9 de n° 356), ont conduit à l’abandon de l’East Side Story. Comme l’écrivent Michel Brunet et Jean-Jacques Jaeger dans une mise au point récente sur l’origine des hominidés : « Avec les fossiles mis au jour depuis 1994, nous savons donc que ces premiers hominidés fréquentaient des environnements boisés au sein de paysages mosaïques et n’étaient pas restreints à l’Afrique australe et orientale, mais vivaient au contraire dans une zone géographique plus vaste, incluant aussi l’Afrique sahélienne : au moins l’Afrique centrale (Tchad) et probablement aussi l’Algérie, l’Égypte, la Libye, le Niger et le Soudan. » (C. R. Palevol 16, 189–195, 2017 ; ils appellent « paysages mosaïques », des paysages diversifiés formés « de rivières, de lacs, de marécages, de zones boisées, d’îlots forestiers, de savane arborée, de prairies herbeuses et de zones désertiques »). Il faut donc chercher ailleurs que dans le changement climatique lié au rift les causes de l’évolution humaine, ce qu’A. Michel a fait par avance (voir note 11 ci-dessous).
- Sur les premiers outils, voir n° 122 et note 6 de n° 39. Voir aussi les notes 4 de n° 356 et 6 de n° 354.
- Ces idées sur l’oscillation des saisons, la perte de la toison (voir n° 131 et n° 349) et les « extériorisations de fonctions » (voir n° 237 et note 5 de 273) sont développées dans la correspondance d’Aimé Michel avec Bertrand Méheust, notamment la lettre du 11.04.81 (L’Apocalyse molle, Aldane, Cointrin, 2008, pp.144-149). A. Michel y donne un bref exposé de sa thèse qui s’achève par le résumé suivant : « L’olfaction particulière de l’homme démontre l’origine tropicale ; la piloérection, l’exposition au froid ; les deux démontrent la frange tropicale. L’oscillation de plus en plus ample de celle-ci a provoqué la migration; le régime insectivore a développé la vision parallactique ; la migration a provoqué la verticalisation, d’où la spécialisation de la main et la prédominance de la vue : l’homme était inévitable dès l’apparition de la fleur, près de 200 millions d’années avant son apparition. Il est le produit du travail de la nature terrestre presque entière » Aimé Michel a beaucoup lu et réfléchi sur l’origine de l’homme à partir des travaux scientifiques de l’époque qu’il étudia attentivement. La synthèse qu’il en tire, fort originale et largement inédite, ne doit pas être prise à la légère. Elle fut appréciée du plus connu des anthropologues français, Yves Coppens. Ce dernier, professeur au Muséum national d’Histoire Naturelle, directeur du Musée de l’Homme, professeur au Collège de France et membre de l’Académie des Sciences, lui écrivit en 1981 : « merci pour votre courrier qui me passionne toujours (extériorisation, apparition des saisons, olfaction sélective…), même quand, honteusement, je n’y réponds pas chaque fois ». En juillet 1983, il lui renouvela ses encouragements : « J’attends votre livre au Mercure de France avec joie, en espérant beaucoup de sa provocation, nos idées mangent trop, elles s’alourdissent, secouez-nous, secouez-nous… ». Ce livre annoncé est sans doute celui qu’A. Michel préparait avec André de Cayeux et Lucien Romani ; malheureusement il ne fut jamais terminé (voir n° 131). Toutefois, on peut trouver la partie écrite par A. de Cayeux, Un regard sur la vie, sur le site http://acdsweb.free.fr/personne/Cailleux/ (mais sans les corrections stylistiques qu’il avait demandées à A. Michel et que ce dernier avait faites).
- Aimé Michel a beaucoup parlé de Lucy, ce fossile découvert en 1974 en Éthiopie dans un terrain datant de 3,2 millions d’années par l’équipe franco-américaine dirigée par Coppens et Johanson, voir les chroniques n° 308, 360 (dont note 4), 381, 442, 472 et 475. La question de savoir s’il est celui d’un individu mâle ou femelle ne semble toujours pas résolue avec certitude. En 1995, deux anthropologues de Zurich, Häusler et Schmid, ont critiqué la thèse courante selon laquelle Lucy (Australopithecus afarensis) serait femelle. Trois ans plus tard, les Américains Tague et Lovejoy, ont contesté cette analyse et soutenu que Lucy est bien Lucy et pas Lucifer. Cette belle querelle de spécialistes, qui dépasse le commun des mortels par la technicité des arguments échangés, est rendue possible par deux circonstances défavorables. La première est que le crâne de AL-188-1 (le nom technique de Lucy, qui ne présume pas de son sexe) est perdu et avec lui les critères qui auraient peut-être permis de déterminer le sexe en meilleure connaissance de cause. La seconde est que le squelette ne fournit pas d’indices certains du sexe : même la largeur de la cavité pelvienne (qui doit permettre le passage du crâne à la naissance) présente des variations individuelles telles que certains hommes ont des pelvis d’apparence féminine et, à l’inverse, certaines femmes des pelvis d’apparence masculine. Une autre question divise les spécialistes depuis 2016 : Lucy (conservons-lui malgré tout son nom le plus populaires) est-elle tombée d’un arbre ou pas ? Les uns assurent que les fractures de ses os sont dues à une chute d’un point élevé, les autres qu’elles sont probablement bien postérieures à la mort (voir note 5 de n° 360). À défaut de fournir des certitudes, cela fait réfléchir et oblige à y regarder de plus près, ce qui n’est jamais inutile.