Au-delà du brouillard de la politique - France Catholique
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« Ô Marie conçue sans péché »
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Au-delà du brouillard de la politique

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Il n’est pas facile d’interpréter les récentes élections de l’Union européenne. Les principaux partis de gauche comme conservateurs ont perdu énormément de terrain tandis que les « populistes » et, dans certains pays, les verts, montrent des gains importants. Mais les chiffres bruts demandent un décryptage soigneux.

Le pape François a été clairement bouleversé par les résultats. Dimanche, il a publié un message prévu pour la Journée Mondiale des Migrants et des Réfugiés (29 septembre) critiquant vertement le sentiment anti-immigrés en Europe, proclamant qu’il reflète la peur et le racisme de même que des défaillances de la charité chrétienne et de l’engagement humanitaire.

[correction de l’auteur : une précédente version de cet article disait que la publication avait quatre mois d’avance, ce qui est vrai, mais il se trouve que de tels messages sont souvent publiés en avance. La concomitance délibérée avec les élections européennes en cours reste cependant claire.]

Accueillir l’étranger et le réfugié est évidemment un grave devoir chrétien. Et le Pape a raison de s’assurer que les gens vulnérables ne disparaissent pas de l’attention du monde. Mais savoir si ce principe général peut être simplement traduit dans les politiques d’immigration nationales – ou d’autres questions urgentes entrent en jeu également – et si les résultats électoraux découlent vraiment d’un manque de charité, est une proposition fort sujette à débat.

Les résultats reflètent en réalité non seulement les questions d’immigration mais également d’autres facteurs dont les gens dans de nombreux pays ont vaguement conscience : particulièrement l’aliénation des institutions « démocratiques », tant nationales qu’internationales, qui semblent davantage refléter les valeurs et les préoccupations des élites que celles des gens ordinaires.

Cela s’est passé ici en Amérique tout autant que dans des pays allant de l’Australie à l’Inde, du Brésil à l’Union Européenne. Cela signifie, de diverses manières, l’abandon d’un des dogmes modernes les plus importants : que les politiques planétaires, particulièrement celles de tendance libérale et séculière, sont une sorte d’église établie (même pour pas mal de membres de l’Eglise).

L’opinion de l’élite part du principe qu’il doit y avoir quelque chose de malveillant, de manipulateur, de quasi fasciste dans l’opposition à cette orthodoxie. Mais ce serait difficile à prouver, puisque le phénomène a surgi dans des contextes assez différents au niveau mondial, et maintenant même sur le continent le plus sécularisé et bureaucratisé.

Par la suite, il peut y avoir des dangers issus des sentiments nationalistes actuels, c’est évident – notamment un antisémitisme résurgent. Mais pour le moment, l’explication du succès de ces courants politiques émergents est qu’ils attirent des électeurs de diverse classes sociales.

Et ce n’est pas parce qu’ils font surgir les questions fondamentales que c’est nécessairement la preuve de quoi que ce soit. Le président Obama était applaudi par les élites quand il a parlé de « transformer radicalement les Etats-Unis d’Amérique ». La plupart des nations modernes ont maintenant besoin de réorganisation de base – comme leurs peuples l’expriment assez clairement – bien que pas nécessairement dans le sens prévu par Obama.

Le pape François a probablement été le plus déçu par les résultats italiens. La Lega rebelle de Matteo Salvini a écrasé tous les autres partis avec plus d’un tiers du total des votes. Le partenaire de la Lega dans la coalition, Cinque Stelle, totalise 17 % et Forza Italia de l’ancien Premier ministre Berlusconi, 9 % – 60 % en tout.

Pendant ce temps, le Partico Democratico, des socio-libéraux similaires aux Démocrates américains, n’a obtenu que 20 %, alors même que les évêques italiens ont diabolisé Salvini et sympathisé ouvertement avec le Partito Democratico. (Les catholiques sont souvent perplexes à ce sujet, le Partito Democratico étant le parti de l’avortement et de l’activisme gay.)

Salvini a également rendu furieux certains évêques quand il a brandi un chapelet vers la fin de la campagne et affirmé que le catholicisme sous-tendait sa politique, qui cherche à limiter l’immigration et à renforcer la solidarité culturelle italienne.

Comme on s’y attendait, l’Europe de l’Est, où la religion reste relativement forte, a montré des tendances similaires. En Hongrie, le parti de Viktor Orban a obtenu plus de 50 % des suffrages – la seule surprise, a fait remarquer un commentateur de la BBC, étant que le chiffre n’ait pas été plus élevé. De même, la Pologne, la République Slovaque et les autres pays de la région ont montré des changements moins marqués mais cependant significatifs.

Mais les motifs varient. Dans certains endroits – notamment la Grande-Bretagne et la France, de même que l’Allemagne – la religion était un facteur mineur. La résistance y venait plus d’un malaise culturel général dû à la perte d’identité nationale et de souveraineté – et au ressentiment envers les élites dirigeantes qui ont contribué à cette perte.

Au Royaume-Uni, le Parti du Brexit – formé depuis seulement six semaines – a pris un tiers des suffrages, environ le double du parti arrivant après lui. Les Partis traditionnels – Travailliste et Conservateur – ont vécu une baisse sévère.

En France, le Rassemblement national de Marine Le Pen – d’extrême-droite selon certains observateurs – a battu de peu la République en Marche d’Emmanuel Macron. Cela peut sembler banal, mais il y a tout juste deux ans, Macron – probablement le seul leader politique majeur européiste – était élu avec 66 % des suffrages français.

Il serait irresponsable de voir de telles baisses massives comme une sorte de sinistre illusion. L’immigration en porte une part, une autre découle de la frustration de ce que les formes démocratiques soient utilisées pour contrecarrer l’opinion populaire.

Et bien que peu l’aient remarqué, il y a également un sentiment grandissant que deux visions fondamentales sont maintenant en conflit dans de nombreuses sociétés. En substance :

• Soit les êtres humains sont créés et de ce fait libres mais subordonnés à la reconnaissance de Dieu et de la nature s’ils veulent s’épanouir et trouver le bonheur.

• Soit les êtres humains sont les produits aléatoires d’un univers matériel dépourvu de sens, et nous avons à créer nous-mêmes notre bonheur (même si le strict matérialisme fait de la liberté humaine une idée incohérente.)

Les démocraties libérales étaient supportables et viables tant qu’elles conservaient encore quelque connexion, même ténue, avec l’idée que nous sommes enracinés dans Dieu ou la nature qui transcendent les nombreux individus et groupes en conflit dans toute société. Cet enracinement affirmait également que les gens ne vivent pas dans l’abstrait mais dans des communautés concrètes formées autour de valeurs partagées – et non dans l’ouverture à n’importe quelle loufoquerie échappée d’un campus universitaire.

Il y a un siècle, Charles Péguy nous avertissait à propos de notre époque : « C’est le monde de ceux qui n’ont pas de mystique… Qu’il n’y ait ici aucune erreur, et personne ne se réjouit de cela, de quelque côté que ce soit. La dé-républicanisation de la France est essentiellement le même mouvement que la dé-christianisation de la France… C’est un seul et même mouvement qui fait que les gens ne croient plus en la République et ne croient plus en Dieu, ne veulent plus mener une vie républicaine et ne veulent plus mener une vie chrétienne. Une seule et même stérilité flétrit la cité et la chrétienté. »

De nos jours, nous n’avons pas besoin d’être un génie ou un prophète comme Péguy pour voir que les plus vieilles vertus civiques et religieuses étaient interconnectées – et maintenant qu’elles ont été séparées, toutes sont menacées. La politique seule ne réparera pas la brèche. Mais les gens ressentent instinctivement combien il y a en jeu. Et semblent voter en conséquence.

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Rober Royal est le rédacteur en chef de The Catholic Thing et le président de l’Institut Foi & Raison de Washington.

Illustration : « Festival » par Daniel Celentano, 1934 [musée Smithsonian, Washington]

Source : https://www.thecatholicthing.org/2019/05/29/beyond-the-fog-of-politics/