Arguments religieux et arguments laïques. - France Catholique
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Arguments religieux et arguments laïques.

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Il y a un important courant de pensée politique – souvent associé à John Rawls et ses nombreux disciples – qui prétend qu ‘en régime politique libéral, seuls des arguments laïques sont acceptables dans l’élaboration des lois.
Je ne pense pas que la distinction entre les arguments religieux et laïques soit aussi facile à faire que le soutiennent les champions de cette tradition, tout spécialement dans les questions qui nous divisent si profondément à ce jour.

Prenez par exemple le débat sur l’avortement. Les partisans les plus subtils des deux camps se concentrent sur une unique question : l’être humain en période gestationnelle est-il un sujet de droit ?

Ceux qui défendent le droit à l’avortement — les partisans pro-choix — répondent à cette question par la négative, mais la spécificité de leur réponse dépendra de ce qu’ils croient être le point à partir duquel le développement d’un être humain en fait un sujet de droit.

Le point de vue dominant dans la littérature est que les êtres humains ne deviennent des sujet de droit (autrement dit des personnes) que tardivement au cours de la grossesse, lorsqu’ils possèdent un niveau d’activité corticale organisée qui suggère une forme primitive de conscience de soi.

C’est pourquoi les partisans pro-choix désigneront les fœtus plus jeunes que la limite considérée comme des personnes potentielles mais non comme des personnes réelles.

Les opposants à l’avortement – ou défenseurs du camp pro-vie — à de rares exceptions, arguent que l’être humain est un sujet de droit (c’est-à-dire une personne) dès l’instant de sa conception. Cela parce que tous les êtres humains ont une nature personnelle, même quand ils ne sont pas en train d’exercer les pouvoirs découlant des propriétés fondamentales de cette nature propre.

Ces propriétés fondamentales incluent les capacités à l’expression personnelle, à la pensée rationnelle, à l’exercice du sens moral. Le développement de ces capacités est inhérent à la nature humaine, et partant le foetus humain peut être lésé avant même de pouvoir connaître par lui-même qu’il a été lésé.

Effectivement, cette vue est fermement enracinée dans une interprétation particulière des Ecritures judéo-chrétiennes, qui a été mise en forme par le développement de la théologie morale qui emploie les catégories de traditions philosophiques réalistes déterminées dans son anthropologie théologique.

Donc, dans un sens, l’argument pro-vie est « religieux ». Mais pas dans un sens qui semble pertinent pour trancher si les arguments religieux doivent être exclus de la sphère publique. Pourquoi cela ?

Parce que l’adjectif religieux ne contribue aucunement à notre évaluation de la qualité des arguments pro-vie. Les arguments, après tout, sont soit profonds soit superficiels, soit valides soit non valides, soit forts soit faibles, convaincants ou non. Leurs prémisses sont vrais ou faux, plus ou moins plausibles, raisonnables ou non.

On ne voit pas en quoi étiqueter l’argument pro-vie comme « religieux », nonobstant ses racines théologiques, révèle quoi que ce soit de sa valeur, pas même s’il est ou non un exemple de ce que l’on appelle « raison populaire ».

En outre, quand l’argument d’un citoyen est étiqueté comme religieux, cela semble être dans le dessein d’indiquer à nos compatriotes qu’il est infra-rationnel ou/et sans réel contenu intellectuel.

Cela m’est devenu évident il y a huit ans à l’issue d’une conférence donnée à l’école de droit, à Texas Tech University. Lors de la séance
de questions réponses, un professeur de l’université émit ce jugement sur ma conférence : « vous n’avez pas présenté autre chose que des arguments religieux. »

« Je suis soulagé, ai-je répondu. Je pensais que vous alliez dire que mes arguments étaient mauvais. »

Même si ce n’est pas toujours le cas, il semble généralement vrai que lorsqu’un argument est étiqueté comme religieux, c’est souvent perçu par l’auditoire ciblé comme l’équivalent d’annoncer que l’opinion en question n’est pas fondée sur une réflexion rationnelle et/ou ne peut vaincre les arguments dénommés ‘laïques ».

Il semble alors que suggérer que la position pro-vie – parce qu’ancrée dans une tradition théologique – devrait être bannie de l’espace public car reposant sur un argument religieux tandis que la position pro-choix serait tout à fait acceptable parce que semblant reposer sur un argumentaire laïque serait en fait la création d’une règle d’exclusion métaphysique capricieuse et suspecte.

Car nous discutons en fait de deux façons antagonistes de répondre à la question : qui et que sommes-nous et pouvons-nous le savoir ? Nous ne parlons pas de deux sujets différents, la croyance religieuse et le savoir laïque, le second traitant de la réalité tandis que le premier, d’après certains, est juste une opinion surgissant de sources non-rationnelles.

L’avortement n’est d’ailleurs pas la seule question controversée où l’on puisse appliquer cette analyse. On peut y ajouter le « mariage » homosexuel, le suicide médicalement assisté, le scientisme aussi bien que la défense d’une législation morale ou la pleine participation politique des citoyens formés par leurs croyances religieuses.

Face à cette réalité, nous devrions rester sceptiques quant à l’idée que distinguer entre les arguments religieux et les arguments laïques, en vue de restreindre la portée des premiers, permettrait une avancée significative de nos conversations politiques sur ces questions contestées.

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Francis J. Beckwith est professeur de Philosophie et d’études des relations entre les églises et les États à Baylor University.

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Illustration : le triomphe des Saints Innocents par William Holman Hunt (1876).


Note : Cet essai est tiré et adapté d’une conférence préparée par l’auteur pour un symposium.


Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2012/religious-and-secular-arguments.html