Après la visite de Benoît XVI - France Catholique
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Funérailles catholiques : un temps de conversion
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Après la visite de Benoît XVI

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16 SEPTEMBRE

Benoît XVI est reparti pour Rome, et je reste, comme beaucoup, la tête le cœur, plein d’images et de souvenirs. Il ne m’était pas possible de les noter au fur et à mesure de ces quatre journées, mon emploi du temps consistant principalement à suivre le Pape dans ses étapes de Paris et de Lourdes. Je ne referai pas ici la synthèse que j’ai faite par ailleurs, même si je ne me priverai pas d’en reprendre certains éléments. D’abord le Pape lui-même. J’ai confié plusieurs fois mon sentiment que les éminentes qualités du cardinal Ratzinger se trouvaient amplifiées, surdéterminées par son accession au siège romain. C’est pour moi un sujet de réflexion sans fin. J’ai vu le préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi lors de deux de ses passages à Paris. J’avais respect et admiration pour lui. Sa discrétion extrême constituait le pendant de sa sûreté doctrinale et de sa maîtrise intellectuelle. Mais je ne l’aurais pas imaginé en pape ! Il faut dire que l’aura de Jean-Paul II était telle qu’on avait peine à lui inventer un successeur.

Pourtant, l’heure venue, les cardinaux ne se sont même pas donné le luxe d’hésiter. Celui-là s’imposait. Pardon, mais je vois dans cette décision une sorte de « preuve » de l’assistance de l’Esprit Saint. Les spéculations vaticanistes, même sous la plume des meilleurs, m’ont toujours indisposé, avec leur catégorisation, leurs investigations sur les manœuvres de couloir. Je ne nie pas la part de tractation, d’échanges, voire de calcul qui existe entre membres du Conclave. Mais je crois que, sans naïveté, on peut juger leur importance subordonnée, eu égard à la suprématie de l’enjeu et de la concentration ex­trême sur la figure singulière de celui qui doit être choisi. Karol Wojtyla et Joseph Ratzinger se sont imposés par la force de leur personnalité, leur rayonnement et par la conviction impérieuse du collège cardinalice que ce ne pouvait être que ceux-là !

Cette suprématie s’est finalement imposée à l’opinion française en général. J’ai été frappé par le titre qu’un quotidien aussi populaire que Le Parisien avait trouvé pour sa une. « Un Pape qui va marquer ! » C’est une évidence qui s’est imposée dès la première journée de la visite. Le cardinal André Vingt-Trois avait noté que le Pape demeurait largement inconnu des Français en s’appuyant sur un sondage révélateur. Pour qu’il y ait une réelle empathie avec un personnage public, il faut que s’affirme une certaine familiarité. Celle que Jean-Paul II avait imposée très vite. Pour un homme aussi intérieur que Benoît XVI, l’empathie se révélait plus difficile. Et puis les médias n’avaient dit que des bêtises à son sujet. Je ne pense pas seulement à l’inepte « panzer-kardinal ». La typologie qui classe les hommes selon des critères politiques du type conservateur-progressiste est inadéquate à faire entrer dans l’univers propre des hommes d’Église. Il a donc fallu « l’épreuve » de la visite, pour que l’opinion française soit en relation directe avec un pape qui s’exprimait dans sa langue avec plus que de l’aisance, de la virtuosité. Elle s’est aperçu ainsi qu’il s’agissait d’une personnalité tout à fait singulière dont la hauteur de vue, la cordialité et la simplicité renvoyaient à une dimension peu commune, et en tout cas appartenant à un ordre qui n’est pas celui de la politique.

Ce qui frappe d’abord, lorsqu’on voit et entend Benoît XVI, c’est le sentiment de l’homme intérieur. Le mot n’est pas à prendre dans une acception directement psychologique, celle qui oppose l’introverti à l’extraverti. Il renvoie à toute la culture chrétienne qui a longuement réfléchi à cet espace intérieur qui est celui de la prière, de l’examen personnel, de la relation au maître intérieur, et généralement désigne la vie mystique dans le château de l’âme décrit par Thérèse d’Avila. L’Évangile de saint Jean constitue l’exemple même de l’attitude qui permet l’accès au Christ dans le mystère de sa relation au Père. On ne peut imaginer de saints qui ne soient habités, même les génies de l’action comme saint Vincent de Paul, saint Ignace, saint François Xavier, Jean-Paul II.
Je pensais à tout cela lorsque m’est arrivé un essai d’Emmanuel Housset qui rejoignait directement mon souci en lui donnant des prolongements philoso­phiques de grande portée. Saint Augustin, saint Thomas, Kierkegaard et jusqu’aux grands phénoménologues comme Husserl et Lévinas y sont convoqués (L’intériorité d’exil, le soi au risque de l’altérité. Collection La Nuit surveillée, Cerf). Je n’ai pu lire que l’introduction et opérer quelques incursions qui m’ont aidé à préciser la recherche possible, à un moment critique pour la subjectivité, celle qui s’abolit dans le vide de soi ou celle qui se disperse ou éclate dans le monde.

J’avoue aussi qu’un tel souci n’est pas indemne de certaines lectures de cet été qui m’imposaient l’effacement de la différence ontologique (Lévi-Strauss) ou l’improbabilité d’un souci de soi (Foucault) qui ne correspondrait plus avec l’être moral, métaphysique, religieux coextensif à notre temporalité humaine. L’esthétisme pur qui sous-tend la construction d’un soi original n’a de répondant que dans le néant, une cohabitation sans écho. Rien dans tout cela qu’un scepticisme conséquent, presque plus grave qu’un athéisme conséquent, parce qu’au moins le refus brutal que cet athéisme implique demeure en résonance avec ce qu’il nie obstinément.
Benoît XVI est le vivant exemple d’une intériorité habitée, d’une pré­sence à soi-même qui a toute la profondeur de cet espace où Dieu est présent. Le paradoxe est que cela passe par la discrétion, la réserve. Imagine-t-on la chape de plomb qui est tombée sur les épaules de Joseph Ratzinger le jour où son élection l’a, en quelque sorte, livré aux foules, à ce redoutable contact de la masse où son prédécesseur était si naturellement à l’aise, mais que lui a dû apprivoiser en prenant énormément sur lui ? Il faut dire que la tâche lui est facilitée par la nature particulière des assemblées qu’il rencontre et qui ont vocation à être liturgiques, et donc à rentrer dans une démarche de communion.

10 SEPTEMBRE

Je lis toujours avec profit mes collègues de Réforme, mes désaccords sont à l’origine de mises au point fécondes. Sur la visite de Benoît XVI, les réserves sont énoncées avec modération mais sans que soient tues les interpellations positives du Pape, sensibles aux protestants. Ainsi Jean-Luc Mouton n’hésite-t-il pas à prendre ses distances avec une tribune libre véhémentes et même franchement désagréable, parue dans Le Monde sous une signature explicitement réformée. Quant à Olivier Abel, il a lu attentivement la conférence des Bernardins (tout comme Jean-Paul Willaime qui déclare que « Benoît XVI a eu par moments les accents d’un théologien luthérien »). Cet héritier de Paul Ricœur s’est retrouvé proche du Pape à propos de l’interprétation des Écritures où sont prises en compte « les communautés successives qui ont reçu le texte biblique » et d’affirmer : « L’opposition entre l’Écriture et la Tradition qui marquait le temps de la Réforme n’est plus d’actualité ». Surtout, l’accord le plus intéressant concerne le « chercher Dieu » des moines qui ne veulent pas créer une nouvelle culture. Ce dépassement d’un point de vue culturel touche très justement Olivier Abel, qui discerne un quiproquo dans l’attachement trop exclusif à une culture détachée de la foi en actes. Comment ne pas lui donner raison là-dessus ?

Il a toutefois une réserve – typiquement protestante – à l’égard du cérémonial qui entoure le Pape et où il dénonce une forme d’idolâtrie : « Il y a un culte de la personnalité absolument incroyable ! La papauté est au cœur du rapport ambigu que nous avons avec le catholicisme comme force politique. » Mais même cette défiance, ou cette opposition frontale, n’est pas dénuée d’interrogations qui la tempèrent. Pour notre philosophe-théologien, le catholicisme demeure un objet mal identifié qui donne à penser.

Quant à moi, catholique, comment me débrouiller avec cette accusation d’idolâtrie ? À vrai dire, je n’y crois pas une seconde. Mais il me faut bien m’expliquer avec ceux que le phénomène étonne, indispose ou révolte. Cela commencerait par la phénoménologie de mes propres sentiments. Face à Jean-Paul II, à Benoît XVI, je reconnais éprouver un sentiment de joie profonde, mais justement à proportion de ce qu’ils sont. C’est-à-dire le contraire d’idoles. De serviteurs qui ne cessent de renvoyer à l’Autre, dont ils témoignent. L’affection qu’ils suscitent est la plus légitime qui soit, elle se rapporte à une beauté et une bonté indiciblement liées à la vérité qui les habite… Je reconnais ainsi leurs singularités. C’est « le Pape » incontestablement que je salue, applaudis et révère, comme successeur de Pierre, porteur d’une autorité qui le distingue et le met à part, mais nullement anonyme, incarnée, proche en dépit de la distance qui est la sienne et le protège aussi de l’idolâtrie.

Lorsque j’observe les manifestations des jeunes qui scandent « Benedetto », j’éprouve aussi la singularité et la distance qu’ils manifestent par rapport aux idoles modernes qu’ils pourraient acclamer. Ce n’est ni la force, ni la séduction mondaine, ni la fascination pour l’apparence qui se révéleraient vite tromperie et avoueraient l’erreur d’identification qu’indique l’étymologie première, du grec : l’idole, c’est en effet le fantôme. Mais je reconnais bien volontiers la difficulté pour un protestant de rentrer dans ce style de rapport, sa théologie le rendant fort éloigné du charisme de Pierre. À cette réserve près que Benoît XVI en a touché plus d’un lors de son passage à Paris.

20 SEPTEMBRE

Les Bernardins ! Il me faut bien en parler. Pour moi, c’est d’abord le rêve d’un jeune aumônier des étudiants de la Sorbonne, qui se promène en Solex au quartier Latin et découvre ce lieu étonnant au bas de la montagne Sainte-Geneviève. Jean-Marie Lustiger a repéré l’ancien collège cistercien transformé en caserne, après divers avatars. A-t-il tout de suite élaboré dans sa tête l’usage que pourrait en faire l »Église de Paris ? Il est possible que les choses aient mûri progressivement jusqu’à l’achat effectif du bâtiment par l’archevêché. Le résultat, c’est cette splendeur qui éclate lorsqu’on regarde l’ensemble du collège restauré. Puis, c’est la grande salle des colonnes, au rez-de-chaussée, là où Benoît XVI s’est exprimé. Il y a quelque chose de saisissant dans cette beauté architecturale qui vous pousse au-delà de vous-même. On se dit qu’il sera difficile d’être médiocre dans un cadre qui appelle à se surpasser.

Et de ce point de vue, la leçon inaugurale du Pape était étonnamment accordée à l’appel du lieu. C’est comme si Benoît XVI s’en était imprégné par avance, qu’il en avait lui-même rêvé. C’était un cadeau qu’on lui offrait que ces Bernardins ! Lui si familier de la spiritualité monastique – son seul nom de pape renvoyant au fondateur du monachisme occidental – et revenu mentalement à l’ordre de Citeaux, reprenant les livres magni­fiques de Dom Jean Leclercq, le meilleur connaisseur du sujet. Il faut imaginer le collège de jeunes moines venus ici pour « s’initier à leur vocation et pour bien vivre leur mission ».

Mais qui sont donc les personnes ici réunies pour écouter le Pape ? L’attente du visiteur, qui durera une heure et demie, permettra de s’en rendre compte. Le « monde de la culture » est bel et bien ici assemblé dans une diversité étonnante. Bien sûr, les chrétiens connus comme tels sont nombreux, mais ils sont mêlés à toutes sortes de figures, parfois inattendues. Je constaterai que ces dernières sont aussi attentives, aussi bienveillantes, et parfois aussi enthousiastes. Il y a une grâce de la parole papale. Et pourtant, Benoît XVI ne ménage pas son monde. Il l’entraîne dans une méditation assez escarpée. Les visages sont concentrés pour suivre ses paroles. Il faut tendre l’oreille car l’audition n’est pas parfaite. Petite défaillance technique, même pas imputable à la technologie très performante des Bernardins, mais qu’un léger déplacement de micro aurait suffi à corriger au témoignage de l’excellent Philippe Meyer.

Irène Fernandez me dira à la fin que rien ne lui a échappé. Mais on devine son extrême empathie. Moi-même, j’ai goûté du privilège à peu près exclusif de pouvoir écouter le Saint-Père tout en ayant son texte devant les yeux. Ayant à présenter le message à mes collègues en conférence de presse plus tard en soirée, j’avais pu le lire tranquillement sous embargo dès le matin, subjugué par sa profondeur.

En cherchant Dieu, ce qui est le but exclusif de la vie monastique, les moines ont fondé une culture nouvelle sans l’avoir voulu expressément. Mais cette recherche mettait en mouvement toutes leurs facultés, corps et âmes associés intimement. Cela m’a paru très neuf, à tel point que j’ai cherché s’il y avait des précédents dans l’œuvre de Joseph Ratzinger. Je n’ai pas trouvé, mais je n’exclus pas qu’il y ait des textes qui m’auraient échappé…

L’APPEL DES BERNARDINS

Cependant les thèses de fond perdurent. Il suffit de reprendre la phrase conclusive des Bernardins. On s’aperçoit qu’elle est l’écho de formules plus anciennes de Joseph Ratzinger : « Ce qui a fondé la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à L’écouter, demeure aujourd’hui encore le fondement de toute culture vérit­able. » Cette recherche de Dieu est associée irréductiblement au travail de la raison. Ce qui renvoie à une affirmation antécédente du cardinal Ratzinger : « Un philosophe qui va jusqu’au fond des choses n’a pas le droit de se débarrasser de la question de Dieu, de la question du fondement et de la fin de l’être. »
C’est toujours le même thème décliné à la Sorbonne en 2000 dans le débat, avec le philosophe italien Paolo Flores d’Arcais à Rome, à Ratisbone… Mais aux Bernardins, il y avait un climat particulier, et même un parfum particulier. L’éthos monastique, renvoyant à une anthropologie où l’homme qui recherche Dieu est aussi celui qui vit en communauté, célèbre dans le chant choral l’harmonie des sphères, travaille, à l’image du Dieu qui construit la création. Magnifique ! On pourra objecter que le moment cistercien, qui domina toute une civilisation, n’a pas grand-chose à voir avec le nôtre, celui de la civilisation où l’argent est le seul médiateur des échanges universels. Il est vrai que le renversement est vertigineux, ainsi que Jacques Julliard le montre dans son essai (L’Argent, Dieu et le Diable, Flammarion) en s’autorisant des interpellations de Péguy, Bernanos et Claudel. Mais sont-elles pertinentes ?

C’est la conviction de Benoît XVI, qui a donné son interprétation de ce qu’on appelle « les racines de l’Europe ». Cela se résume à sa phrase conclusive : « Ce qui a fondé la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à L’écouter, demeure aujourd’hui encore le fondement de toute culture véritable. » Je comprends qu’une telle formule ait plu à Olivier Abel qui y a reconnu l’appel à la vertu tranchante de la Parole de Dieu, distinguée d’une simple culture humaine, si estimable soit-elle. Mais cela peut faire difficulté à d’autres qui craignent une présence trop offensive de la foi dans l’Europe contemporaine et font de la laïcité leur garde-fou pour se protéger de l’intrusion redoutée des croyants… Oui, mais justement, l’intrusion n’est pas celle d’une puissance politique. Celle de l’Esprit est-elle vraiment à redouter ?

23 SEPTEMBRE

J’ai déjà dit dans ce journal tout le bien que je pense de Jean-Claude Michéa, ce philosophe de Montpellier, qui n’aime guère le tapage parisien et les mœurs médiatiques. Sa critique de la philosophie libérale m’a toujours semblée pertinente et d’autant bienvenue qu’elle se heurte aux tabous contemporains les plus protégés. Je lis, avec la même satisfaction, son dernier essai qui consiste en un retour sur cette question libérale (La double pensée, Champs-Essais). George Orwell y est toujours présent avec sa « commune décence » qui me convient particulièrement. Pourtant un passage me fait difficulté et il ne s’agit pas pour moi d’un problème mineur puisqu’il concerne la relation du christianisme à la morale. Michéa distingue en effet, la commune décence de ce qu’il appelle l’Idéologie du Bien, qu’il définit comme « une construction savante (généralement élaborée en liaison avec les dogmes d’une Église ou la ligne d’un Parti) censée énoncer un certain nombre de vérités métaphysiques au sujet de la volonté divine, du sens de l’Histoire ou des finalités ultimes de la Nature. » Cette seule proposition me plonge dans un abîme de perplexité. En mêlant des notions hétérogènes dans une catégorie commune, elle me semble déboucher sur l’arbitraire. Certes, j’admets que la volonté de Dieu puisse être invoquée de façon caricaturale, mais il me paraît plus que dommageable d’en réduire le concept à ce blocage lui-même très idéologique.

J’ajoute que la récusation directe de la primauté platonicienne de l’idée de Bien provoque de ma part plus que de la résistance. Car cette idée implique l’orientation fonda­mentale de l’humanité dans l’appel de sa conscience. Cela n’empêche certes pas la falsification du Bien dénoncée par Soloviev et l’imposture de l’Empire du Bien dénoncée par Philippe Muray, il n’empêche que la commune dé­cence orwellienne est en communication vitale avec cette lumière intérieure.

Reste l’objection d’un Bien imposé qui provoquerait exclusion et persécution, à cause des dogmes d’une Église ou d’un Parti. Je fais toutes réserve sur ce mot de dogme, maudit depuis longtemps mais généralement incompris. Là où on dénonce aliénation ou sujétion, je vois au contraire libération et ouverture à l’inexploré. Je reprendrais une formule que j’ai déjà employée, en parodiant Ricœur sans m’en apercevoir : « le dogme n’est pas ce qui empêche de penser, c’est ce qui donne à penser. » Et même, ce qui donne infiniment à penser.

En ce qui concerne le Bien, les prétentions du christianisme sont plutôt modestes. Jean-Claude Michéa discernerait-il dans le décalogue des prétentions exorbitantes ? Il me semble qu’e celui-ci rejoint strictement les nécessités de la protection élémentaire de la dignité et du vivre ensemble. J’ajoute que les chrétiens ont un guide en matière d’art de vivre : l’Évangile, qui est le contraire du terrorisme du Bien. La familiarité de Jésus à la vie la plus commune de son pays, son langage toujours en prise directe avec ses interlocuteurs, le genre des paraboles, qui est au plus proche de la perception des gens, ne me paraissent pas si éloignés de la commune décence, c’est-à-dire de cette civilisation des mœurs qui part d’en-bas, de nous autres, gens des rues, aurait dit Madeleine Delbrêl.
Objection. Cette moralité première, cette sociabilité d’habitude sont-elles en décalages ou en opposition avec « la construction savante » que Jean-Claude Michéa dénonce comme totalitaire et persécutrice ? Si c’était le cas, ce serait rédhibitoire pour une telle discipline qui s’en trouverait disqualifiée. Mais est-ce toujours le cas ? Et faudrait-il renoncer à toute spéculation morale au prétexte qu’elle serait hors de la vie, superposée aux réalités vitales ? Je suis d’avis que si l’intelligence ne vient pas rejoindre la réalité vécue, irrécusable, elle tourne à vide et devient pure idéologie. Mais attention de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain !

Les principes supérieurs et la spéculation peuvent éclairer les débats du quotidien. Encore faut-il qu’ils les rejoignent vraiment, ainsi que Max Scheler l’avait senti et compris. Pas de principes moraux sans matérialité des sentiments moraux. C’est une leçon que Karol Wojtyla avait enregistrée et qui inspirait toute sa réflexion jamais déconnectée de l’observation directe de ce qui l’entourait. Pas de théologie morale sans phénoménologie des mœurs !