C’était probablement à l’automne 1981. Je me promenais du côté de la Sorbonne, lorsque j’ai rencontré André Glucksmann. Voilà quelques années que je le connaissais. Nous nous sommes arrêtés pour bavarder un peu. Tout naturellement, la proximité de la boutique des Cahiers de la Quinzaine nous a amenés à Charles Péguy. Le cher Glucksmann n’avait pas du tout apprécié que l’homme des Cahiers ait été violemment attaqué dans L’idéologie française de Bernard Henry Lévy, qui venait de paraître. La complicité, lors de l’aventure des nouveaux philosophes, n’empêchait pas certains désaccords sérieux. Visiblement, à propos de Péguy, il y avait opposition radicale. Glucksmann m’a alors raconté un épisode oublié, où ledit Péguy avait été l’objet d’un procès en règle de la part de ses amis socialistes, suivi d’une exclusion. Pour avoir goûté de ce pain amer des règlements de compte d’une certaine gauche, dont il venait, l’auteur des Maîtres penseurs en était définitivement écœuré.
La vie d’André Glucksmann a été, d’un bout à l’autre, militante. Celle d’un révolté perpétuel depuis l’enfance dans la tragédie de la guerre. Je l’ai connu au moment de la rupture avec le communisme, illustrée par un beau livre, La cuisinière et le mangeur d’homme, ce dernier évoquant Lénine. La bataille faisait rage autour de la publication de L’Archipel du goulag d’Alexandre Soljenitsyne. L’intelligentsia communiste en France n’avait pas encore rendu les armes, et il y avait une bonne partie de la jeunesse étudiante militante qui ne voulait pas admettre la nature criminogène d’un régime. Je me souviens d’une soirée qui avait été chaude au tout nouveau Centre Pompidou. Mon ami Maurice Clavel avait été particulièrement malmené par une salle houleuse. Et Glucksmann pas mieux traité. Une véritable passionaria en rage lui avait jeté le verdict définitif : « Glucksmann, tu ne comprends rien à la dialectique ! » Oh ! certes, de cette dialectique l’intéressé avait définitivement soupé. À la sortie, je fus témoin d’une explication Clavel-Glucksmann sur le régime maoïste, dernier mirage de l’opium des intellectuels. Le combat contre l’empreinte idéologique communiste allait être gagné, mais d’autres défis attendraient jusqu’à sa mort l’infatigable combattant qui vient de nous quitter.
Chronique diffusée sur Radio Notre-Dame le 11 novembre 2015.