Je veux vous soumettre quelques réflexions sur la signification du crucifix (mot venu du latin de la phrase titre : mon bien-aimé est un crucifié). J’ai en tête le crucifix standard que l’on trouve dans une église paroissiale, avec un corps blanc sans imperfection dépeignant Notre Seigneur toujours vivant, avec « INRI » écrit au-dessus. Comme tous les chrétiens, j’aime une simple croix de bois qui nous invite à l’embrasser. Mais le crucifix semble un objet de dévotion encore supérieur. Pouvons-nous dire pourquoi ?
Il y a deux raisons inscrites dans la tradition. Tout d’abord, le crucifix – plus que la simple croix – évoque le serpent sur un poteau : « comme Moïse a élevé le serpent dans le désert, de même le Fils de l’homme doit être élevé, de sorte que qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle » (Jean 3:14). Pourquoi alors diminuer ce signe de guérison ? Ou comment « croyons-nous en lui » si nous l’enlevons ? En comparaison, la simple croix est comme si c’était un poteau nu qui était élevé, et non l’Unique.
Deuxièmement, le crucifix semble mieux exprimer le message chrétien fondamental, comme l’explique Saint Paul : « et, frères, quand je suis venu chez vous… je n’ai rien voulu connaître d’autre que Jésus-Christ, et Jésus crucifié » (1 Corinthiens 2:1-2). Paul dit, non pas qu’il a restreint sa prédication à « la croix », mais au « Christ crucifié ».
Ces raisons sont solides et expliquent probablement à elles seules pourquoi, ainsi que le disent les exorcistes, les démons fuient particulièrement le crucifix. Mais pouvons-nous ajouter d’autres raisons ?
Voici ce que je veux dire : tous les Apôtres, à une notable exception, ont fui quand Notre Seigneur a été crucifié. De ce fait, ces officiels « témoins du Seigneur depuis le commencement », étrangement, ont manqué à être témoin de Son principal acte salvateur, la raison même pour laquelle Il était venu dans le monde. Alors le crucifix capte pour nous ce qu’ils ont manqué.
Mais plus que cela : nous savons que Saint Jean et Marie, la Mère de Notre Seigneur, ont monté la garde au pied de la Croix. Le crucifix est typiquement la vision de Saint Jean et de Marie. Alors, quand vous et moi contemplons le crucifix, nous prenons place à leurs côtés, nous voyons ce qu’eux seuls ont vu, nous entrons en communion avec eux et nous nous identifions à eux.
Une autre raison se trouve dans les mots écrits sur le crucifix : « Jésus de Nazareth, roi des Juifs » (INRI : Iesus Nazarenus Rex Iudeorum). Voyez l’habile providence de Dieu qui fait que le principal fonctionnaire romain de l’époque et de l’endroit rend témoignage, même si c’est contre son intention, à la vérité concernant le Seigneur. N’êtes-vous pas encouragés à penser : si Dieu peut amener jusqu’à l’Empire Romain à fléchir le genou, que ne peut-il faire à toute autre époque ?
Et que dire de ce que le crucifix classique omet : il ne montre aucun signe de la flagellation. Des saints nous ont dit, ce que le Linceul de Turin corrobore, que la cruelle flagellation romaine a déchiré chaque pouce de Sa chair, si bien que Son corps est devenu une bouillie sanguinolente.
Un instinct pieux, apparemment, bien que conscient de ces vérités, a jugé qu’elles étaient littéralement « obscènes » – inconvenantes, c’est à dire qu’il était préférable de les sortir de scène. Et j’aime cela : de cette façon, le crucifix classique transmet la modestie et la délicatesse de Notre Seigneur. Il ne souhaite pas nous donner ne serait-ce que l’apparence de nous faire reproche.
Précisément grâce à cette absence, nous avons le champ libre pour faire un choix : nous pouvons, si nous le souhaitons, imaginer les affreuses blessures. Ces blessures, causées par nos péchés, les représentent : donc, en les ajoutant nous-mêmes librement, c’est comme si nous les confessions.
Et voici encore quelques caractéristiques remarquables du crucifix.
Tout d’abord, sur le crucifix, le corps du Seigneur est élevé du sol et placé « dans les airs ». Nous, avec nos échafaudages, nos ascenseurs, nos grues, nous ne remarquons même plus que c’est inhabituel. Pourtant les Pères de l’Église étaient si saisis par cet aspect – qu’une crucifixion implique une suspension dans les airs – qu’ils soutenaient que l’élément « air » (lieu de résidence des démons selon la tradition) était de ce fait purifié et sanctifié tout comme le baptême de Notre Seigneur a sanctifié toutes les eaux.
Deuxièmement, sur le crucifix, Notre Seigneur adopte une posture qu’on ne voit pas dans la vie ordinaire, à savoir se tenir droit, jambes jointes, avec les bras étendus. Cette position est si inhabituelle que la représentation qu’en a fait Léonard de Vinci, « l’homme de Vitruve », est devenue emblématique. Léonard ne dessinait pas le Christ en Croix mais cherchait à illustrer les proportions du corps humain : un homme debout les bras étendus s’inscrit dans un carré (en d’autres termes, « l’envergure » d’un homme est généralement égale à sa hauteur).
Pour Léonard, les proportions internes du « microcosme » qu’est le corps humain témoignent de la place ordonnée de l’homme au sein d’un univers de loi et de proportion, le « macrocosme ». Mais le crucifix, via la même forme corporelle, enseigne cette vérité au niveau spirituel le plus profond : « il s’est anéanti lui-même, devenant obéissant jusq’uà la mort, et la mort sur une croix » (Philippiens 2:8). Bien plus : comme les mains de l’homme de Vitruve sont tournées vers le bas tandis que celles de Notre Seigneur sont tournées vers le haut, cette démonstration d’humilité sur la croix est dans le même temps une étreinte sacerdotale.
Troisièmement, le crucifix standard dépeint Notre Seigneur comme toujours vivant même si le salut n’est pleinement accompli qu’à sa mort (« Tout est accompli », Jean 19:30). Cela aussi est remarquable : quiconque a veillé un mourant sait combien sont précieuses ces dernières heures ; mais il semble inconvenant d’essayer de les capturer et nous ne le faisons pas – peut-être parce que nous reconnaissons intuitivement que la mort est pour nous une punition du péché. Pour Notre Seigneur, c’est différent : puisque sa mort était imméritée mais librement acceptée, nous pouvons dépeindre son « lit de mort » et sommes invités à toujours veiller près de lui.
Le crucifix et la croix : le premier se trouve presque excusivement dans les églises abritant la Présence Réelle, ce qui suggère une dernière recommandation – le crucifix, avec son corps bien présent illustre bien mieux que la croix seule que vraiment « ceci est mon corps » et « ceci est mon sang ».