AMERICA, AMERICA - France Catholique
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Marie dans le plan de Dieu
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AMERICA, AMERICA

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LES FRANÇAIS UN PEU ATTENTIFS ont remarqué le nom imprononçable du conseiller de M. Carter pour les questions de sécurité nationale, M. Zbigniew Brzezinski. Ne nous affolons pas. Faisons comme les Américains, qui prononcent Brézinski, et vive la Pologne ! M. Brzezinski étant un universitaire et un spécialiste des sciences humaines, je me suis un peu informé. Le conseiller de l’homme le plus puissant du monde pour les questions de sécurité, c’est important1. C’est lui qui sera le premier consulté et le plus écouté quand M. Carter établira sa ligne de conduite avec l’URSS, de plus en plus dangereuse à mesure que s’accroissent le marasme intérieur de celle-ci, son sous-développement, sa solitude et sa puissance militaire. Que pense de cette menace un savant né en Pologne, connaissant comme sa poche le monde est-européen et les processus d’évolution techniques et socio-politiques ? Eh bien !, à lire ce que j’ai pu me procurer de lui, cet homme me paraît avoir une vision profonde, savante, non conformiste de la situation. Ce qu’il a écrit montre qu’il ne se laisse pas abuser par les idées qui traînent, qu’il va chercher ses certitudes et ses problèmes là où ils sont, et non dans l’incertaine lecture des journaux2. [|•|] Précisons d’abord ce qu’il ne dit pas : quoique naturalisé américain, M. Brzezinski ne cesse évidemment guère de penser à sa patrie natale, dont il a gardé l’accent. Même en Amérique, il a reçu son éducation dans des écoles catholiques. Sa spécialisation universitaire (la connaissance des pays de l’Est) confirme la solidité de son souvenir. Il pense d’abord à l’Amérique, certes, mais son regard ne quitte guère cette douloureuse frange de deux mondes où se jouera sans doute le coup de dés du siècle3. La profondeur de sa vision se voit à ce qu’il ne laisse percer aucune amertume à l’égard de l’URSS. Il faut, dit-il, se défaire de tout cynisme dans cette question primordiale. Qu’est-ce à dire ? Sans doute que, pour M. Brzezinski comme pour tous ceux qui soumettent l’URSS à un examen objectif (a)4, il est évident que ses dirigeants actuels sont aux abois, qu’ils ne savent pas quoi faire de l’héritage empoisonné laissé par leurs aînés, et que quiconque trouvera le moyen de les tirer de ce mortel bourbier sauvera du même coup la paix du monde5. La différence de M. Brzezinski avec M. Kissinger est fondamentale. Ce « cynisme à l’égard de l’URSS » qu’il dénonce était celui de « Dear Henry ». M. Kissinger a toujours considéré l’URSS comme son adversaire au poker. Il s’agissait de rendre ce poker avantageux pour l’Amérique6. M. Brzezinski sait qu’à ce jeu-là il serait tout aussi fatal pour le monde de gagner que de perdre. Acculer l’URSS, c’est ne lui laisser d’autre choix que le coup de folie. Les objectifs offerts par M. Brzezinski à l’Amérique sont complexes, mais guidés par quelques idées générales vraiment nouvelles en politique étrangère américaine. Ils sont d’autant plus intéressants qu’au moment où les définissait leur auteur, celui-ci n’était politiquement rien. C’était le penseur politique qui parlait, non le conseiller de M. Carter (b). M. Brzezinski a tout d’abord la claire conscience du décalage qui existe entre la conception américaine courante du monde extérieur, la conception que le monde extérieur se fait de l’Amérique, et les réalités de l’influence américaine dans le monde. « L’Amérique, écrit-il, reste (dans le monde) la société globalement créative et innovatrice. Elle influence les styles de vie, les mœurs et les aspirations des autres sociétés à un degré qu’aucune autre société ne peut lui disputer… et même, souligne-t-il, en ce qui concerne la Nouvelle Gauche… Les habitudes sociales de l’Amérique deviennent rapidement la norme mondiale. » [|•|] Qui nierait ces évidences ? Avec ou sans notre assentiment, les jeans, la musique pop, la ségrégation des âges, tous les goûts et travers de la société post-industrielle américaine envahissent notre vie. C’est là ce que l’on voit. Plus profondément, dans leurs mécanismes cachés, toutes les sociétés s’américanisent, et quand elles ne le peuvent pas, s’enlisent. De quels mécanismes s’agit-il ? De ceux de la sophistication technique : « A mesure, écrit M. Brzezinski, que l’Amérique plonge plus avant dans le monde non balisé (uncharted) de l’âge technétronique dominé par l’électronique et la technologie, même les défaillances (américaines) ont tendance à se répandre au loin. » Brzezinski cite parmi ces « défaillances » la drogue et la permissivité, sans exclure d’autres auxquelles on peut penser. On remarquera au passage l’idée inattendue pour nous de distinguer la technologie et l’électronique, ainsi que l’apparition de ce mot nouveau, technétronique, barbarisme grec, mais dont la nécessité est apparue sous la plume du sociologue, tant la civilisation en train de naître de l’électronique diffère de la civilisation technique d’avant les années 607. Il y a un paradoxe difficile à comprendre dans les relations de l’Amérique avec le monde extérieur. Les Américains ne comprennent pas que ce monde les imite et en même temps les déteste. Pourquoi cette hostilité chez des disciples si assidus et que l’on n’a pas cherchés ? Inversement, pourquoi l’étranger s’américanise-t-il passionnément en professant l’antiaméricanisme ? M. Brzezinski voit la source de ce paradoxe, comme M. Carter, dans la non-conformité de l’Amérique-Nation à la réalité de l’Amérique-Peuple. Quand M. Carter, au cours de sa campagne, promettait de créer un gouvernement « ayant la décence et l’honnêteté du peuple américain », cela sonnait à nos oreilles comme propos démagogique. Mais M. Carter a choisi M. Brzezinski comme conseiller, et en lisant le sociologue Brzezinski, tout à coup l’on comprend : le programme de M. Carter, c’est de créer un gouvernement conforme à cette culture américaine qui se répand irrésistiblement par son seul attrait (de quelque façon, soit dit en passant, que vous ou moi jugions cet attrait)8. Les maîtres à penser de Kissinger étaient Metternich, Bismarck, Machiavel, de Tocqueville − les maîtres, de la vieille Europe. Ceux de Carter n’existent pas : il se propose de ressembler à son peuple, assuré, s’il y parvient, de faire de l’Amérique la nouvelle Athènes9. Assuré par quoi ? par le succès irrésistible et universel de l’américanisme, que chacun peut observer chez lui vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Reste toujours le problème majeur : l’URSS, à l’égard de qui l’on se propose de « dépouiller tout cynisme ». D’un côté, l’objectif est clair : il faut que le contraste entre la prospérité, les richesses de l’Occident, et le misérabilisme croissant de l’URSS, cesse d’être perçu par les dirigeants communistes comme une menace chaque jour aggravée ; il faut ouvrir une voie leur permettant de se féliciter de la prospérité occidentale, peut-être d’en profiter ; il faut que cette prospérité cesse d’être une agression permanente contre les dogmes de la seule vraie doctrine, ou au moins contre la légitimité de leur pouvoir. Oui, cet objectif est clair, et sa réalisation assurerait enfin au monde la paix nécessaire au sauvetage du tiers monde. [|•|] Seulement, voilà : comment le réaliser ? Sur ce point, la discrétion de M. Brzezinski est extrême. Elle se fait même remarquer par son absence : « Pensez-y toujours, n’en parlez jamais. » A ce silence on sent la brûlante obsession du Polonais. Si M. Brzezinski avait sur ce sujet des idées banales, il n’aurait aucune raison de n’en pas parler. Il les aurait rendues publiques, on les lirait en pensant que « plus ça change et plus c’est la même chose », en se préparant à la continuation du jeu de poker. Son silence trahit que M. Brzezinski a des idées, et qu’elles ne sont pas banales. Voilà ce que l’on peut dire. Retenons aussi que M. Brzezinski voit le monde engagé dans un processus général de (excusez-moi) « technonotronisation », c’est-à-dire de machination des activités banales de la pensée. Comment en douter ? Voilà la vraie révolution du présent, qui fera apparaître des réalités politiques actuellement inconcevables, ou en train de mûrir dans quelques cerveaux. Que feront, que deviendront les esprits déchargés du banal ? Quelle société enfanteront-ils ? Nous en avons examiné quelques exemples actuels dans notre précédente chronique (FcE du 28 janvier)10. On a vu que, comme d’habitude, la réalité dépasse la fiction. Aimé MICHEL (a) Voir ma précédente chronique : « C’est la chute finale ? » (FcE n°1571, 21 janvier). (b) Voir son étude dans Foreign Policy Magazine, n° 23, été 1976. Et aussi : International Herald Tribune, 3 janvier 1977. Chronique n° 272 parue dans France Catholique-Ecclésia − N° 1573 − 4 février 1977. [|Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png|]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 23 novembre 2015

 

  1. Il a déjà été brièvement question de M. Zbigniew Brzezinski dans la chronique n° 271, La « technétronique » ou les machines à explorer le temps – Files d’attente, organisation du temps, groupes de réflexion et informatisation (26.10.2015). Brzezinski naît en 1928 à Varsovie. Son père diplomate en poste au Canada ne pouvant revenir en Pologne en 1939, il fait ses études à Montréal et Boston. Il soutient sa thèse sur le totalitarisme soviétique en 1953. Professeur à Harvard (1953-1960), puis à Baltimore et à New-York (université Columbia) il s’engage dans la vie politique auprès du parti démocrate. Fin 1975, il devient conseiller aux affaires étrangères de Jimmy Carter puis son conseiller à la sécurité nationale après son élection en 1976. Son premier voyage en 1977 est à destination de la Pologne où il rencontre l’archevêque Wyszyński (1901-1981). En 1978, il se rend à Pékin pour normaliser les relations sino-américaines. Il incite à aider les moudjahidines afghans et avoue en 1998 « Nous n’avons pas poussé les Russes à intervenir, mais nous avons sciemment augmenté la probabilité qu’ils le fassent ». En 1988, il rompt avec les Démocrates et soutient la candidature de George W. Bush. En 1990, il s’oppose à la guerre du Golfe et insiste sur la diversité du monde musulman. Il renoue avec les Démocrates et devient conseiller de Barack Obama. Il prône une alliance avec les Européens car « Sans l’Europe, l’Amérique est encore prépondérante mais pas omnipotente, alors que sans l’Amérique, l’Europe est riche mais impuissante. » En 1969, Brzezinski publie Between Two Ages. America’s Role in the Technetronic Era, traduit en français deux ans plus tard sous le titre La révolution technétronique, Calmann-Lévy, Paris, 1971. Comme le titre originel l’indique, il y explique que les États-Unis traversent les premiers une période de transition : ils sortent de l’ère industrielle et entrent dans une nouvelle ère, celle de la « société technétronique », c’est-à-dire une société fondée sur l’électronique. Cette ère, dit-il, va prendre un caractère global car les quatre facteurs de la puissance, les économies, les armes, les moyens de communication et l’idéologie, sont en train de devenir mondiaux. L’instantanéité des communications tend à unifier les nations et les continents et unifiera demain le monde. Mais le monde n’est pas un « village global » parce que loin de la stabilité du village il devient un « nœud de relations interdépendantes, nerveuses, agitées et tendues », une « ville globale ». Les États-Unis sont la première société globale de l’histoire parce qu’elle communique plus que tout autre (65% des communications mondiales en partent à l’époque) et parce qu’elle propose un modèle de modernité et des valeurs universelles par ses productions culturelles et ses modes. Il est dès lors inadéquat de parler d’impérialisme car la révolution technologique et scientifique née aux États-Unis « incite les pays les moins avancés à imiter les plus avancés et à importer des techniques, des méthodes et des pratiques d’organisation nouvelles ». L’humanité passe ainsi de la confrontation de la « diplomatie de la canonnière » au consensus de la « diplomatie des réseaux ». Brzezinski relève l’écart croissant entre les réalités porteuses d’avenir de « l’ère technétronique » et les vieilles structures qui demeurent la base des sociétés. Ainsi le marxisme, qui fut « la meilleure explication possible de la réalité » ne suffit plus. La preuve en est que « [l]e parti communiste soviétique n’a pas produit un seul penseur marxiste créateur et influent… » si bien qu’« un penseur marxiste ne peut plus désormais être communiste s’il veut rester penseur ». Aussi l’auteur voit-il l’extension de « l’ère technétronique » à une « communauté des pays développés » : États-Unis, Japon, Europe occidentale. Il pense que tôt ou tard, bon gré mal gré, l’Union soviétique s’y associera sous la pression des pays de l’Est. En 1997, Brzezinski sort un nouveau livre, Le Grand échiquier. L’Amérique et le reste du monde (Odile Jacob, Paris, 2004) qu’il me serait bien difficile de résumer en quelques phrases. Je n’en donnerai qu’une citation parce qu’elle nous concerne directement en temps qu’Européens : « L’Eurasie constitue l’axe du monde. Une puissance qui dominerait l’Eurasie exercerait une influence prééminente sur deux des trois régions les plus productives du monde, l’Europe occidentale et l’Asie orientale. Un coup d’œil sur un planisphère suggère que tout pays dominant en Eurasie contrôlerait presque automatiquement le Moyen-Orient et l’Afrique. L’Eurasie constituant désormais l’échiquier géopolitique décisif, il n’est pas suffisant de concevoir une politique pour l’Europe et une autre pour l’Asie. L’évolution des équilibres de puissance sur l’immense espace eurasiatique sera d’un impact déterminant sur la suprématie globale de l’Amérique. »
  2. Remarquons au passage que la méthode de Brzezinski qui « va chercher ses certitudes et ses problèmes là où ils sont, et non dans l’incertaine lecture des journaux » (« et d’Internet » ajouterait-on aujourd’hui) est aussi celle d’Aimé Michel. Pour l’un comme pour l’autre la meilleure information n’est jamais celle qui arrive par hasard mais celle que l’on va patiemment chercher. Non pas celle qui répond à une question qu’on ne se posait même pas, mais celle qui vient combler un vide dans le puzzle de ses interrogations.
  3. Par cette petite phrase sur la « douloureuse frange de deux mondes où se jouera sans doute le coup de dés du siècle » Aimé Michel montre la pertinence de ses analyses et une remarquable prescience. N’oublions pas que cet article a été écrit en 1977 bien avant que le syndicat Solidarnosc ne soit créé par Lech Walesa le 31 août 1980.
  4. Il s’agit de la chronique n° 270, C’est la « chute finale » – Comment Emmanuel Todd démontra que l’URSS était un pays sous-développé (11.11.2013).
  5. Cette analyse vaut peut-être encore mutatis mutandis pour la Russie actuelle. Il aurait été bien intéressant de connaître en ces jours les analyses d’Aimé Michel sur l’inflexible volonté d’un Vladimir Poutine d’enrayer la perte de puissance et de prestige de son pays en dépit de « l’héritage empoisonné laissé par [ses] aînés ».
  6. Henry Kissinger naît en Allemagne en 1923 dans une famille juive qui doit émigrer aux États-Unis en 1938 pour échapper aux persécutions nazies. Naturalisé en 1943, il fait ses études à Harvard, se spécialise en politique et devient professeur en 1962. Il se lance dans la politique au côté du Parti républicain et entre dans l’équipe de Richard Nixon. Il n’est pas secrétaire d’État en titre pendant le premier mandat de Nixon (1969-1972) mais, grâce à son omniprésence et à ses talents de diplomate, il le devient lors du second (1973-1974) interrompu par le scandale du Watergate (voir la note 2 de la chronique n° 48, Les casseurs de Babylone, 07.07.2010) et le reste sous celui de Gerald Ford (1974-1976). Il joue durant toute cette période de guerre froide un rôle diplomatique important. Il reçoit le Prix Nobel de la Paix en 1973 pour sa contribution à la signature des Accords de Paris (janvier 1973) qui mettent fin à la guerre du Vietnam et à la résolution de la guerre du Kippour (octobre 1973). L’élection de Jimmy Carter (janvier 1977) l’éloigne de la scène politique. Par la suite il contribue à l’élection de Ronald Reagan (1980) mais ses mauvaises relations avec George Bush père (président de 1989 à 1992) le desservent. Il reste influent par ses articles et ses livres.
  7. Le mot « technétronique » est aujourd’hui tombé dans l’oubli. Sans doute était-il trop barbare. Mais l’idée en subsiste dans les mots qui l’ont semble-t-il remplacé, comme « télématique » et, au moins dans les milieux professionnels et universitaires, les TIC, « technologies de l’information et de la communication ». Wikipédia définit les TIC ainsi : « techniques de l’informatique, de l’audiovisuel, des multimédias, d’Internet et des télécommunications qui permettent aux utilisateurs de communiquer, d’accéder aux sources d’information, de stocker, de manipuler, de produire et de transmettre l’information sous toutes les formes : texte, musique, son, image, vidéo et interface graphique interactive. » Mais cette définition factuelle cache l’essentiel, à savoir le passage d’un monde où on pensait d’abord en termes de tonnes de matières premières ou d’acier à un monde où la valeur première devient l’information. Aimé Michel avait très tôt pris conscience des changements radicaux qui s’annonçaient et dont les conséquences sur nos façons de travailler et de vivre continuent de se déployer sous nos yeux (voir les chroniques n° 210, Les marchés de l’immatériel – Presque toute richesse est destinée à devenir informationnelle, 12.01.2012 et n° 241, La planche à clous – Il ne faut pas se complaire en frissonnant dans un modèle sinistre de l’avenir, 12.01.2015). À la fois causes et conséquences, les conceptions des scientifiques sur l’univers se modifient en même temps : la nature vivante, les relations entre espèces sont analysées en termes d’échanges d’informations et certains physiciens pressentent que la physique de l’information est plus fondamentale que celle de la matière et de l’énergie.
  8. L’attrait de l’Amérique demeure toujours aussi puissant et irrésistible même s’il conserve en beaucoup d’endroits du monde un caractère ambigu. Ce n’est certes pas parce qu’on porte des jeans et qu’on boit du Coca-Cola qu’on aime l’Amérique, mais, inversement, il ne suffit pas de la détester pour échapper à son influence. Qu’on le veuille ou non, la mondialisation est d’abord une américanisation. Une de ses formes les plus visibles est la culture, disons, populaire, mais des remarques similaires valent pour la culture savante (voir note suivante), si bien que les 45 dernières années ont largement confirmé les analyses de Brzezinski de 1969. Les films américains s’imposent partout sur la planète : 85 % des recettes mondiales ; 73 % du marché en France (et même 80 % pour les DVD) ; jusqu’à 70-80 % des films projetés en Allemagne et en Angleterre ; dans les pays scandinaves les films et séries télévisées ne sont même pas traduits ; à Paris même il devient difficile de voir un film américain en version française. La musique anglo-saxonne (car sur ce point au moins le Royaume-Uni tire fort bien son épingle du jeu) domine très largement les médias puisque 70 % de la musique diffusée par les radios populaires NRJ, Skyrock, etc. est d’origine anglo-saxonne, et même lorsqu’elle est de langue française elle emprunte son style à des genres nés aux États-Unis. Les télévisions ne sont pas moins friandes de séries américaines et d’images souvent en provenance de CNN. Et ne parlons pas des modes vestimentaires, de l’alimentation, des sports, d’Internet. La seule culture commune à tous est l’américaine et la seule langue commune à tous la sienne. La culture américaine est la seule culture qui plaise vraiment à tout le monde et elle n’a aucune concurrente sérieuse : si une concurrence chinoise voire française se dessine (Luc Besson au cinéma par exemple) elle utilise les mêmes codes. Ainsi la France est le leader mondial des jeux vidéo mais ce n’est vrai que d’un point de vue économique car tout le contenu est placé dans le courant dominant américain. Ce n’est pas la fin des productions nationales, au moins pour les pays d’une taille encore suffisante, mais le succès de ces productions demeure le plus souvent local. Et tout cela ce n’est que le seul aspect aisément visible, donc le plus superficiel, même si on ne saurait en minimiser l’importance puisqu’elle contribue à une uniformisation mondiale (ou rapprochement mondial si on veut être plus positif) surtout dans la jeunesse. Aujourd’hui deux personnes issues de deux régions quelconques du monde trouveront facilement à se comprendre, au moins superficiellement, par leur commune immersion dans cette culture mondialisée d’origine américaine, tout le reste étant perçu et intériorisé comme local ou privé. On aurait bien entendu tort de croire qu’il y a là quelque hasard. Depuis plus d’un siècle les États-Unis sont aux avant-postes de tout en matière scientifique, technologique, industrielle et commerciale. Ils ont ainsi systématiquement bénéficié de l’avantage lié au premier arrivé celui qui innove, rationalise, voit grand et impose de facto ses nouveautés avec un effet boule de neige irrésistible. Nul doute que les deux Guerres mondiales auront contribué à l’effacement relatif de l’Europe et à la consolidation de la domination américaine sinon dans les cœurs, du moins dans les esprits et les porte-monnaie. Mais même si ces tragédies européennes n’avaient pas eu lieu il est douteux que le cours des choses aurait été bien différent : seule la culture américaine avait l’unité continentale et le dynamisme capable de se développer à l’échelle mondiale.
  9. Dans sa chronique n° 96 du 16 juin 1972, Homo americanus – Le désordre américain prélude à un nouveau classicisme (29.9.2014), Aimé Michel parlait déjà de cette Nouvelle Athènes : « J’affirme, en pesant mes mots, y écrivait-il, que les craquements de l’Amérique sont ceux que fait entendre un grand arbre qui pousse, et que son désordre prélude à un nouveau classicisme. Vienne enfin la paix, et la République fondée par Washington donnera au monde son siècle de Périclès. » Il était en effet revenu enthousiaste de son voyage de mai 1972 dans les universités américaines. Et il faut avoir travaillé dans une de ces universités, fréquenté leurs fabuleuses bibliothèques ouvertes jour et nuit, pour apprécier l’insuffisance des nôtres, à commencer par leur médiocrité architecturale. On ne peut guère s’étonner dans ces conditions de la domination scientifique des États-Unis. Certes, entre 2008 et 2010, dernier comptage en date que j’ai trouvé, les États-Unis n’ont produit que 28 % de tous les articles scientifiques : leur poids relatif tend donc à diminuer (il était 38 % en 1988 selon l’article Wikipédia « Production mondiale d’articles scientifiques ») et ils sont à peu près à égalité sur ce point avec les Européens, même s’ils devancent nettement les cinq principaux pays producteurs d’articles scientifiques (Chine 11 %, Royaume-Uni 8 %, Allemagne et Japon 7 %, France 5 %). Mais si au lieu de la production totale on ne retient que les articles de premier plan, les plus cités, alors les États-Unis retrouvent leur position dominante avec 42 % de la production mondiale contre 12 % pour le Royaume-Uni, 11 % l’Allemagne, 9 % la Chine et 7 % la France (http://www.nippon.com/fr/currents/d00059/ ; on notera la régression relative de la Chine et la progression relative des trois pays européens). Bien entendu, la plus grande part de cette production scientifique s’exprime en anglais. Le 5 juin 1972 Aimé Michel écrivait à son ami Pierre Schaeffer : « Rentré sur les genoux et ayant abjuré mon antiaméricanisme. Converti quoi. Converti à la société américaine, qui fait sa place à tout le monde : (…) donnant à chacun sa chance et tirant de tous ce qu’ils ont de créatif pour en faire un peuple. (…) L’Amérique a gagné. » N’oublions pas qu’il écrivait cela en pleine guerre du Vietnam, à une époque où le Monde annonçait tous les jours le prochain effondrement de l’Amérique. « Ils [les journalistes de ce quotidien] n’ont pas vu que les perpétuels affrontements américains sont ceux de la vie, de l’évolution, du progrès, de l’invention irrésistible. » Six ans plus tard, il maintenait ce jugement : « (…) la Babylone croulante, inexplicablement, tient toujours et plus que jamais le monde dans sa main. Depuis le temps qu’elle s’écroule, comment reste-t-elle en tout et partout la tête de file de la puissance, de l’invention, de la création ? Pourquoi ses écrivains et ses musiciens sont-ils si bons ? Comment trouve-t-on à San Francisco, qui n’est pas plus grand que Marseille, les savants de Berkeley et de Stanford, le San Francisco Philharmonic Orchestra, le Golden Gate Quartet, tant de richesses spirituelles ? Comment trouve-t-on les mêmes merveilles à Chicago, “la ville des cochonsˮ, voire à Boulder, la toute petite cité universitaire du Colorado ? » (Chronique n° 301, Le Janus américain – L’Amérique des apparences et l’Amérique réelle, celle du travail, 6.10.2014). Mais Aimé Michel non plus n’échappe pas à l’ambivalence. Dans une lettre écrite de Stanford le 16 mai 1972 il avoue à Pierre Schaeffer « l’Amérique me débecte, et j’ai hâte de foutre le camp pour n’y plus jamais revenir. Vive St Vincent [son village des Alpes], je dirais même presque vive la France, s’il y avait moins de Français. » (Pour éclairer cette remarque sibylline voir la chronique n° 238, De Brennus à Françoise Giroud – Un mythe hexagonal : il n’existe qu’une vie authentique, celle du mâle adulte, 24.09.2012 ; il faut dire, en outre, qu’il détestait l’agitation des grandes villes). Puis il termine sur cet autre aphorisme « Pour dépasser l’homme, il faudra traverser le désert américain. » dont on reparlera une autre fois.
  10. Cette chronique du 28 janvier 1977 est celle mentionnée en note 1, n° 271, La « technétronique » ou les machines à explorer le temps.