Alain Besançon est, depuis longtemps pour moi, un historien et un penseur de référence. J’ai lu presque tous ses livres et beaucoup d’entre eux ont laissé en moi leur empreinte. Il m’arrive de les reprendre, notamment L’image interdite, qui est, à mes yeux, son ouvrage le plus abouti (Fayard, 1994). Mon seul désaccord sérieux – et il m’est arrivé une fois de m’en expliquer avec lui – tient à sa dénonciation d’un tolsto-dostoïeveskisme à la française où sont impliqués des gens aussi essentiels que Bloy, Bernanos et Péguy.
Je ne repousse pas d’emblée tous les motifs de son refus d’une sensibilité qui s’apparenterait à un type de gnose. Ce qu’il écrit de Tolstoï requiert mon approbation entière. Et même sur Dostoïevski, je lui reconnais plus que l’avantage de la lucidité. Il y a énormément à redire de l’imprécision théologique de ses grands romans. Sa christologie est tout ce qu’il y a de plus hasardeux. Même ce qu’on reconnaît de pure inspiration évangélique dans l’enseignement du starets Zozime est problématique : « Ce pourrait être du Swedenborg. » Hélas, ce n’est pas faux : « Dieu est incertain, la création est concurrencée par le mal, le Christ est vague, mort, impuissant et cela n’empêche pas Dostoïevski de l’aimer d’un amour enthousiaste. Comme Tolstoï, Dostoïevski propose une morale des béatitudes en rupture avec la morale commune. Le monde est trop impur pour que de son spectacle, du désir de le préserver et de le parfaire, la raison puisse tirer universellement des règles morales obligatoires. Celui qui observe rigoureusement les commandements est suspect d’une cécité morale, d’une probable hypocrisie et d’une révoltante dureté de cœur. La morale dostoïevskienne repose sur, ou plutôt consiste entièrement, dans l’amour du Christ. C’est pourquoi les commandements vétérotestamentaires sont facultatifs et les conseils évangéliques obligatoires. Porté à l’incandescence, cet amour entraîne le chrétien authentique au-delà du vrai et au-delà du bien. »
Le rapport à la vérité est d’évidence une des énigmes du dostoïevskisme et la trop célèbre formule « J’aimerais mieux être avec le Christ qu’avec la Vérité » nous entraîne à l’abîme. Alain Besançon en tire, impitoyablement, les conséquences et toute la logique du monde lui donne raison. Car cela va, nous dit-il, au-delà de l’irrationalisme slavophile : accepter à l’avance le faux au nom du Christ est un sacrifice qui signale le vrai chrétien. Accepter que celui qui a dit « »Je suis la Vérité » soit un imposteur et le suivre pour cela-même, dissocier l’amour de la vérité de l’amour du Christ, telle est l’intuition première du sur-christianisme dostoïevskien. Il y en a un autre : l’amour de l’ennemi, englobe l’amour du mal, en cet ennemi ; de même, l’amour de soi enveloppe la pitié ou l’attendrissement envers son propre péché. Ainsi se construit une communion des pécheurs qui est la véritable communion des saints. La sur-charité assume le mal et le démon lui-même. Comme l’athéisme est la voie la plus haute vers la foi parfaite, ainsi le péché est la voie vers le Salut plus haute et plus noble que la vertu. Par un obscur déplacement, ce qui, dans l’Écriture, est affirmé des pauvres, est, dans l’œuvre de Dostoïevski, affirmé des criminels. On glisse de l’anomisme à l’antinomisme déclaré, afin de surmonter la Création pénétrée de mal et de s’échapper vers le haut, vers l’idéalité » (Alain Besançon, La falsification du Bien, Julliard, 1985).
La réponse d’Henri de Lubac
Que répondre à cela ? Les textes sont difficilement parables et la cohérence qu’y met l’analyste décidément inévitable. Et pourtant, j’entends encore Olivier Clément me dire : « Il ne faut pas trop prendre au sérieux Alain Besançon. Sa haine de la Russie le rend aveugle. » Aveugle et insensible au vrai message de l’auteur des Frères Karamazov ? J’ai entendu aussi le cardinal de Lubac protester avec force contre toute cette part polémique d’Alain Besançon, dont il n’admettait pas le systématisme. Comment l’auteur du Drame de l’humanisme athée eût-il pu se retrouver dans une dénonciation aussi raide du dostoïevskisme, a fortiori de ses extensions françaises (Bernanos, Péguy…) accusées de concourir « à la confusion des langues ».
L’importance que le théologien reconnaît à Dostoïevski nous conduit à mille lieues de la charge de Besançon et il nous ouvre à tout un registre complètement abandonné par l’impitoyable pourfendeur de la gnose russe. Rouvrir les pages consacrées par le théologien au romancier, c’est entendre une autre chose, affirmée avec une étonnante radicalité : « Un prophète, oui, parce qu’il n’a pas seulement découvert à l’homme ses abîmes, mais il lui en a, en quelque sorte, ouvert de nouveaux, lui donnant comme une dimension nouvelle ; par ce qu’il a ainsi préfiguré, c’est-à-dire annoncé en le réalisant déjà, un certain état nouveau de l’humanité. Parce qu’en lui la crise de notre monde moderne s’est concentrée, comme en une cime aiguë, réduite à son essence, et parce qu’une solution s’y est vitalement esquissée, nuée lumineuse pour notre marche présente dans le désert. »
Dans le parallèle qu’il trace par la suite entre Dostoïevski et Nietzsche, le Père de Lubac précise la notion de l’expérience nouvelle accomplie par le romancier : « Il a pressenti la crise, peut-être de toutes la plus redoutable, dont Nietzsche va se faire l’annonciateur et l’ouvrier. Il l’a vécue. Il a assisté à « la mort de Dieu ». Il a vu le meurtrier prendre son élan pour une gigantesque carrière. Athéisme, idéal du surhomme : dans toutes leurs forces, il les a « réalisés » l’un et l’autre. Puis, nonobstant toutes les complicités qu’ils trouvaient en lui, très délibérément quoique non sans luttes renouvelées, il a choisi contre eux. En un sens, il a donc fait plus que prévoir et qu’ébaucher Nietzsche. Pour tout dire d’un mot, il l’a prévenu. Il a surmonté la tentation à laquelle celui-ci devait succomber. C’est ce qui donne à son œuvre, une portée exceptionnelle. »
La foi de l’auteur des Frères Karamazov est inconcevable si l’on ne comprend pas qu’elle se forme dans une lutte inexpiable contre un athéisme dont il ressent plus que quiconque la morsure. D’où cette note sur son agenda, à la veille de mourir (citée par Lubac) : « Dans toute l’Europe, on ne trouve pas d’expression aussi puissante de l’athéisme. Ce n’est donc pas comme un enfant que je crois au Christ et le confesse. C’est à travers le creuset du doute que mon Hosanna a passé. » À noter encore que les équivoques et les bizarreries signalées par Alain Besançon, le Père de Lubac, loin de les ignorer, les souligne. Mais c’est pour en donner une tout autre interprétation : « Les expériences anormales dont il jonche la trame de ses ouvrages sont des lueurs qui nous montrent l’entrée du Royaume interdit. Mais, de ce Royaume, impossible au psychologue de rien décrire. Impossible à l’homme d’y entrer naturellement. »
Par avance, le Père de Lubac avait aussi répondu à Alain Besançon quant à la non-rectitude de sa théologie : « Dostoïevski était un fils de l’orthodoxie. Les théologiens de son pays ont pu faire des réserves sur l’exactitude de ses croyances. Mais on ne saurait oublier, sans risque d’erreur grave, dans l’interprétation de son œuvre, qu’il en a respiré l’atmosphère et qu’il s’en est assimilé profondément l’esprit. » La censure orthodoxe avait interdit l’édition des « enseignements du starets Zozime » des Frères Karamazov. Besançon argue par ailleurs que l’indulgence témoignée à l’égard des hérésies dostoïevskiennes s’expliquerait par la sympathie de la hiérarchie religieuse pour son anti-révolutionnarisme et son nationalisme. Mais c’est faire bon marché d’intuitions théologiques majeures de l’écrivain, celles sur lesquelles le Père de Lubac termine Le drame de l’humanisme athée.
Première intuition, celle de la conversion totale du cœur, celle de Raskolnikov, dans Crime et châtiment et qui se rapporte à une véritable résurrection, il est vrai à peine esquissée dans le roman, mais suffisamment suggérée pour qu’on comprenne qu’elle n’est pas de l’ordre de la simple psychologie théorique ou expérimentale. C’est pourquoi, elle ne fait que se profiler et sera reprise dans Les Frères Karamazov où elle concerne entièrement la figure d’Aliocha (qui serait une transposition de celle du philosophe Vladimir Soloviev). Il est vrai que l’interprétation supérieure du théologien dissout en un instant toutes les hésitations, incertitudes et graves ambiguïtés lorsque, faisant appel à l’autorité de Clément d’Alexandrie, il établit un rapport entre « les membra disjecta des fables païennes et le corps entier du mystère chrétien ». Le courant mystique qui parcourt toute l’œuvre de Dostoïevski trouve ici son sens, qui est chrétien, et renvoie à la nouvelle naissance.
Seconde intuition : l’eschatologie qui implique l’attente, un long voyage encore, avant que la Promesse ne s’accomplisse : « Le mysticisme des Frères Karamazov est celui-même de la résurrection. Il reste eschatologique. Il est celui du quatrième Évangile, mais il est aussi celui de l’Apocalypse. Dostoïevski ne rêve pas de je ne sais quelle éternité saisie dans l’instant […] ce à quoi il aspire, c’est la suppression du temps. » Au terme du roman, il y a la certitude de la Résurrection ! Ce qui permet au Père de Lubac d’affirmer que Dostoïevski est le « prophète de l’autre vie. » « Il a vraiment touché les confins de l’homme. » On voit à quel point le désaccord avec Alain Besançon est profond.
Cette opposition est riche d’un paradoxe qui pourrait ainsi s’énoncer : plus rude est la tentation, plus forte est la remontée vers le haut. Dostoïevski accumule deux redoutables faiblesses, celle de l’incertitude philosophique et théologique, celle de la tentation de l’abîme nihiliste. Il les surmontera, non sans que leurs symptômes ne marquent son être en chemin d’une espérance certaine.
Retour à Henri Massis ?
Cette controverse m’a incité à reprendre le fameux livre d’Henri Massis, Défense de l’Occident, qui date de 1925, et qui est presque complètement oublié aujourd’hui après avoir fait la réputation internationale de l’auteur. Massis tient un langage proche de celui de Besançon et ses arguments ne sont nullement négligeables. Ne cite-t-il pas Dostoïevski lui-même dont certains propos sonnent comme un aveu confondant : « On m’objectera : le peuple russe ne connaît pas la doctrine chrétienne et il n’entend aucun prêche. Mais c’est une objection vide de sens : il sait tout, tout ce qu’il faut savoir, bien qu’il puisse échouer à un examen de catéchisme. Il s’est instruit dans les églises où, durant des siècles, il a entendu les prières, les hymnes qui valent mieux que les sermons. » Et Massis d’en tirer des conclusions peu contestables : « Aussi ne faut-il pas s’étonner que, privé depuis des siècles, par la faute de ses chefs spirituels, d’une lumière doctrinale vraiment vivifiante, laissé sans aucune ferme direction morale et religieuse, sauf en ce qui concerne l’exécution plus ou moins stricte de la partie extérieure du culte, le peuple russe est resté livré à des superstitions qui lui masquent la vraie foi, ouvrent son âme à des frayeurs morbides, à des inquiétudes irraisonnées qui l’ébranlent dangereusement. » Joseph de Maistre vient à son aide avec une terrible formule qui impressionne d’autant plus que son auteur connaissait bien la Russie pour y avoir vécu : « Il faut mieux nier le mystère que d’en abuser… les sacrements étant la vie du christianisme et le lien sensible des deux mondes, partout où l’exercice de ces pratiques sacrées ne sera pas accompagné d’un enseignement pur, indépendant et vigoureux, il entraînera d’horribles abus qui produiront à leur tour, une véritable dégradation morale. »
Une telle sévérité est-elle vraiment justifiée ? Même si elle n’est pas sans illustrations, je ne la retiens pas sans fortes réserves. La liturgie ne peut être évacuée si rapidement, avec son extraordinaire puissance de formation des sensibilités et de l’intériorité. Cette religiosité populaire n’est pas forcément superstitieuse, elle est théologale, même si on aimerait qu’elle soit confortée par une plus forte structure doctrinale.
À propos de Dostoïevski et de son attachement au peuple russe, je réitérerai qu’on ne saurait tenir pour nul le recours à un « sentiment religieux » et à une tradition qui viennent au secours d’une âme en perdition. Cela ne résout évidemment pas la grande question doctrinale sous-jacente à tant de polémiques qui se sont poursuivies jusqu’à nos jours. Par exemple, celle qui s’en prend au rationalisme théologique occidental. Massis s’y engageait résolument en son temps, et même si on le trouve trop partialement occidentaliste, il n’en soulevait pas moins des problèmes que les intéressés ne pouvaient nier. C’est Dostoïevski qui notait encore dans son Journal d’un écrivain : « Nous avons commencé notre civilisation directement par la perversion. » Et l’auteur de Défense de l’Occident d’asséner des coups difficiles à esquiver : « Point de tradition, ni de critique, d’expérience ni de prévision, rien qu’une sorte de naturisme mystique qui les prédispose à subir l’ascendant des négations les plus élémentaires. »
Sans doute. N’empêche que Fedor Dostoïevski s’est révélé aussi comme un extraordinaire révélateur des abîmes de l’athéisme et du révolutionnarisme et que ses avertissements se sont avérés prophétiques de la descente aux enfers qu’a constitué l’expérience soviétique. Même s’il ne s’agit pas, d’évidence, de prospective au sens actuel du mot… Qu’en conclure, sinon l’impossibilité d’échapper à une discussion à plusieurs voix, où toutes doivent faire entendre leur message singulier et leur part inaliénable de vérité ? Besançon fait entendre la sienne, qui ressemble beaucoup à celle de Massis, impérative et qui laisse place difficilement à la contradiction. Et j’ai laissé pour cette fois la postérité française « tolsto-dostoïevskienne ». Il est vrai que Massis eût été assez perplexe d’y retrouver ceux qu’il avait si bien connus, Péguy et Bernanos !
Et pour ce qui concerne Massis lui-même, resterait à réexaminer son concept d’Occident à l’heure de la mondialisation…