Parmi les commandements difficiles du Sermon sur la Montagne, on trouve celui commandement qui dit d’aimer ses ennemis : « Vous avez appris qu’il a été dit : ‘Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi.’ Eh bien ! moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être les fils de votre Père céleste. » (Mt. 5, 43-44)
Cela présuppose que nous ayons des ennemis. Notre Seigneur, n’étant pas, comme on le pensait à tort, le sentimentaliste qu’il était, supposait que nous aurions des ennemis, une béatitude prometteuse quand « on vous aura injuriés et persécutés, et quand, à cause de moi, on aura dit faussement toute sorte de mal contre vous. »
Bien que le Sermon soit radical, Jésus ne nous dit jamais « d’avoir des ennemis ». En partie car ce n’est pas si simple à maîtriser. St Paul nous dit pourtant que nous devons « vivre en paix avec tous, autant que possible, pour ce qui dépend de nous. » (Rom 12 :18) Cependant, St Paul termine ce chapitre en reconnaissant à juste titre du mal qui nous sera fait (v.17) et de la vengeance de Dieu en notre nom (v.19).
Vu les médisances de l’Evangile, les catholiques sont susceptibles d’avoir des ennemis, seulement si ceux-ci sont invisibles ou altèrent leur évangélisation, dans le seul but d’imiter et de soutenir les normes et les présuppositions de la société ou de leur entourage. Dans les deux cas, les catholiques sembleraient renier leur Seigneur et refuser leur héritage.
Nous recherchons la paix, nous offrons la paix et pourtant, malgré notre foi en Christ, nous aurons des ennemis. La fidélité entraîne une présence tel un signe de contradiction, même la médisance.
Pourtant, il semble douloureusement évident que beaucoup de catholiques, y compris malheureusement certains de la hiérarchie, recherchent la « paix! La paix!… Et il n’y a point de paix. » (Jer. 6,14).
Bien avant que je ne fasse partie dans l’Eglise, j’ai trouvé que la vision catholique de l’intégrité du monde était un enseignement attrayant. Ma formation antérieure m’avait enseigné une forme de réticence à propos du « monde », une forme de fidélité qui rejette ou seulement accepte difficilement les domaines de la science, de l’art, de la littérature, du sport et de la danse.
Les catholiques semblent à leur place dans ce monde, même s’ils attendent impatiemment le paradis. L’Eglise a insisté sur le fait que l’Incarnation a vraiment eu lieu. Ils prennent au sérieux les bougies et la pierre, le pain et le vin, l’eau et l’huile, les vêtements sacerdotaux et l’art. Contre cet engagement, ma compréhension passée semblait éthérée, « spirituelle », gnostique, et la réalité terrestre du catholicisme m’a impressionnée.
De la même façon, l’Eglise n’avait pas peur de l’humanité et des sciences, pour ce qu’elle en connaissait, dans les mots de Gaudium et Spes, « on veut dire que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres … toutes choses sont établies selon leur consistance, leur vérité et leur excellence propres, avec leur ordonnance et leurs lois spécifiques. » (36)
Fondamentalement, j’ai appris de l’Eglise que la grâce de l’Incarnation n’a pas détruit la nature humaine mais l’a perfectionné, l’a terminé, l’a élevé.
Pourtant, l’Eglise a insisté à juste titre sur l’autonomie de la nature ne faisait sens qu’à la lumière de la création et de la rédemption. Toute tentative de voir l’indépendance du monde comme si celui-ci ne dépendait pas de Dieu, est erronée. Comme le dit Gaudium et Spes, « l’oubli de Dieu rend opaque la créature elle-même. »
Il est vrai que Dieu a été oublié. Dans l’ouest contemporain, cette négligence n’est pas seulement passive, comme quand vous oubliez où vous vous êtes garés. Cette négligence est active : un effacement, un déchirement et un affaiblissement ; c’est un oubli volontaire et de nouveaux « dieux » demandent à ce qu’on leur fasse serment d’allégeance.
Si l’Eglise est contre quelque chose, c’est bien contre le paganisme et l’idolâtrie. Et les païens et les adorateurs d’idoles sont contre nous. Mais vous pouvez assister à la messe pendant des jours, des semaines sans entendre parler de notre ancienne et réelle répulsion contre les avilissements du paganisme. Vous pouvez y aller pendant des mois (des années ?) sans qu’on vous rappelle que nous avons été rachetés et sauvés de quelque chose et pour quelque chose.
Notre appartenance à ce monde n’est plus catholique mais bourgeoise, ne découlant pas de notre engagement vis-à-vis de l’Incarnation du Dieu parfait en tant qu’homme parfait qui restaure toutes choses en Lui-même. C’est de plus en plus une capitulation, un énervement, un malaise, une satisfaction somnolente avec nous-même et avec le monde en général. En oubliant de condamner et de damner le monde, nous n’allons même pas être en désaccord avec lui.
Quand on parle de musique, d’art, d’architecture, de prière, de fêtes et de fastes, nous avons du mal à nous reconnaître dans ce confort hasardeux. Bien pire encore, nous sommes amis avec le monde quand on parle de vie, de mort, du péché et du salut. Nous avons tendance à ne pas parler mais à dialoguer de notre histoire. Bien sûr, je ne me languis pas d’une sorte de triomphalisme naïf, mais nous pensons tous que notre vision du monde est juste, n’est-ce pas ?
Et nous pensons que le destin éternel de nos âmes et de celles de beaucoup d’autres dépend de la véracité de cette vision, n’est-ce pas ?
Ou pas ?
J’ai récemment lu le livre de prières juives, le Siddour, et j’ai feuilleté l’Alenou, qui termine les prières du matin, de l’après-midi et du soir. Une partie, le V’al Kein, dit « nous plaçons notre espérance en Toi, Yahvé, notre Dieu, afin que nous voyions bientôt la gloire de ta puissance, quand Tu supprimeras les abominations sur terre, et que les idoles seront entièrement détruites…quand toute l’humanité invoquera Ton nom, pour tourner tous les méchants vers Toi. Tous les habitants du monde se rendront compte et sauront que pour Toi, chaque genou fléchisse et chaque langue jure loyauté. »
Nous, aussi, nous attendons ce jour. (Phil 2, 10) Pourtant nous en parlons rarement, ne le proclamons pas sur tous les toits, préférant le confort flou, faible et décevant des valeurs occidentales générales, contemporaines.
Nous avons donc moins d’ennemis. Ce qui rend le commandement « aimer vos ennemis » encore plus difficile qu’il ne devrait l’être.
Jeudi 6 juillet 2017
Source : https://www.thecatholicthing.org/2017/07/06/on-having-enemies-to-love/
Photos : Parmi les païens : St Paul guérissant un paralytique à Lystra par Karel Dujardin, 1663 [Rijksmuseum, Amsterdam]
R. J. Snell est conférencier invité à Princeton Université, et l’un des directeurs du Witherspoon Institute de Princeton (New Jersey). Son dernier ouvrage est Acedia and Its Discontents : Metaphysical Boredom in an Empire of Desire (“L’acédie et ses mécontentements : l’ennui métaphysique dans un empire du Désir »)