Ahabath Israël* - France Catholique
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Funérailles catholiques : un temps de conversion
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Ahabath Israël*

Trop allemande ou trop américaine, la philosophe Hannah Arendt (1906-1975), aujourd’hui portée à l’écran, était-elle trop peu juive comme l’en ont accusé les grands noms de la communauté juive de son temps ?
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Margarethe von trotta, réalisatrice du film Hannah Arendt**, voulait que « le public arrive à la même conclusion qu’Arendt » (interview à la revue Philosophie magazine n°69 avril 2013). Elle a réussi la gageure de rendre l’effet dramatique de la controverse engendrée par le rapport sur le procès Eichmann, reportage qu’a publié le magazine New Yorker sous la signature de la philosophe, devenu un livre paru il y a cinquante ans. La cinéaste donne bien la parole aux adversaires de Arendt et a fidèlement conservé deux extraits documentaires qui nous donnent à voir Adolf Eichmann tel que l’a vu Arendt.

Alors que le livre garde aujourd’hui toute sa puissance d’interrogation sur la nature du mal chez les criminels nazis, la performance d’actrice de Barbara Sukowa convainc moins. Si l’on se réfère aux portraits de la philosophe, elle ne lui ressemble pas. Trop allemande pour le coup, elle prête le flanc à la critique de ses meilleurs amis juifs de l’époque.

En réalité, en 1961, lorsque s’ouvre le procès, quoique évoluant dans un milieu d’émigrés allemands — le film accorde une place capitale, disproportionnée par rapport à ce que l’on en savait mais sans doute vraie, à son mari, Heinrich Blücher, non-juif et ex-communiste —, elle est déjà pleinement insérée dans le milieu universitaire américain. Elle a souhaité assister à ce procès pour assumer son propre passé d’exilée, parce que, partie dès 1933, elle n’a pas connu le pire, et aussi, le film y insiste sans trop appuyer, pour comprendre son attirance amoureuse pour Heidegger, erreur de jeunesse ou péché contre l’esprit ? Elle se rend à Jérusalem comme n’importe quel correspondant étranger, elle est extérieure à ce peuple et surtout à cette nation, Israël.

Sur le fond, elle n’a pas émis d’objection au procès, à la condamnation à mort et à la pendaison de l’ancien SS par la justice israélienne. Alors où est le problème ? Il est dans la remise en cause de ce que l’on a appelé les « philosophies western » qui identifient clairement les bons et les mauvais. En bonne américaine, Hannah Arendt est surprise de ne pas trouver en Eichmann un gangster ; elle s’attendait à voir une sorte de monstre qui aurait proféré sa haine des juifs, et elle découvre un petit employé de bureau qui ne « pense » pas, un chef de gare dont le seul souci est que les trains arrivent à l’heure… à Auschwitz ! Elle se retrouve piégée par le système de défense du responsable SS. Les deux brefs extraits d’archives ne laissent pas cette impression. Les simples mimiques des lèvres d’Eichmann en disent plus long que son plaidoyer.

Arendt avait publié en 1951 une étude sur le totalitarisme, sujet qu’elle abordait en philosophe, de façon abstraite. Sa volonté d’assister à l’ouverture du procès Eichmann était pour elle le moyen de confronter sa théorie au concret. Elle aura toujours le souci de ne pas « penser » dans une tour d’ivoire (reproche adressé à Heidegger), mais au plus près de l’actualité immédiate. De là à penser que le mal n’est pas d’abord individuel mais qu’il est systémique, que c’est le système qui place les personnes en situation de commettre le mal absolu (je n’entre pas dans le débat qui a obsédé Arendt jusqu’à sa mort entre le mal radical et le mal extrême), il n’y avait qu’un pas. Essai sur la banalité du mal, son œuvre a fait l’objet d’un regrettable malentendu qui est admirablement rendu dans le film. La notion de « crime contre l’humanité », parfois trop flexible ou trop générale, ne l’a pas résolu. C’est en tant que juifs que leur extermination constitue un génocide. C’est dans des « camps » qu’elle a culminé dans l’horreur. à la faveur d’une guerre. Ce n’est pas « banal ». Le mal est certes partout et en chacun de nous. Mais ce mal-là est unique.

* Ce titre fait allusion au dialogue avec Ger­­shom Scholem, que le film transpose avec Karl Blumenfeld sur son lit de mort à Jérusalem: « Je ne perçois rien chez toi de cet « amour pour les juifs » (Ahabath Israël) » ; réponse d’Arendt : « Je n’aime que mes amis. Juive, je n’aime pas ce que je sais faire partie de ma substance ».

** Le film a été présenté dans FC n°3352.