Aujourd’hui, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a rendu son arrêt définitif dans l’affaire S. H. et autres c. Autriche (requête n° 57813/00), renversant l’arrêt précédent et décidant que l’interdiction de l’Autriche d’utiliser des dons de sperme et d’ovule pour la fécondation in vitro (FIV hétérologue) respecte la Convention européenne des droits de l’homme et plus précisément ne constitue pas une violation du droit à la vie privée et familiale (article 8 de la Convention). L’arrêt précédent, rendu par la Première Section (7 juges) le 1er avril 2010, était gravement problématique en ce qu’il sapait la famille. Il était sous-tendu par la reconnaissance d’une sorte de « droit à l’enfant » et ne respectait pas la souveraineté nationale en matière bioéthique.
La Grande Chambre, décidant par treize voix contre quatre qu’il n’y avait pas de violation de l’article 8 de la Convention, a renversé l’arrêt rendu le 1er avril 2010 par la Première Section. En outre, la Grande Chambre a décidé à l’unanimité qu’il n’était pas nécessaire d’examiner la requête sous l’angle de l’article 14 pris conjointement avec l’article 8.
Pour l’ECLJ, cet arrêt de la Grande Chambre renversant le premier arrêt est d’une importance fondamentale car il confirme que la référence à la « procréation naturelle » et à la « famille naturelle » (avec un seul père et une seule mère) comme seul modèle de régulation des techniques de procréation artificielle justifie l’interdiction de la FIV avec don de sperme ou d’ovules. Il confirme aussi que les questions morales sensibles soulevées par la FIV peuvent légitimement être prises en considération par les législateurs nationaux. L’arrêt de la Première Section avait un effet dévastateur sur l’ontologie et sur la loi : il signifiait la destruction de la famille biologique comme modèle social, ainsi que la destruction des « considérations morales » comme contrepoids légitimes à l’utilisation des biotechnologies. Cet arrêt de la Grande Chambre est publié quelques jours après une autre décision majeure en matière de bioéthique, l’arrêt de la Cour de justice de l’union européenne (la Cour de Luxembourg) dans l’affaire Brüstle c. Greenpeace, qui constitue aussi une victoire pour l’éthique en face d’une vision purement amorale et utilitariste de la science et des être humains.
Le revirement opéré par la Grande Chambre est tout-à-fait exceptionnel. La dernière fois que c’est arrivé dans une affaire sensible était dans l’affaire des crucifix (Lautsi c. Italie), tranchée par la Grande Chambre en mars 2011. Ces revirements peuvent être le signe d’une nouvelle tendance de la Cour à la retenue par rapport à l’activisme judiciaire dans les domaines idéologiques, en décidant que ces questions relèvent d’abord des législateurs nationaux. La Cour a réaffirmé le principe – oublié par la Première Section – selon lequel « la question essentielle qui se pose sur le terrain de l’article 8 n’est pas celle de savoir si le législateur aurait pu trouver une autre solution, peut-être plus équilibrée [du point de vue de la Cour], mais si en retenant la solution ici critiquée il a outrepassé la marge d’appréciation dont il jouissait au titre de cette disposition » (§ 106). Comme le rôle de la Cour est de contrôler le respect des obligations au titre de la Convention, nous nous réjouissons de cette retenue de la Cour qui s’abstient d’imposer ses propres vues politiques aux législateurs nationaux sur les sujets sensibles. Ceci est essentiel pour assurer le respect de la souveraineté des Etats, surtout dans ce genre de domaines éthiques controversés.
Les gouvernements de l’Italie1 et de l’Allemagne2 sont intervenus devant la Grands Chambre au soutien de l’Autriche. L’ECLJ a aussi été autorisé à intervenir comme tierce partie à la procédure, conduisant une intervention collective de 51 Parlementaires et 7 ONG (observations de l’ECLJ soumises le 31 janvier 2011) (document PDF téléchargeable ci-dessous).
La Grande Chambre a refusé de répondre à la question de savoir « s’il pèse sur l’Etat une obligation positive d’autoriser certaines techniques de procréation artificielle faisant appel au sperme ou aux ovules d’un tiers ». Une réponse négative aurait été inévitable. Au contraire, admettant que l’interdiction des techniques hétérologues constitue une ingérence de l’Etat dans le droit des requérants au respect de leur vie familiale, la Cour se permet d’analyser la justification de cette interdiction par rapport à d’autres intérêts sociaux, sous l’angle des « obligations négatives ».
Sur le fond, la Grande Chambre reconnaît, contrairement à la Première Section, que l’Autriche jouit d’une ample marge d’appréciation car l’emploi de la fécondation in vitro « soulève des questions morales ou éthiques délicates » (§ 94).
La Grande Chambre poursuit en reconnaissant la légitimité de la conviction du législateur autrichien selon laquelle « la procréation médicalement assistée doit demeurer aussi proche que possible de la conception naturelle, le législateur ayant notamment voulu maintenir le principe fondamental de droit civil contenu dans l’adage « mater semper certa est » (la mère est toujours certaine) en faisant en sorte que deux femmes ne puissent se disputer la maternité biologique d’un même enfant, ce afin d’éviter des conflits éventuels entre la filiation utérine et la filiation génétique au sens large » (§ 104).
La Grande Chambre reconnaît aussi que « la dissociation de la maternité entre une mère génétique et une mère utérine crée des rapports très différents de ceux qui résultent de l’adoption » (§105). La Grande Chambre contredit une nouvelle fois la Première Section et reconnaît les problèmes spécifiques provoqués par la dissociation de la maternité. Ceci s’applique également à la dissociation de la paternité due au don de sperme.
A l’opposé, la première Section avait affirmé entre autres que « des considérations d’ordre moral ou tenant à l’acceptabilité sociale des techniques en question ne sauraient justifier à elles seules l’interdiction totale de telle ou telle méthode de procréation assistée, en l’occurrence le don d’ovules » (§ 74) et que la préservation du modèle familial fondé sur « des rapports parent-enfant reposant sur un lien biologique direct » (§ 81) n’est pas une préoccupation légitime. Pour la Première Section l’Etat ne devait pas se montrer réticent à autoriser de nouvelles sortes de « relations familiales atypiques », fondées par exemple sur le contact.
Il faut aussi accueillir avec satisfaction le fait que la Cour ait accepté l’argument du gouvernement autrichien selon lequel la procréation artificielle est « un processus médical hautement technique est controversé et soulève des questions sociales et morales complexes qui ne font l’objet d’aucun consensus en Autriche et pour lesquelles il faut faire entrer en ligne de compte la dignité humaine, le bien-être des enfants ainsi conçus et la prévention des inconvénients ou des abus possibles » (§ 113).
Sur un plan plus négatif, la Grande Chambre a confirmé la position de la Section selon laquelle « le droit des couples à concevoir un enfant et à recourir pour ce faire à la procréation médicalement assistée relève également de la protection de l’article 8, pareil choix constituant une forme d’expression de la vie privée et familiale » (§ 82). L’ECLJ a argumenté et soutenu, avec le gouvernement italien, qu’il n’y a pas de « droit du couple à concevoir un enfant et à utiliser la procréation médicalement assistée » dans la Convention. Il y a seulement un droit d’essayer de concevoir un enfant ; autrement, dans un style orwellien, l’Etat aurait finalement à fournir des enfants… De plus, la Grande Chambre n’a pas pu s’empêcher de préciser au législateur autrichien que « le domaine en cause, qui paraît se trouver en perpétuelle évolution et connaît des évolutions scientifiques et juridiques particulièrement rapides, appelle un examen permanent de la part des Etats contractants » (§ 118), se substituant au législateur national.
Finalement, avec cette décision, la famille et la souveraineté des Etats en matière morale sont préservées. Dans le contexte actuel de réforme de la Cour européenne, de nombreux Etats vont apprécier que la Cour prenne ainsi ses distances de l’activisme judiciaire, ainsi que, nous pouvons l’espérer, du monopole de l’idéologie postmoderne.
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[1] Comme l’a résumé la Cour, pour le Gouvernement italien, « le droit d’une personne ou d’un couple à concevoir un enfant et à recourir à cette fin à la procréation médicalement assistée ne serait pas protégé par l’article 8 de la Convention. En conséquence, cet article n’aurait pas pour effet d’imposer aux Etats contractants l’obligation positive de mettre à la disposition des couples stériles toutes les techniques existantes dans ce domaine. En l’absence d’un consensus européen sur la question de la procréation médicalement assistée, les Etats contractants jouiraient d’une ample marge d’appréciation leur permettant de façonner leur politique en cette matière complexe et lourde de conséquences sur les plans scientifique, juridique, éthique et social. La fécondation in vitro, qui aurait un effet direct sur la vie humaine et les bases de la société, serait clairement une question très sensible, qui ne ferait l’objet d’aucun consensus en Europe. La procréation médicalement assistée serait aussi très risquée. La pratique du don de gamètes pourrait exposer les femmes économiquement défavorisées à des pressions et encourager le trafic d’ovules. Des études scientifiques auraient également fait apparaître l’existence d’un lien entre la fécondation in vitro et les naissances prématurées. Enfin, accepter que la filiation maternelle puisse être dissociée reviendrait à la remettre en cause et ébranlerait les fondements de la société » (§ 73).
[2] Comme l’a résumé la Cour, pour le Gouvernement allemand, « l’article 1 § 1 de la loi allemande sur la protection des embryons (Embryonenschutzgesetz) érige en délit le fait d’implanter dans le corps d’une femme un ovule qui n’est pas le sien. Cette disposition viserait à protéger le bien-être de l’enfant en conférant un caractère certain à l’identité de la mère. Accepter la dissociation de la filiation maternelle en une composante génétique et une composante utérine reviendrait à reconnaître que deux femmes peuvent prendre part à la conception d’un enfant et irait à l’encontre de l’un des fondements de la société, à savoir le principe selon lequel la filiation maternelle ne doit pas être ambiguë. La dissociation de la filiation maternelle serait contraire au bien-être de l’enfant en ce qu’elle jetterait le doute sur l’identité de la mère, mettant ainsi en péril le développement de la personnalité de l’enfant et entravant gravement la construction de son identité. Cette dissociation comporterait en outre le risque de voir une mère utérine qui aurait connaissance des caractéristiques génétiques de la femme dont elle a reçu les ovules imputer à celle-ci les maladies ou les handicaps pouvant affecter l’enfant et avoir à l’égard de celui-ci une réaction de rejet. Un autre conflit de nature à créer des tensions dans les relations de la mère utérine et de la mère génétique avec l’enfant pourrait survenir dans le cas où cette dernière ne parviendrait pas elle-même à concevoir un enfant par fécondation in vitro. Au vu de ce qui précède, la dissociation de la maternité représenterait une grave menace pour le bien-être des enfants, raison pour laquelle les interdictions posées par la loi sur la protection des embryons seraient justifiée » (§ 69-71).
Documents relatifs à l’affaire :
CEDH Grande Chambre, 3 novembre 2011, S. H. et autres c. Autriche
CEDH, 1re Section, 1er avril 2010, S. H. et autres c. Autriche (n° 57813/00).
CEDH décision sur l’admissibilité (en anglais) 15 novembre 2007.
Observations de l’ECLJ à la Grande Chambre
Observations écrites d’Aktion Leben : English – German
Observations écrites du groupe de 27 membres du Parlement Européen mené par M. Carlo Casini : 2e document PDF à télécharger ci-dessous.
Documents joints
- Comme l’a résumé la Cour, pour le Gouvernement italien, « le droit d’une personne ou d’un couple à concevoir un enfant et à recourir à cette fin à la procréation médicalement assistée ne serait pas protégé par l’article 8 de la Convention. En conséquence, cet article n’aurait pas pour effet d’imposer aux Etats contractants l’obligation positive de mettre à la disposition des couples stériles toutes les techniques existantes dans ce domaine. En l’absence d’un consensus européen sur la question de la procréation médicalement assistée, les Etats contractants jouiraient d’une ample marge d’appréciation leur permettant de façonner leur politique en cette matière complexe et lourde de conséquences sur les plans scientifique, juridique, éthique et social. La fécondation in vitro, qui aurait un effet direct sur la vie humaine et les bases de la société, serait clairement une question très sensible, qui ne ferait l’objet d’aucun consensus en Europe. La procréation médicalement assistée serait aussi très risquée. La pratique du don de gamètes pourrait exposer les femmes économiquement défavorisées à des pressions et encourager le trafic d’ovules. Des études scientifiques auraient également fait apparaître l’existence d’un lien entre la fécondation in vitro et les naissances prématurées. Enfin, accepter que la filiation maternelle puisse être dissociée reviendrait à la remettre en cause et ébranlerait les fondements de la société » (§ 73).
- Comme l’a résumé la Cour, pour le Gouvernement allemand, « l’article 1 § 1 de la loi allemande sur la protection des embryons (Embryonenschutzgesetz) érige en délit le fait d’implanter dans le corps d’une femme un ovule qui n’est pas le sien. Cette disposition viserait à protéger le bien-être de l’enfant en conférant un caractère certain à l’identité de la mère. Accepter la dissociation de la filiation maternelle en une composante génétique et une composante utérine reviendrait à reconnaître que deux femmes peuvent prendre part à la conception d’un enfant et irait à l’encontre de l’un des fondements de la société, à savoir le principe selon lequel la filiation maternelle ne doit pas être ambiguë. La dissociation de la filiation maternelle serait contraire au bien-être de l’enfant en ce qu’elle jetterait le doute sur l’identité de la mère, mettant ainsi en péril le développement de la personnalité de l’enfant et entravant gravement la construction de son identité. Cette dissociation comporterait en outre le risque de voir une mère utérine qui aurait connaissance des caractéristiques génétiques de la femme dont elle a reçu les ovules imputer à celle-ci les maladies ou les handicaps pouvant affecter l’enfant et avoir à l’égard de celui-ci une réaction de rejet. Un autre conflit de nature à créer des tensions dans les relations de la mère utérine et de la mère génétique avec l’enfant pourrait survenir dans le cas où cette dernière ne parviendrait pas elle-même à concevoir un enfant par fécondation in vitro. Au vu de ce qui précède, la dissociation de la maternité représenterait une grave menace pour le bien-être des enfants, raison pour laquelle les interdictions posées par la loi sur la protection des embryons seraient justifiée » (§ 69-71).
Pour aller plus loin :
- Affaire Ulrich KOCH contre Allemagne : la Cour franchit une nouvelle étape dans la création d’un droit individuel au suicide assisté.
- Cour européenne des droits de l’homme : le « droit à l’enfant par procréation artificielle » est renvoyé devant la Grande Chambre.
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- La « Legge 40 » sur l’assistance médicale à la procréation soumise à la Cour de Strasbourg.
- Incontestable la FIV ?