Ce jubilé de l’Aide à l’Église en détresse a été placé sous le signe de l’évangélisation, avec une question quelque peu provocante, qui nous oblige à une sorte d’opération vérité. Je suis heureux de prendre part à cette opération, en partageant avec vous des inquiétudes justifiées et aussi des convictions positives, que je ne peux pas séparer de la Lettre aux catholiques de France.
Les inquiétudes sont presque évidentes. Un de mes amis les exprimait il y a quelques mois en des termes sévères : « Il me semble, me disait-il, que l’Église de France est comme un immense réservoir d’énergies inemployées. »
Je comprends ce jugement, en pensant à de multiples phénomènes d’usure, de sclérose, de fatigue qui marquent ici ou là nos communautés chrétiennes.
Mais il y a plus grave : il y a cette espèce d’inertie qui semble s’emparer parfois de certains membres de l’Église. On dirait qu’ils sont frappés d’impuissance devant des évolutions négatives qui leur semblent insurmontables à cause de la culture ambiante où domine une indifférence épaisse aux réalités religieuses, avec, de temps en temps, des poussées anti-chrétiennes.
Mais, tout en partageant ces inquiétudes, je ne peux et je ne veux pas renoncer à la démarche missionnaire qui a été engagée il y a une dizaine d’années par notre Lettre aux catholiques de France et par le travail commun en vue de « proposer la foi dans la société actuelle ».
J’y renonce d’autant moins qu’il me semble toujours utile de comprendre l’inspiration de ces textes qui ont valeur d’engagement. D’autant plus qu’ils n’ont pas toujours été compris et reçus d’une manière authentique.
J’ai souffert – je ne peux le cacher – et je continue à souffrir lorsque l’on a fait dire à notre Lettre aux catholiques de France qu’il nous faudrait consentir béatement à n’être plus qu’une minorité catholique dans une nation oublieuse de ses racines chrétiennes. Ce n’est pas vrai : quand il s’agissait, dans le premier chapitre de notre Lettre, de « comprendre notre situation de catholiques dans la société actuelle », tout en reconnaissant que nous ne recouvrons plus toute la société, nous affirmions avec force que, dans cette situation éprouvante, nous sommes appelés à vérifier et à pratiquer encore davantage la dynamique de l’Évangile, c’est-à-dire l’appel de Jésus quand il demande à ses disciples d’être « le sel de la terre et la lumière du monde ». Ce qui exige de nous à la fois d’être conscients de notre différence chrétienne et de ne pas avoir peur de l’inscrire dans la trame de notre société et de notre humanité.
Et surtout, j’ai souffert et je souffre encore lorsqu’on a usé de cette Lettre comme d’un instrument d’analyse pour faire une sorte de bilan du catholicisme français à la fin du XXe siècle. Ce n’était pas d’un bilan qu’il s’agissait, mais d’un acte de discernement permettant de reconnaître et de situer les défis qui sont devant nous, en entendant bien les questions posées par notre premier rapport : « Dans les mutations actuelles de la société et de l’Église, qu’est-ce qui s’efface et qu’est-ce qui émerge ? Et comment des catholiques ont-ils de fait pris les moyens de relever les défis qui sont devant nous ? ».
Avec une intention positive fortement affirmée dans notre Lettre : « Nous tenons à être reconnus, non seulement comme des héritiers, solidaires d’une histoire nationale et religieuse, mais aussi comme des citoyens qui prennent part à la vie actuelle de la société française, qui en respectent la laïcité constitutive et qui désirent y manifester la vitalité de leur foi. ».
Bien entendu, je ne m’attarderai pas à répondre à ceux qui, ici ou là, ont estimé que l’expression de « proposition de foi » était trop timide et qu’il fallait revaloriser le terme et l’acte de l’évangélisation. Je renvoie ces critiques à la dernière partie de notre Lettre qui est une méditation sur l’évangélisation en tant qu’expérience spirituelle, avec ses deux dimensions constitutives, de profondeur et de largeur, c’est-à-dire de plongée dans le mystère de Jésus Christ mort et ressuscité et de rencontre avec notre humanité réelle pour qu’elle s’ouvre à ce mystère de Dieu dont nous vivons et dont nous portons le signe.
J’aime revenir à ces sources de la mission chrétienne à partir de l’évangile de Luc, et du premier appel que Jésus adresse à Simon Pierre : « Duc in altum ». Cette expression permet une double traduction : « Avance en eau profonde » et « Va au large ». Et j’aime relier ce double appel de l’Évangile à cette parole prophétique d’une femme de chez nous, qui fut assistante sociale dans la banlieue ouvrière et communiste de Paris, Madeleine Delbrêl, lorsqu’elle montrait que l’expérience de la petite Thérèse de Lisieux était comme un modèle pour l’évangélisation, puisque « aux missions en étendue allaient se joindre des missions en épaisseur, au fond des masses humaines, en profondeur, là où l’esprit de l’homme interroge le monde et oscille entre le mystère d’un Dieu qui le veut petit et dépouillé et le mystère du monde qui le veut grand et puissant. »
Et elle ajoutait qu’il fallait accepter de vigoureuses « consolidations missionnaires », qui ne seraient pas des « renforcements artificiels », mais une « reprise de forces vitales là où on voudra miner la foi ».
Nous y sommes : nous avons à affronter des temps nouveaux pour l’évangélisation, et face à ces exigences nouvelles de l’évangélisation, il nous est indispensable de savoir ce que nous avons à refuser et ce que nous avons à pratiquer. Ce seront les deux volets de ma réflexion.
[*Ce que nous avons
à pratiquer*]
Je voudrais repartir du double défi ou plutôt de la double résistance que je viens d’évoquer, en vertu de laquelle certains seront sans doute portés à nous dire : « Vous n’avez pas le droit d’évangéliser ! » Et cette injonction négative peut prendre deux formes.
* Première forme : « Vous êtes affaiblis, vous êtes moins nombreux ! Restez chez vous ! Restez entre vous ! Ne vous manifestez plus sur la place publique ! » Et certains catholiques, plus ou moins consciemment, sont peut être tentés d’obéir à cette injonction, en succombant à une certaine peur. Comme si la privatisation de la foi et le repliement de l’Église sur elle-même étaient inévitables !
* Deuxième forme de refus de l’évangélisation : « Vous faites partie du passé ! Votre culture est respectable, mais elle ne peut plus avoir prise sur la culture moderne ou post-moderne ! » Ou bien – forme négative, plus subtile : « Vous n’êtes qu’un groupe religieux parmi d’autres ! On ne peut pas vous accorder une position privilégiée que l’on refuserait aux autres ! »
Obéir à ces injonctions serait renoncer à une composante essentielle de l’évangélisation : son ouverture à l’universel qui a sa source dans l’appel de Jésus : « Allez ! De toutes les nations faites des disciples ! Et apprenez-leur à garder tous mes commandements ! »
Je ne vais pas me risquer ici à évoquer l’antagonisme idéologique, relativement courant au XIXe siècle, entre le droit de Dieu et les droits de l’homme. Un long détour serait à cet égard nécessaire pour montrer qu’entre les deux, il n’y a pas antagonisme, mais inclusion. Et il faudrait montrer aussi que la modernité qui se dit émancipée de la Tradition chrétienne plonge en réalité ses racines dans cette Tradition. Lisez à ce sujet le dernier livre de Jean Claude Guillbaud Comment je suis redevenu chrétien. Vous verrez comment cet homme reconnaît la pertinence fondamentale, intellectuelle, du christianisme, en montrant que la plupart des grands concepts de la modernité s’enracinent dans la Révélation judéo- chrétienne, en particulier le sens de la personne humaine et de sa dignité, la conception du temps ouvert en avant à l’espérance et la désacralisation du cosmos.
Je voudrais me tenir sur un terrain plus pratique et fonder notre droit à évangéliser sur l’universalisme de la Révélation et de la foi chrétienne. Je voudrais montrer que l’évangélisation est inséparable des questions de vie et de mort qui habitent notre humanité commune et aussi des finalités relatives au présent et à l’avenir de notre société.
Notre droit à évangéliser, nous pouvons le pratiquer de façon raisonnable à la fois de l’intérieur de notre humanité commune et de l’intérieur de notre société, sans oublier que le travail d’évangélisation a toujours aussi la forme d’un combat qui est celui-là même de Jésus dans sa mission de Sauveur.
1. Des questions de vie et de mort
L’évangélisation liée aux questions de vie et de mort dont nous sommes porteurs, j’en fais l’expérience dans mon ministère d’évêque, en particulier à travers mes rencontres avec des jeunes. Ces garçons et ces filles de 14 à 18 ans, à qui je donne le sacrement de confirmation, m’écrivent des lettres personnelles. Je leur suggère un schéma simple : « Qu’est-ce que vous aimez dans la vie ? Qu’est-ce qui vous préoccupe ou vous inquiète ? Quelles sont vos raisons d’être chrétiens et de recevoir le don de l’Esprit Saint ? »
J’ai appris depuis des années à déchiffrer dans ces lettres, non plus les fautes d’orthographe, mais des questions qui touchent à la grammaire élémentaire de l’existence humaine, des questions de vie et de mort. Je les traduis à ma manière : « Pourquoi vivre ? Pourquoi ne pas se donner la mort ? Pourquoi aimer la vie quand elle est difficile ? A qui faire confiance quand on désire aimer et être aimé ? Comment discerner le bien du mal ? Comment prier ? Comment aller à la découverte de Dieu ? Comment connaître le Christ ? »
J’atteste que ces jeunes sont capables d’accueillir la Révélation chrétienne de Dieu, l’Évangile du Christ sur ce terrain d’humanité commune. D’autant plus qu’ils sont souvent plus libres que des adultes pour exprimer leurs attentes profondes de vérité, de vie et d’amour.
Cela s’appelle l’évangélisation ordinaire, parce qu’elle passe par la vie ordinaire de l’Église, et en particulier par la préparation aux sacrements de l’initiation chrétienne, baptême, confirmation, Eucharistie, et aussi la préparation au mariage. Alors s’établit cette relation étonnante qui est au cœur de notre foi : le Don de Dieu vient répondre à ces attentes humaines profondes. A une condition : que nous soyons nous-mêmes capables d’accueillir ces personnes non pas comme des clients, mais comme des enfants de Dieu en quête de reconnaissance et de vie véritable.
2. Les finalités de notre société
Mais ces questions personnelles de vie et de mort ne sont pas les seules à manifester cet universalisme chrétien qui fonde notre droit à évangéliser. Le travail de l’évangélisation ordinaire s’accomplit aussi sur la place publique, en particulier quand il nous est donné de rencontrer des hommes et des femmes chargés de responsabilités sociales ou politiques à divers niveaux.
Il est alors assez facile de s’entendre sur quelques banalités généreuses, en constatant que nous refusons ensemble la violence, l’insécurité et l’injustice. Mais quand vient à se poser la question plus sensible « Que voulons-nous vraiment pour notre société ? » Alors nous sommes renvoyés aux ressources de notre conscience personnelle, tout en restant sur le terrain de notre humanité commune : « Où trouver la force de résister au relativisme ambiant qui dévalorise le langage de l’effort et de l’engagement durable ? Au nom de quoi lutter contre tout ce qui déshumanise notre existence ? Pourquoi oser dire que les logiques quantitatives ne sont pas les seules à déterminer l’avenir de notre humanité, mais qu’il y a une autre logique, celle du respect intégral des personnes, dont il est vital de reconnaître l’importance, aussi bien pour l’embryon dans le ventre de sa mère, que pour la personne âgée ou gravement malade en fin de vie, ou pour des hommes et des femmes menacés d’être manipulés comme des objets ou des pions en fonction des performances de la technique ou des lois d’un marché sans contrôle ? ».
L’évangélisation passe par ces questions proprement politiques qui concernent le bien commun de notre société. Personne ne peut s’étonner que nous ayons dans ce domaine un message à faire entendre, ce message qui relie étroitement la Révélation de Dieu et la reconnaissance de la dignité inaliénable et irréductible de toute personne humaine.
Si jamais nous doutions de la pertinence de notre foi dans ces domaines si sensibles, des penseurs qui ne partagent pas cette foi, comme Marcel Gauchet, viendraient nous obliger à relever ces défis politiques, en nous recommandant de pratiquer un « civisme chrétien », qui ne soit pas un cléricalisme de droite ou de gauche, mais qui cherche vraiment à « proposer une vision de l’ensemble social conforme aux valeurs religieuses, mais qui soit respectueuse, simultanément du caractère non religieux de cet ensemble » (M. Gauchet, Un monde désenchanté ?, Paris, 2004, p. 243).
Ces intuitions de Marcel Gauchet rejoignent les réflexions que faisait il y a quelques années Joseph Ratzinger en évoquant « la signification des valeurs religieuses et morales dans la société pluraliste » (J. Ratzinger, Valeurs pour un temps de crise, Paris, 2005, p. 24-49). Et le futur pape soulignait alors les limites constitutives de l’État, « qui n’est pas lui-même source de vérité et de morale » et qui « doit par conséquent prendre ailleurs qu’en lui-même la mesure qui lui est indispensable en matière de connaissance et de vérité concernant le bien » (ibid., p. 44-45). Mais ces limites constitutives de l’État démocratique ne doivent pas s’accompagner d’un empiètement de l’Église qui « ne doit pas s’élever elle-même au rang d’État ou d’organe de pouvoir agissant en son sein ou au-dessus de lui. Sinon, elle devient elle-même État, et forme ainsi un État absolu, alors qu’elle devrait précisément l’exclure. » (ibid., p. 46).
Mais ce refus de tout empiètement de l’Église s’accompagne d’une exigence intérieure qui est aussi une manière de relever le défi politique des finalités de notre société : « L’Église doit rassembler toutes ses forces pour que puisse briller en elle cette vérité nouvelle qu’elle offre à l’État et qui doit être compréhensible pour ses citoyens. Ce n’est que si cette vérité est effective en elle-même et façonne les hommes qu’elle pourra en convaincre d’autres et devenir une force pour l’ensemble des hommes (ibid. p. 47).
Autrement dit, nous ne pouvons évangéliser notre société démocratique qu’au prix d’un double engagement : en nous inscrivant résolument à l’intérieur de cette société, en participant aux délibérations collectives concernant ses finalités, mais aussi en prenant nous-mêmes, en tant que baptisés, les moyens de vivre notre spécificité chrétienne, avec la conviction qu’elle est offerte à tous, même à ceux qui ne la comprennent pas, ou qui la refusent.
L’expression « spécificité chrétienne » n’est pas une formule facile. C’est une manière de dire que nous ne pouvons pas évangéliser vraiment, ni exercer vraiment notre droit à évangéliser, qu’en étant personnellement liés à la personne même de Jésus quand il vient lui-même « chercher et sauver ce qui était perdu », comme il le dit chez Zachée le publicain (cf. Luc 19, 10).
Comme la mission de Jésus, le travail de l’évangélisation inclut un combat intérieur. Si nous acceptons, comme l’a écrit d’une manière superbe Madeleine Delbrêl, à devenir « responsables du monde devant Dieu », alors, nous ne serons pas dispensés de payer le prix de cette responsabilité. Et ce prix, c’est le combat qui va s’inscrire en nous : le combat même du Christ, quand il vient révéler au monde l’ouverture infinie du Père et qu’il fait face aux logiques du monde qui refusent cette ouverture.
C’est clair ou ce devrait être clair : l’évangélisation n’est pas une stratégie, quelle qu’elle soit, mais un combat lié à la Passion et à la Pâque de Jésus, au mystère de la Croix. Je ne sais pas si Madeleine Delbrêl sera un jour proclamée bienheureuse. Mais ce dont je suis sûr, c’est qu’elle a su dire, à sa manière, radicale comme la passion de Jésus, ce qui justifie en dernière instance, notre droit à évangéliser : « Ne pas tout faire, chacun à sa place, quand on est chrétien, pour que l’Évangile du Christ soit annoncé, c’est le voler, c’est voler son sang, car c’est à prix de sang qu’il a saisi de force, pour la terre entière jusqu’à ses extrémités – pour toujours – tous les jours, jusqu’à la fin du monde, son droit à prendre la parole. Mais ce ne serait pas seulement le trahir, Lui. Car depuis son procès, il continue à parler, à annoncer son Évangile, à des hommes qui vivent la même vie que lui, à travers nous, les chrétiens…
Toutes ces morts, toutes ces vies qui lui ont été données par des hommes et des femmes, siècle après siècle, continuent à dire ce que c’est vraiment que d’être chrétien. Nous les trahirions toutes, en ne profitant pas de ce surcroît de droit à la parole que la violence paie, mais à condition que la violence passe sur nous. L’apostolat est pour nous le droit à la parole, même si dans certains cas, nous devons faire parler le silence. » (Madeleine Delbrêl, Ville marxiste, terre de mission, Paris, éditions Nouvelle Cité, 1995, p. 201).
Je suis sûr que, chacun de nous, à sa place, avec son expérience, ses souffrances, ses luttes et sa foi au Christ, peut comprendre ce langage de vérité.
Claude DAGENS
Pour aller plus loin :
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- 02 - Chapitre II - Extension de l'évangélisation de rue
- LE MINISTERE DE MGR GHIKA EN ROUMANIE (1940 – 1954)
- La France et le cœur de Jésus et Marie
- Vladimir Ghika : le contexte politique avant la guerre de 1914-1918