A qui appartenons-nous ? Si vous êtes marié, à votre conjoint. Si vous êtes chrétien, au Christ. Comme créature, à Dieu. Nous sommes ses brebis après tout, le troupeau qu’il conduit. Si vous étiez esclave, vous appartiendriez à votre maître.
Si vous êtes passionnément amoureux, alors vous appartenez à votre bien-aimé ou bien-aimée, à la manière d’un esclave. Totus tuus était la devise du pape Saint Jean-Paul II, suivant Saint Louis Grignon de Monfort : « je suis entièrement à toi et tout ce qui est à moi est à toi ». Et ainsi quelqu’un qui aime Marie avec un amour aussi ardent est pas conséquent à elle.
Mais appartenons-nous à quelqu’un d’autre ? Devrions-nous ? Diriez-vous que vous l’êtes ?
On pourrait admettre que lorsqu’une personne est reliée à une autre d’une façon quelconque, alors, au sens dérivé, elle appartient à cette personne. Par exemple, si je suis le frère de quelqu’un, alors je suis son frère et au sens dérivé, je suis sien. Mais il n’y a pas de fin à cette sorte d’appartenance. A savoir : si je suis le plombier de quelqu’un, alors je suis son plombier, et au sens dérivé je suis sien. Nous cherchons une signification plus précise. Dans cette signification précise, dans laquelle quelqu’un est pour ainsi dire entièrement à quelqu’un d’autre – il semble qu’on en trouve peu.
Et qu’il ne puisse en être autrement. « Rappelez-vous que le cœur est un traître. Verrouillez-le avec sept verrous » écrivait Saint Josemaria Escriva. On peut interpréter cela en disant que on ne devrait parler en toute confiance qu’à très peu de gens.Déchargez votre cœur uniquement auprès d’un ou deux de vos amis les plus fiables, comme l’indique la sagesse venue du fond des âges. Certainement, selon cette ligne, vous ne vous diriez « vôtre » au sens strict à qui que ce soit en dehors de ceux qu’on vient de mentionner.
Et pourtant nous faisons cela communément dans les formules de politesse clôturant la correspondance. Nous écrivons par exemple « sincèrement vôtre » – formule qui n’était guère utilisée avant 1950. Mais avant c’était « affectueusement vôtre » ou « fidèlement vôtre ». Ou communément on écrit simplement « vôtre ». Le Dictionnaire d’Oxford atteste que « vôtre » comme formule de politesse clôturant une lettre remonte à 500 ans.
Mais n’est-il pas absurde de dire que vous appartenez entièrement à quelqu’un parce que vous lui avez écrit une lettre ?
J’ai vu affirmer que la formule de politesse « vôtre » […] était une abrévation pour « votre serviteur ». Si c’est vrai, cela devrait résoudre à moitié le problème. Ou ne fait que le reporter parce que pourquoi écrire une lettre à quelqu’un ferait de vous son serviteur ? Quoi qu’il en soit, l’affirmation semble fausse. […]
Les abréviations que l’on trouve sont différentes. Il était autrefois habituel de finir une lettre par « votre plus humble et obéissant serviteur ». Cette formule d’adieu a connu son apogée au 18e siècle et était la formule favorite de George Washington. Elle représentait le nec plus ultra de la politesse et du raffinement. […] En 1883, dans son livre « L’art de la correspondance », John Staples Locke pouvait conseiller d’utiliser cette phrase comme prise de congé uniquement dans les « courriers officiels ». De fait, la lettre de Winston Churchill du 8 décembre 1941 à l’ambassadeur du Japon, déclarant que le Royaume Uni se considérait désormais comme en guerre avec le Japon était signée comme suit : « j’ai l’honneur d’être, monsieur, avec la plus haute considération, votre obéissant serviteur, Winston S. Churchill ». Une déclaration de guerre vraiment polie.
Mais cette phrase « votre plus humble et obéissant serviteur » précède de plusieurs siècles « vôtre » comme formule d’adieux. Elle était utilisée en latin et procure un indice. […]
Ce sur quoi je veux attirer votre attention est la façon dont la chrétienté a fonctionné. Jésus a lavé les pieds de ses disciples à la manière du serviteur le plus humble et a enseigné : « si moi, votre Seigneur et maître ai lavé vos pieds, vous devez de même vous laver les pieds les uns aux autres. Car je vous ai donné un exemple afin que vous fassiez de même » (Jean 13:14-15)
Dans cet esprit, Saint Paul enseignait : « ne faites rien par égoïsme ou vanité, mais dans l’humilité considérez les autres comme meilleurs que vous. Que chacun de vous ne voit pas uniquement ses propres intérêts mais également les intérêts des autres. Ayez parmi vous cet esprit qui était dans le Christ Jésus, Lui qui, bien qu’étant de condition divine, n’a pas considéré l’égalité avec Dieu comme étant une chose à accaparer, au contraire il s’est dépouillé lui-même, prenant la condition d’un serviteur, étant né semblable aux hommes » (Philippiens 2:3-7).
Donc, quand vous signez « vôtre » ou « bien à vous », vous évoquez ce point de vue sans le savoir. Vous dites que vous appartenez à la personne à qui vous écrivez parce que vous vous regardez comme appartenant à chacun à la manière d’un « très humble et obéissant serviteur », sur le modèle du Seigneur.
Ce n’était pas une coïncidence si le siècle qui s’enorgueillissait d’affirmer pleinement, comme si c’était la première fois, les droits et la dignité de la personne humaine comme libre et égale aux autres, soutenait également que la politesse oblige chacun à s’adresser à une autre personne de la façon dont un serviteur s’adresse à son maître. Le christianisme a autrefois enseigné que la revendication d’égalité devait se détériorer en une affirmation destructive « d’ autonomie » si nous ne faisions pas le choix de nous mettre avec humilité au service les uns des autres. « Vôtre » et « vôtre dans le Christ », c’est la même chose.