Le 26 octobre, se tient la première réunion doctrinale des experts du Vatican avec ceux de la Fraternité St-Pie X. Nous saisissons l’occasion pour publier à nouveau un extrait du Journal de Gérard Leclerc à propos du fameux cardinal Billot, article qui a été très peu consulté jusqu’à présent malgré son intérêt manifeste…
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3 AOÛT 2009
La rédaction très rapide de mon petit livre Rome et les lefebvristes en juillet me donne rétrospectivement quelques suées froides. J’ai déjà confié ici même mes scrupules. J’y reviens. Tout d’abord, j’ai voulu faire un essai bref, clair, afin de fournir à un public pas toujours bien informé l’essentiel d’une controverse doctrinale dans son déroulement historique. L’ouvrage aurait pu aisément quintupler de volume, si j’avais voulu assortir toutes mes affirmations des preuves nécessaires ou des dossiers correspondants. De ce point de vue, il y a quelque paradoxe à l’avoir dédié à Émile Poulat, maître-historien, qui n’a jamais publié que des ouvrages scientifiques, nourris de citations et fondés sur de longues argumentations. J’ai préféré – et d’ailleurs on me l’avait demandé – une sorte de récit linéaire qui suit le fil directeur de la controverse et se réduit même à le dévider.
Toutefois, je n’aurais pas fourni ce travail qui ressemble à un compendium, si je n’avais accumulé, au long des années, un matériau conséquent, et si je n’avais vécu moi-même avec une certaine intensité les événements que j’ai rapportés et les débats auxquels je me réfère. Cependant, je ne puis me déprendre d’une certaine insatisfaction que je voudrais compenser par quelques compléments d’information, ne serait-ce qu’en profitant des objections qui ne manqueront pas de m’être opposées. Faudra-t-il revenir sur le thomisme romain, l’influence prédominante du cardinal Billot et de son école ? Peut-être, mais il faudrait du temps, se renseigner à bonne source, s’il existe encore aujourd’hui des disciples tributaires de ce courant. Peut-être faudrait-il tout d’abord se remettre dans la situation d’un homme – Louis Billot – né en 1846, comprendre qu’en 1900 il a déjà 54 ans. Je lis la notice qui lui est consacrée dans l’encyclopédie Catholicisme et je me rends compte que c’est probablement une erreur d’en faire un contemporain de Blondel, de Sangnier, de Maurras qui sont nés une vingtaine d’années après lui. L’homme qui a déposé la pourpre en 1927 vient du cœur du XIXe siècle religieux. Sa formation intellectuelle, sa sensibilité se sont élaborées dans un monde antérieur aux problématiques apparues au tournant du XIXe et du XXe. Ce décalage explique sans doute beaucoup de choses.
Par ailleurs, il ne faudrait pas le sous-estimer. Ses écrits, ses cours constituent une masse impressionnante. Le père Lebreton loue son œuvre en des termes qui dépassent l’estime courtoise : « Le P. Billot est parmi les plus fervents disciples de S. Thomas ; ce qu’il reçoit du maître, ce ne sont pas des conclusions qu’il répète, ce sont des idées maîtresses qui éclairent sa marche, des principes féconds qu’il pénètre et développe avec une rare puissance d’intuition ; sous cet aspect, il dépasse un de ses grands devanciers, avec lequel il a d’ailleurs bien des traits communs, Franzelin ; mais la recherche positive est chez lui moins riche et moins personnelle. » En d’autres termes, il fait partie des plus grands parmi les théologiens romains. Sa puissance spéculative l’a désigné comme un maître, repéré et promu par Léon XIII. L’ensemble de ses écrits forme une somme complète en théologie, qui a certainement assuré à plusieurs générations une synthèse doctrinale appréciable. Dans son article de Catholicisme, J. Lebreton signale aussi deux séries d’articles parus dans la revue Études, l’une sur la Parousie qui s’oppose à une thèse moderniste présentant comme une illusion la foi de l’Église primitive dans le retour du Christ. L’autre concerne le Salut des infidèles et reçoit une appréciation négative de l’auteur de la note. Billot y professerait une vision très pessimiste sur la possibilité d’arriver, chez les infidèles, « à la notion du vrai Dieu et de la loi ». Je ne sais si ce pessimisme rejoint les préventions traditionalistes à l’égard du dialogue inter-religieux et des mérites que reconnaît Nostra Aetate aux religions non chrétiennes. Mais c’est une direction à explorer.
J’en viens à la délicate question de la remise en cause de la pensée du cardinal Billot et de la théologie romaine en général. Faut-il regretter qu’en matière théologique aussi les confrontations tournent presque nécessairement à la polémique ? Ce serait plutôt vain. C’est dans l’ordre des choses humaines. Et puis il y a des motifs sérieux pour que les désaccords se radicalisent. Le principal d’entre eux, au début du XXe siècle, résidait dans la menace moderniste. Qui paraissait seulement participer de nouveaux questionnements en théologie, en exégèse, en histoire, en philosophie même, était suspect de complaisance aux thèses de l’adversaire. J’en sais quelque chose. Mon oncle, étudiant au séminaire académique de Lille au début du XXe siècle – il sera ordonné prêtre en 1917 dans la chapelle du séminaire, en présence d’une cousine, seule représentante de la famille – fut accusé de modernisme par son supérieur. Ce qui était hautement fantaisiste. Son crime ? Avoir été marqué par les enseignements du Père Pierre Rousselot, auteur d’une thèse fameuse sur « l’intellectualisme de Saint Thomas ». Il se défendit énergiquement, en répondant que cette accusation lui était insupportable et qu’il était capable de réciter par cœur l’encyclique Pascendi de Pie X condamnant le dit modernisme. Les choses en restèrent là. Mais on devine le climat !
C’est ce climat qui explique en grande partie les difficultés de ceux qui ont voulu renouveler et approfondir la réflexion théologique dans la première partie du XXe siècle. Dès le départ, on les soupçonne de déviationnisme et de complaisance avec l’hérésie condamnée par Pie X. Il est vrai qu’ils sont en décalage par rapport à la théologie romaine de l’époque, mais ce n’est pas par parti pris idéologique. C’est pour répondre à l’exigence même de la foi, de l’intelligence de la foi.
Le tome 2 de la grande biographie du Père de Lubac, écrite par le Père Georges Chantraine pour les éditions du Cerf, donne à ce sujet des renseignements extrêmement précieux. On voit comment une pensée théologique originale a pris son essor, mais aussi en raison de quoi elle s’est formée. Dès le départ, c’est-à-dire les années d’études philosophiques et théologiques dans les maisons de la Compagnie le futur auteur de Surnaturel et ses amis proches, Fessard, Montcheuil, Hamel, tente de remédier aux graves déficiences de l’enseignement qui leur est dispensé. À noter que leurs professeurs, tel Pedro Descoqs sont suaréziens, et non thomistes. Pour ces jeunes religieux, il s’agit de prendre la foi au sérieux, et pour cela de mener les recherches les plus exigeantes afin de rendre compte de sa substance et pouvoir la communiquer à leurs contemporains. Il n’y a chez eux nulle complaisance pour se laisser aller aux systèmes du jour. Leur seul souci est de répondre, avec les meilleures armes intellectuelles, aux provocations pour les retourner en faveur du message chrétien. Loin de dédaigner la Tradition, ils s’emploient à en avoir la compréhension la plus complète : « Ma préoccupation la plus grande, pendant mes quelques années de théologie, a été précisément (surtout à la suite des PP. Delaye et Huby) d’étudier la Tradition, selon la méthode la plus compréhensive, afin de ne rien perdre de ses richesses authentiques. » (le jeune Lubac à son provincial, 15 août 1928).
7 août
Le second tome du Lubac par Chantraine confirme d’évidence le décrochage théologique qui explique l’incompréhension ultérieure par certains de la « nouvelle théologie ». Le nom du cardinal Billot, comme celui du Père Garrigou-Lagrange y sont cités à plusieurs reprises de façon négative. Ainsi Billot est-il de ceux qui s’opposent à la remise en cause de l’authenticité mosaïque du Pentateuque. Cela à rebours des évidences de la recherche exégétique. Il est également contré par l’intermédiaire de Rousselot et de Grandmaison à propos de la foi (cf. le célèbre article du Père Rousselot sur « les yeux de la foi »). Billot, comme Tonquédec et Pedro Descoqs serait d’Action Française. Le père Chantraine écrit même « ouvertement maurrassien ». Là-dessus, il y aurait lieu d’exercer un certain discernement à propos des querelles politico-religieuses de l’époque, car les choses ne sont pas si claires que cela. La vraie question est celle du post-modernisme, avec les difficultés pour sortir de la crise par le haut, et en répondant aux objections de façon directe. (« Sauf quelques rares unités comme le père Léonce [de Grandmaison], on n’a pas tiré de la crise moderniste les leçons qu’elle comportait ; on est plus rebelle que jamais à les tirer. ») Lubac a supporté, jusqu’à la nausée, le refus d’une vraie réflexion à laquelle s’opposaient des préventions sans portée et des accusations absurdes. Rousselot suspect, Blondel moderniste… (« mais pourquoi oppose-t-on aujourd’hui des auteurs tels que Blondel ou Paliard, comme « modernes » à la « pensée traditionnelle » ? Il faudrait plutôt voir en eux des représentants contemporains de la tradition catholique, qui, dans le domaine de la philosophie s’oppose aux doctrines d’erreurs. »)
Il arrive ainsi que les théologiens qui sortent des ornières d’un pseudo thomisme se montrent plus orthodoxes que les maîtres qu’ils critiquent. (« les doctrines étranges de Garrigou et de Billot sur la foi »). C’est ainsi que s’est dessinée, formée la pensée des futurs maîtres, avec l’enthousiasme que leur confèrent la quête de Dieu et l’investigation de la Révélation dans une fidélité très pure à l’Église et à la Tradition. (« …maintien absolu, sans souffrir rien qui risque de le faire dévier du pur sentiment religieux, contre tout orgueil et tout naturalisme ; traduction de ce sentiment par un amour filial envers Dieu le Père, une vraie amitié avec N.S., une sérénité habituelle de pensée et une joie d’être enfant de l’Église qui sont une marque de la confiance d’en l’Esprit Saint. Avec cela et à condition de ne pas oublier sa condition de pécheur, je crois qu’on peut sans plus d’embarras déployer ses ailes ! »)
10 août
Dans son Mémoire sur l’occasion de mes écrits, le cardinal de Lubac ne dit pas grand-chose sur le Concile lui-même. Il faudra attendre la publication de ses « carnets » pour qu’on sache enfin quels étaient ses sentiments, ses réactions, ses jugements, pendant les sessions de Vatican II. Mais c’est encore dans son Entretien autour de Vatican II publié par France Catholique et Le Cerf en 1985 (et que le Cerf vient de réimprimer) qu’il a le plus simplement et les plus directement confié comment il avait vécu le concile. J’ai relu cet entretien qui avait été à l’origine recueilli par Angelo Scola, l’actuel patriarche de Venise, dans le but de mieux circonscrire le choc de culture théologique qui s’était produit et avait conduit une personnalité comme Marcel Lefebvre à s’opposer au courant conciliaire dominant.
C’est avec beaucoup de sagesse que le cardinal s’exprime et sans aucune enflure polémique. Mais on a rarement dit avec autant d’exactitude la nature d’un désaccord initial, que le théologien perçoit au sein de la commission théologique préparatoire : « À mesure que les travaux se précisaient, je sentais venir la catastrophe (…). les schémas que l’on préparait respectaient les règles d’une scolastique rigide et formelle, et procédaient d’un souci presque exclusif de défense ; manquant de discernement, ils tendaient à condamner tout ce qui ne s’ajustait pas exactement à cette perspective, parfois plus moderne en réalité que vraiment traditionnelle. Dès le début, le Concile a montré qu’il n’avaliserait pas une telle mentalité. Comment aurait-on pu se livrer à cette doctrine dépendant trop des manuels de l’époque ? »
Mais, selon le cardinal, l’amplification médiatique qui va être donnée à la réelle rupture accomplie au début du Concile, va en falsifier l’esprit et souvent rendre inintelligible le travail qui va suivre. Il en fait la démonstration à propos de la constitution Lumen Gentium dont l’enseignement a, très souvent, été exposé à contre-sens. La contestation lefebvriste a largement été conditionnée par le para-concile et les polémiques qu’il a alimentées. Mais il faut revenir à la cause première du désaccord qui est de nature théologique. La récusation des premiers schémas, trop scolastiques, trop négatifs, met en évidence une différence de culture intellectuelle, et même spirituelle. Pour comprendre la nature du dissentiment, il faut aussi revenir aux querelles de l’immédiat après-guerre rappelées dans cet entretien. Querelles sur la nouvelle théologie, le retour aux sources, le néo-thomisme, le surnaturel… qui sont mêlées de phantasmes de suspicions sur de prétendues pensées cachées.
C’est quand même extraordinaire ! C’est simplement humain… Depuis les origines du christianisme les grandes querelles doctrinales n’ont jamais été exemptes de la contamination des passions humaines. La période conciliaire n’a pas échappé à la règle et ce qui l’avait précédée a largement contribué à une montée passionnelle d’une intensité rare. Henri de Lubac montre une lucidité, qui n’est guère commune à ce propos : « Dans l’histoire de l’Église, les querelles théologiques ont été souvent vives, et plus d’une fois embrouillées. Pour comprendre quelque chose à celle-là, il faudrait rappeler (je parle surtout pour la France) les principaux événements de notre histoire politique et religieuse au début du siècle, puis dans l’entre-deux guerres ; il y eut ensuite les violents remous du temps de l’Occupation et leurs suites ; des excès désordonnés de paroles et de comportements de côté et d’autre, surtout parmi les jeunes plus ou moins déboussolés par leurs conditions anormales et même tragiques d’existence, etc. Ce que j’en ai vu (mais dans mon rayon visuel, c’était chose rare) m’affligeait. »
L’affaire de la nouvelle théologie correspond pour une bonne part à une projection imaginaire où l’on croit percevoir un complot, en fait tout à fait mythique, une menace pour la foi. On objectera que l’époque est conflictuelle, avec la guerre froide, la montée du progressisme chrétien, les déchirements des guerres d’Indochine et d’Algérie. Les causes s’entremêlent, on ne voit pas toujours que les positions politiques sont plus complexes que les clivages binaires. Le cardinal de Lubac, avec le recul du temps (1985), pose une question intéressante, car inattendue et qui peut déstabiliser ceux qui se croient impeccables dans leur posture anti-moderniste et anti-progressiste : « le paradoxe est d’autant plus fort que ces théologiens si soupçonneux semblent (à en juger par leurs écrits) s’être fort peu préoccupés des grands courants anti-catholiques qui exerçaient des ravages. Je laisse à d’autres le soin d’éclaircir ce point d’histoire dont je ne peux rien dire. »
14 août
Me serais-je trompé à propos du séminaire français du Père Le Floch ? Je donne trop l’impression que les anciens de Sancta-Chiara auraient été unanimes autour de leurs supérieurs ? Il faudrait apporter quelques précisions. Il est vrai que des séminaristes comme Garonne, Guerry, Johan (peut-être Elchinger et quelques autres) ont été attachés à la figure d’un religieux qui a marqué tous ceux qui sont passés par le séminaire. Mais au moment du processus qui aboutit à la condamnation de l’Action Française, un clivage s’établit, sensible jusque dans la cour de Sancta Chiara. Un groupe minoritaire se sépare du supérieur et se trouve par lui mal considéré. La disgrâce d’Henri Le Floch aura des effets pour l’Église de France dans la suite. Ma thèse est donc confirmée. C’est bien dans la ligne théologique du séminaire français des années 20 que s’inscrira la révolte de Mgr Marcel Lefebvre. Avec cette restriction importante que nul ne sait comment Henri Le Floch aurait réagi dans le climat de Vatican II et de la crise qui a suivi. Après tout, ses disciples de la revue La Pensée catholique n’ont jamais cautionné la dissidence d’Écône. Or il avait bel et bien appuyé la fondation de cette revue.
Sur le séminaire français de Rome et le Père Le Floch, il convient de se référer à la thèse de Paul Airiau qui n’a pas encore été, malheureusement, éditée. On trouve, toutefois, un article de lui dans un ouvrage collectif, 150 ans au cœur de Rome. Le séminaire Français 1853-2003. (Karthala). Beaucoup de contributions tournent autour de notre sujet, notamment celle de Mgr Claude Dagens, qui pose des questions intéressantes, à partir de la constitution conciliaire Lumen Gentium : « Affirmer aussi fortement le caractère sacramentel de l’Église oblige à relativiser d’autres éléments qui la constituent. En particulier ses déterminations juridiques et son action au sein des sociétés humaines. Peut-on vraiment comprendre le mystère de l’Église si l’on accorde une importance déterminante à la défense de ses droits et si l’on considère que l’Église est plus ou moins comparable à une organisation politique et sociale dont on pourrait mesurer l’influence et l’efficacité ? En appartenant à l’Église, on n’a pas à choisir entre l’intransigeance et le libéralisme, entre la défense religieuse et l’accommodement au monde. Il s’agit de reconnaître et d’accepter l’Église non comme un bloc opposé à d’autres blocs, mais comme le corps du Christ animé l’Esprit Saint. Ce n’est pas une question d’optique politique. C’est une question radicale de foi. »
Je crois que cette interprétation est largement pertinente, mais qu’on peut lui faire aussi quelques objections, du point de vue de l’incarnation institutionnelle. Par ailleurs, je crains qu’elle ne désarme pas les objections traditionalistes, qui entendent se fonder aussi sur des raisons surnaturelles.