Pour un universitaire qui a passé sa vie à inciter, exhorter, supplier ses étudiants de garder les bons livres qu’ils ont lu, de ne pas les vendre mais de se constituer leur propre bibliothèque, la prise de conscience que j’ai soudainement expérimentée a été un choc. Les livres, tout comme votre serviteur lui-même, vieillissent. Ils sont lourds et malaisés à transporter.
Tout bibliothécaire ou libraire pourra je crois vous le confirmer. Mais pourtant, d’une certaine manière, mes propres livres n’ont ni âge ni poids.
Oui, vraiment, de tels livres n’ont ni âge ni poids. Ce qui vieillit, ce qui pèse, c’est le papier sur lequel ils sont écrits, la reliure, la couverture. Parce qu’un livre n’est que par accident un objet physique. Mais, et c’est une analogie avec nos corps, il a besoin de quelque chose pour porter sa réalité, son âme, quelque chose qui le rende visible.
Quand Joseph Ratzinger a été élu pape, il a transporté méticuleusement sa considérable bibliothèque personnelle dans ses appartements du Vatican, de sorte qu’elle reste bien en ordre. Il est probable qu’il en sera de même lors de ce nouveau déménagement. Et pourtant, les livres d’une bibliothèque tantôt survivent, tantôt ne survivent pas à leur propriétaire.
Lors de mes cours, mon exemplaire des « Lettres choisies », de Cicéron, avec son fameux essai sur « La vieillesse », est rapidement tombé en lambeaux, tout comme mon exemplaire de « Par delà le bien et le mal » de Nietzsche. Alors que je me suis procuré un nouvel exemplaire du premier, je n’ai pas pris la peine de faire de même pour le second. J’ai juste pris soin de ne pas en perdre des morceaux devant mes élèves.
En tant qu’objet physique, un livre est un produit manufacturé. Il peut servir à caler une porte. Un livre, indépendamment de son contenu, peut être un objet prestigieux, que l’on a plaisir à manipuler, à regarder, à faire admirer, en raison de sa notoriété. Ma « Vie de Johnson » de Boswell, une édition en deux volumes datant de 1931, tombait en morceaux quand je l’ai emballée pour déménager vers la Californie. Je ne voulais pas m’en séparer. Elle était pleine de notes, de pages marquées, une parfaite antiquité. Non que l’année 1931 soit si ancienne, c’est l’année de naissance de ma sœur. Mais les livres de papier, qui n’ont jamais été conçus pour durer, tombent facilement en ruines après quelques décennies.
Maintenant, pour presque chaque livre physique, nous savons qu’il existe quelque part une version virtuelle sur le net. Ces livres virtuels sont souvent plus éphémères que les livres de papier. Pourtant, ils « existent », aussi longtemps que la technologie est en mesure de nous les proposer.
Actuellement, l’ironie concernant les vieux livres pesants, c’est qu’on peut mettre des milliers et des milliers de livres dans un disque ou une tablette, et évacuer ainsi le problème du poids et de l’encombrement. Pourtant je me demande si un être humain peut avoir le même plaisir à découvrir un livre en ligne que celui qu’il aura à le découvrir par hasard chez un bouquiniste ?
Ou bien peut-on échanger sans y perdre sa propre bibliothèque, composée avec amour au fil des ans, contre une réplique dans les entrailles d’un ordinateur ?
C’est d’un certain confort, je l’admets, de se dire que tout ce qui a été publié à ce jour peut être retrouvé par quelque moteur de recherche. Nous ne craignons plus les bûchers de livres. On dit que Martin Luther a brûlé Aristote. Un tel acte serait vain aujourd’hui, puisque tout le monde peut trouver les œuvres d’Aristote en ligne. Cependant, je m’inquiète de ce que pourrait faire des gouvernements contrôlant les systèmes d’information. Les limites qu’ils donneraient à ce qui pourrait ou non être gardé en ligne pourrait tenir à la mention de Dieu. C’est déjà ainsi en quelques endroits.
Quelle est la relation entre un professeur et ses livres ? Manifestement, les livres qu’il écrit ont vocation à durer plus longtemps que lui. D’une certaine façon, un livre est immortel, tant qu’il existe quelqu’un pour en prendre connaissance. La plupart de nos grands écrivains sont morts. Nous ne pouvons les rencontrer que dans leurs livres, physiques ou virtuels. Du coup, certains pensent que les universités devraient être essentiellement en ligne. Pour ma part, je pense qu’il y a une différence radicale entre un professeur présent en personne devant une classe de 60 étudiants et le même professeur en ligne devant 600 ou 6 000 étudiants. La présence physique compte. Nous ne sommes pas des abstractions.
Les vieux professeurs existent pour voir que les vieux livres sont transmis à des générations qui trouvent plus de réalité dans le futur que dans le passé. Le passé est plein de gens réels, d’événements réels. Il n’y a encore personne dans le futur. Cela seul suffit à plaider pour le charme de l’Histoire.
Le futur est peuplé d’imaginations et de promesses. Le passé est bouillonnant de vies vécues qui révèlent toute la gamme humaine du bien et du mal, d’un extrême à l’autre. Les vieux soldats ne doivent pas mourir, seulement pâlir à nos yeux. Les vieux livres ? Les vieux professeurs ? Ils existent, s’ils jouent leur rôle, pour préserver ce qui mérite de ne pas être perdu.
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2013/of-old-books-and-old-professors.html