Posons le postulat suivant : l’auteur de ces lignes n’a rien contre l’évangélisation de rue. La première fois que je suis monté sur un tabouret pour prêcher dans la rue remonte à un quart de siècle, et la première mission d’évangélisation que j’ai conduite a le même âge. C’était les premiers pas de la Communauté Aïn Karem. Seulement, voilà : vingt-cinq ans après l’entrée de Bernard à Cîteaux l’Europe se couvrait de monastères ; vingt-cinq ans après que François se fut mis, nu, sous la protection de son évêque, l’Église s’était profondément réformée. Mais vingt-cinq après que nous soyons sortis dans la rue, rien n’a changé, sinon un effet de mode. Que des jeunes et des moins jeunes découvrent avec enthousiasme cette forme d’apostolat comme une nouveauté, est la preuve que le visage de l’Église n’a pas rajeuni. La faute en est, sans doute, à un gros déficit de sainteté pour mes amis et pour moi, et à une perception spirituelle défaillante qui découle de ce manque. Devant ce constat et l’amertume de n’être pas assez saint, j’implore une conversion.
Au départ, il y a un texte de Vatican 2 : « Il a plu à Dieu que les hommes ne reçoivent pas la sanctification et le salut séparément, hors de tout lien mutuel ; il a voulu au contraire en faire un peuple » (L.G. 9). Dès lors qu’elle vise la constitution d’un peuple qui va accepter de vivre selon les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de la Cité de Dieu, la mission est un acte tout à la fois divin et humain. Elle a un statut à proprement parler liturgique. Cela, les évangéliques l’ont compris, d’une certaine manière, et le mettent en pratique. La conversion du cœur est immédiatement l’entrée dans une communauté de vie qui veut envelopper toute l’existence. Inutile de brandir ici l’argument sectaire pour se débarrasser à faible coût de cet épineux problème. Qu’il y ait des conversions dans la rue, comme j’en fus souvent témoin, cela est bon. Mais un peuple est plus que l’addition de conversions individuelles, parce que la vie communautaire à laquelle l’Esprit convie tout homme est bien plus que la coexistence d’individus.
Ensuite, il y a ce qui constitue à mes yeux le centre théologique du Concile, qui nous différencie des évangéliques : nous croyons en l’Église « sacrement du Salut ». L’Église signifie le Salut et l’Unité du Corps tout entier dans la proclamation du mystère de la foi, et Elle les réalise dans son existence sacramentelle – plus large que la pratique des sacrements proprement dits. La conversion n’est donc pas seulement une question de vie intérieure, elle touche directement l’existence organique du Corps du Christ. L’Épouse dont il fait son Corps devient cette humanité de surcroît par et dans laquelle l’humanité entière parvient à la plénitude de l’Homme Nouveau. Cette plénitude de Celui qui remplit tout en tout, c’est l’Église dans son existence sacramentelle, donc incarnée. La Mission consiste à rendre présent l’intégralité de ce mystère, par le dynamisme propre à ce mystère lui-même. Ni plus, ni moins.
Or, selon ces deux aspects, le Concile est encore lettre morte. Que signifie l’agitation apostolique qui ne vise pas, immédiatement, la constitution d’un peuple ? Que signifie cette même agitation quand elle ne coïncide pas strictement avec la sacramentalité de l’Église ? En cette année dédiée à une réflexion sur le sacerdoce, de telles questions sont loin d’être vaines.
Les sacrements informent le peuple sauvé – tout homme – pour l’incorporer au Christ. Cette dynamique est celle de l’unique Sacrement du Salut, qui récapitule l’humanité entière sous un seul chef : le Christ. C’est ici que se joue la notion de succession apostolique, à savoir la présence d’évêques répandus par tout l’univers, à qui est confiée une portion de cette humanité sauvée.
Alors, questions impertinentes : et si Vatican 2 nous obligeait à penser la mission dans un cadre strictement diocésain ? Et si Vatican 2 nous obligeait à cesser les missions d’évangélisation à la mode (celles que j’ai contribué à lancer il y a vingt-cinq ans) pour laisser place à la mission proprement dite qui ne confondrait plus les moyens avec la fin, l’apostolat de rue et le porte-à-porte avec la vie sacramentelle d’un peuple nouveau ? Et si Vatican 2 nous obligeait à entrer dans la dimension mystérique de la Mission, acte du Christ par son Corps qui est l’Église ?
C’est ici qu’a lieu la conversion que j’implore, conversion de l’Église entière, dans chacun de ses membres, pour qu’elle demeure fidèle à son mystère. L’extraordinaire n’est pas dans les moyens, car il devrait être naturel, normal, banal même, d’aller dans la rue ou de frapper aux portes. Encore une leçon des évangéliques ! Vivre cette expérience comme une chose fascinante est l’aveu, certes paradoxal, d’un manque de foi profond et d’un sens du mystère de l’Église bien superficiel. La seule réalité extraordinaire pour laquelle nous devons perdre notre vie, et qui transforme l’agitation apostolique en Mission, est l’existence même de l’Église, de son mystère incarné dans une portion de l’humanité. L’extraordinaire est que l’humanité passe de ce monde au Père dans l’Église, que l’Église, dans la pauvreté de sa visibilité liturgique et sacramentelle, soit ce passage.
Ceci exige de chacun l’insatisfaction profonde de n’être jamais à la hauteur de ce mystère, en inversant la logique commune : c’est la mission qui crée la communauté, et non l’inverse. La difficulté pour nous est que le paysage ecclésial est connu, quadrillé, parfois verrouillé. Il y a les paroisses, les services, les mouvements, les communautés ; tout ceci s’enchevêtre tant bien que mal. Affaire d’arbitrage et de compromis, de fine politique ecclésiastique. Est-il blasphématoire de vouloir recentrer la Mission sur la structure sacramentelle de l’Église dans son nœud apostolique, à savoir le ministère ordonné qui préside à l’existence sacramentelle, sans jamais la détenir ? Une telle conversion exige des ministres ordonnés, évêques, diacres et prêtres, un recentrement complet de leur existence : ils sont ordonnés pour servir un peuple et donner leur vie pour lui. Rien d’autre. Ceci exige des fidèles laïcs un consentement radical à se laisser façonner par la vie sacramentelle et liturgique. Rien d’autre. Et pour chacun le renoncement à son petit business perso, à son « charisme » toujours plus ou moins auto-proclamé, à un apostolat clinquant et éphémère, dont le revers est une existence diocésaine et paroissiale apostoliquement terne.
Le désir de la Mission nous convie au désert, au dépouillement extrême de la Croix, car ce n’est pas pour soi que l’on va dans la rue ou dans les maisons. Ceci est tout sauf de la littérature pieuse. L’adhérence intégrale au mystère de l’Église tel qu’il se présente aujourd’hui dans la chair, adhérence sans faille ni compromis, n’est pour personne une partie de plaisir, mais pour tous la voie de sainteté.
« Ils reçurent le Saint Esprit – et ils se mirent à parler », dit le répons de Pentecôte. Si on lit bien, il s’agit des Douze…
Alain Grau
Référence : France Catholique n°3180 du 25 septembre 2009 : « Les évangéliques ont-ils quelque chose de plus que nous » et reportage sur le Festival d’évangélisation Anuncio…