Cette année scolaire, je suis à la faculté de l’Université du Colorado, à Boulder, en tant que chercheur invité sur la pensée et la politique conservatrices. Un des cours que je professe, « Philosophie et religion », aborde nombre de questions contestées dans l’évaluation philosophique de la croyance religieuse, y compris la question de savoir si la morale a besoin de Dieu.
Les textes au programme pour cette partie du cours ne comprennent pas seulement un chapitre du livre prévu mais aussi deux essais, l’un de C. S. Lewis (un extrait de Mere Christianity – « Simple christianisme », NdT), et le second par le philosophe Michael Ruse et le biologiste E. O. Wilson intitulé L’évolution de l’éthique, qui est un essai bien connu et souvent utilisé, paru dans le périodique New Scientist en 1985.
Ruse et Wilson soutiennent que notre sens moral, ou ce que Lewis appelle « la loi de la nature humaine » peut être pleinement expliqué par l’évolution biologique et donc, qu’il est inutile de prétendre que notre sens moral vient de Dieu. Ils prétendent que la nature nous a dotés de certaines disposition (ou « règles épigénétiques ») qui nous prédisposent à préférer certaines actions à d’autres afin que nous puissions transmettre nos gènes plus efficacement.
Ainsi, par exemple, nous sommes prédisposés à craindre les lions, détester l’inceste et être altruistes. Dit autrement, constituer le repas d’une créature, contribuer à une collection de gènes plus pauvre ou ne pas aider ceux qui nous sont les plus proches, diminue l’utilité de la recherche par vos gènes de la vie éternelle.
Pour Ruse et Wilson, il y a là une forme de paradoxe : pour que notre « gène égoïste » aille là où il a besoin d’aller, il doit résider dans un organisme qui a développé des dispositions qui l’incitent à faire et ne pas faire certaines choses, par exemple agir de manière altruiste ou ne pas succomber à l’attrait de safaris passionnants, qui semblent souvent complètement désintéressées. C’est-à-dire que nos mœurs sociales proviennent d’un sens moral partagé, agile dans sa capacité à négocier entre les intérêts communautaires et individuels, qui néanmoins résulte de mécanismes biologiques impitoyablement efficaces et purement matériels qui sont « égoïstes » par essence.
Mais pourquoi semble-t-il, ainsi que le fait valoir Lewis, qu’il y a vraiment une loi morale à laquelle nous sommes obligés d’obéir et que nous n’avons pas inventée ? Et puisque l’idée d’une loi morale implique celle d’un législateur, ne semblerait-il pas que, même si le récit de l’évolution nous donne l’ensemble de l’histoire biologique, il ne peut nous raconter tout bonnement toute l’histoire ?
Après tout, même si l’on pouvait donner le récit complet de l’évolution du cerveau humain, pourquoi penserait-on automatiquement que le récit de l’évolution est capable expliquer tout ce que l’intelligence peut penser qu’il sait qui ne semble pas réductible à la simple matière en mouvement, par exemple, qu’elle n’est pas un cerveau, ou que la beauté, les idées abstraites, et une première cause de tout ce qui est, existent ?
Croit-on sérieusement que si j’explique le grille-pain, j’explique le pain grillé ? (Bien sûr, certains comme Ruse et Wilson, nient l’existence de choses immatérielles. Mais mon propos est qu’il n’y a rien dans la théorie de l’évolution en soi qui implique cette négation.)
Ruse et Wilson ont une réponse : « La morale, ou plus strictement, notre croyance en la morale, est tout simplement une adaptation mise en place pour favoriser nos fins reproductives. Par conséquent, le fondement de l’éthique ne se trouve pas dans la volonté de Dieu… En un sens important, l’éthique, telle que nous la comprenons, est une illusion qui nous est imposée par nos gènes pour nous faire coopérer. Elle n’a pas de base externe. L’éthique est produite par l’évolution mais pas justifiée par elle parce que, comme le poignard de Macbeth, elle sert un but puissant sans exister en substance. »
Donc, pour Ruse et Wilson, la croyance commune qu’il y a une loi morale est le résultat d’une farce que nous jouent nos gènes, puisque croire qu’il y a une loi morale, même s’il n’y en pas en réalité, contribue mieux au succès reproductif de l’espèce humaine.
Que va-t-on faire de ça ? On peut, bien sûr, saluer Ruse et Wilson pour la netteté et la simplicité de leur argument. Il y a une sorte d’élégance dans leur assertion. Si l’on commence, comme eux le font, à croire que le matérialisme philosophique est la bonne vue des choses, leur position est convaincante.
Cependant, c’est également vrai d’autres projets philosophiques qui reposent sur une Grande Idée Unique. Marx explique tout à travers le prisme de la lutte des classes. Pour Héraclite, il n’existe pas de substance stable, et pour Parménide, rien ne change jamais. De nos jours, certains mouvements sociaux considèrent que tout ce qui n’est pas conforme à leur point de vue relève de la Haine. Mais dans chaque cas, la même Grande Idée Unique, qui explique si puissamment tant de choses, fait cela au prix de trouver une explication convaincante de ce qui sape la plausibilité de cette Grande Idée Unique.
Quel est le prix de la théorie de Ruse et Wilson ? Je dois avouer que c’est au-dessus de mon niveau de revenus : saper tout ce en quoi nous croyons.
Pensez-y : si notre croyance en la loi morale peut être entièrement attribuée à nos gènes qui nous leurrent pour que nous croyions qu’il y a vraiment une loi morale, pourquoi ne pas étendre la même analyse à toute autre croyance qui germe dans notre esprit ? Après tout, le même esprit qui considère une croyance en la loi morale, considère également des croyances à propos d’art, de littérature, de science, de philosophie, de mathématiques, et de l’existence d’autres gens.
Peut-être que toutes ces croyances ne s’appliquent à rien de réel non plus. Si « l’éthique telle que nous la comprenons est une illusion qui nous est imposée par nos gènes pour nous faire coopérer », peut-être que l’art, la littérature, la science, la philosophie, les mathématiques et l’existence des autres gens tels que nous les comprenons, ne sont que des illusions qui nous sont imposées par nos gènes pour nous faire coopérer.
Je ne peux parler que pour moi, mais abandonner la croyance qu’il y a une loi morale bien réelle ne vaut pas son coût qui est de perdre la tête.
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Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/12/09/on-god-the-moral-law-and-losing-your-mind/
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Vanité par Simon Luttichuys v. 1640 [collection privée]
Francis J. Beckwith est professeur de philosophie et d’études Église-État à l’Université Baylor, et professeur-invité de Politique et Pensée conservatrices à l’université du Colorado, à Boulder. Parmi ses nombreux ouvrages, on peut citer « Prendre au sérieux les rites : loi, politique, et le caractère raisonnable de la foi » (Presses de l’Université de Cambridge, 2015).