L’éditorial du Wall Street Journal (20 avril) commente la capitulation de Reed College [l’université Reed] devant les étudiants « intimidateurs », comme il les appelle. Celle-ci (la protestation des étudiants) consiste à bloquer l’étude des textes de base de la civilisation occidentale : « Que Reed soit d’accord avec cela, surtout sous pression politique, est une insulte au sens d’un diplôme d’arts libéraux [de lettres]. »
Cette situation fait penser à Allan Bloom, Walter Berns, et à d’autres qui ont quitté [l’université de] Cornell dans les années 1960 pour des raisons similaires – administration/enseignants frivoles/ étudiants intolérants.
Aujourd’hui dans les universités, un étudiant peut trouver plus de cours sur le bouddhisme, l’islam, ou la culture tribale africaine qu’il ne peut trouver de cours sur Platon, Cicéron, St Paul, ou Boèce – sans compter Aristote, Thomas d’Aquin et Augustin. Ce n’est pas seulement que les textes classiques et chrétiens ont une place centrale dans une éducation « libérale ». Aucune éducation libérale n’est possible sans eux.
L’objection usée que les écrivains classiques ne sont pas des hommes de « couleur » implique le principe très peu libéral que seuls les hommes d’une même couleur peuvent comprendre les hommes de la même couleur. Dans ces conditions, tous les hommes ne sont évidemment pas créés égaux. Ils sont créés si différemment qu’ils ne peuvent pas se comprendre.
En effet, nous ne pouvons parler à personne qu’à ceux qui ont la même couleur que nous. Le corollaire de ce point de vue est que les hommes de couleur, à cause de leur couleur, ne peuvent pas comprendre les auteurs classiques. Les auteurs classiques, à cause de leur couleur, n’avaient censément aucune idée de ce dont les hommes d’autres couleurs parlaient.
Les étudiants de premier cycle qui protestent aujourd’hui, même avec un semestre ou deux de cours classiques, ont eux-mêmes vraiment peu lu soit des classiques soi de la littérature philosophique d’autres pays.
De même, si un homme blanc ne peut pas comprendre un homme de couleur, les hommes de diverses autres couleurs – jaunes, bruns, rouges – ne peuvent pas se comprendre non plus. La grande entreprise intellectuelle consistant à savoir ce qu’est l’homme – et qui il est – s’effondre devant l’obstacle de la couleur qui détermine ce que nous pouvons penser.
J’étais une fois au Kenya où je suis tombé sur un article qui soutenait que Platon et Aristote étaient vraiment africains, ou, au moins, qu’ils avaient volé leurs connaissances à des sources africaines. Si, d’une manière ou d’une autre il était prouvé que Platon et Aristote étaient en fait africains (comme Augustin), cesserions-nous de les lire ? Certainement pas. Logiquement, si Platon et Aristote étaient eux-mêmes hommes de couleur, il s’ensuivrait, tenant compte de cette hypothèse, que les Grecs chez eux, ne pourraient pas les comprendre à cause de leur couleur.
Le mot « libéral » dans « éducation libérale » fait référence aux habitudes et à l’autodiscipline nécessaires pour contrôler nos passions et préjugés de telle sorte que nous pouvons voir la vérité de quelque chose lorsque nous l’examinons. Naturellement, si notre couleur – blanc, noir, jaune, rouge – nous conduit à conclure qu’on ne peut trouver aucune vérité nulle part, alors, nous sommes « libres » de faire tout ce que nous voulons, quelle que soit notre couleur. Mais si nous pouvons faire tout ce que nous voulons, nous n’avons pas besoin d’une éducation très poussée, sauf une formation machiavélique qui nous apprend à vivre au milieu de fripouilles.
Josef Pieper, dans ses nombreuses discussions sur les loisirs, a eu l’audace de nous dire que l’éducation pour l’utilité ou le plaisir, pour des occupations qui en valent la peine, n’était pas le but d’une éducation libérale. Newman a exprimé le même avis dans L’idée d’une université. Ils ont tous les deux abordé la question embarrassante de savoir si tout le monde pouvait gérer une éducation libérale.
Les protestations à Reed ressemblent plus aux plaintes de ceux qui ne comprennent pas de quoi il s’agit. Si nous nous tournons vers la culture chinoise ou l’indienne, il devient vite évident que les classes intellectuelles, pour le meilleur ou pour le pire, se séparent souvent de la grande masse de leurs citoyens.
L’idée américaine que n’importe qui peut être instruit dans n’importe quel domaine, que tout le monde a le « droit » d’avoir un ou deux doctorats, ne correspond pas à la réalité. Tout le monde peut et doit savoir certaines choses fondamentales. Mais une société libérale doit avoir des endroits, autrefois appelés universités, où les savants peuvent passer toute leur vie sur des questions dépassant de beaucoup la compréhension de la plupart des autres personnes. Cela fait partie du bien commun que de tels chercheurs existent aussi et prospèrent. Ce sont également, nous l’espérons, des spécialistes avec une éducation libérale.
Une éducation « illibérale » semble être le type d’éducation que reçoivent la plupart des diplômés de la plupart des universités, y compris maintenant Reed. Et une éducation « libérale » ne signifie pas seulement lire les auteurs classiques. Les auteurs classiques se contredisent souvent eux-mêmes. Nous devons donc avoir aussi une éducation qui reconnaît que nous pouvons connaître la vérité des choses.
Nous lisons Platon et Aristote, Augustin et Aquin, parce qu’ils traitent des vérités nécessaires pour devenir des êtres humains qui comprennent à quoi sert notre existence, quelle que soit notre couleur ou notre époque. Nous pouvons choisir de ne pas savoir ce qui est, mais ce n’est pas une vertu. C’est en effet une éducation peu libérale qui nous sépare de ce que nous sommes.
Quand nous choisissons de ne pas savoir, nous finissons, sans surprise, par ne pas savoir.
Image : Les sept arts libéraux de Giovanni di Ser Giovanni (alias Lo Scheggia), c. 1460 [National Art Museum of Catalonia, Barcelone]