L’un des moyens d’assurer la cohésion d’une société, de l’empêcher de se désintégrer, c’est de remettre tous les pouvoirs aux mains d’un parti politique extrêmement centralisé et contrôlant l’Etat, l’armée, le pouvoir judiciaire, la police (y compris la police secrète), les journaux, la radio et la télévision, l’industrie des loisirs, l’éducation, les sports, les organisations de jeunesse, les syndicats, l’industrie, l’agriculture, les banques, les transports, tous les biens fonciers et beaucoup d’autres choses encore. C’est ainsi que l’Union soviétique est restée unifiée pendant plusieurs décennies en dépit de la grande diversité ethnique et linguistique de l’URSS, une diversité (n’en déplaise aux multiculturalistes) qui tendait à entraîner son implosion.
Dès que les stricts contrôles du centre se relâchèrent pendant le mandat de Gorbatchev, tout s’effondra et l’entité qui n’avait été qu’un seul pays se transforma en quinze pays indépendants.
Un autre moyen d’assurer la cohésion d’une société est de la fonder sur un consensus religieux et moral. C’est ainsi que les Etats-Unis ont été vraiment « unis » jusqu’au milieu du XIXe siècle. Les Américains avaient tous la même religion, le protestantisme. Bien sûr, il y avait quelques catholiques dans le pays, mais ils étaient pauvres et n’avaient aucun poids sur les plans social et politique. Et il y avait aussi un petit nombre de juifs, presque tous d’origine allemande. Ils n’étaient pas aussi pauvres que les catholiques, mais encore moins importants sur le plan politique. Seuls les protestants comptaient vraiment.
Evidemment, il y avait de nombreuses sortes différentes de protestants qui divergeaient sur certaines questions théologiques et ecclésiologiques. Mais à l’exception des Unitariens et des Universalistes, ils avaient davantage de points communs que de désaccords. Ils acceptaient la Bible du roi Jacques (Ier d’Angleterre, 1611), la Trinité, la divinité du Christ, l’Expiation, la Résurrection, les dix commandements, le paradis et l’enfer et bien d’autres choses – y compris la thèse que l’Eglise de Rome enseignait un christianisme faux et perverti.
Nous ne devrions jamais oublier que « l’anti-catholicisme » fut une sorte de liant qui permit de cimenter le protestantisme américain à ses débuts, ce qui contribua aussi à cimenter l’Amérique à ses débuts. La première importante contribution du catholicisme aux Etats-Unis fut de servir d’objet de crainte et de mépris.
Mais avec le temps catholiques et juifs prirent de plus en plus d’importance, et il devint de plus en plus clair que les Etats-Unis ne pouvaient plus se considérer comme un pays uniquement protestant. Et nous avons donc appris à nous considérer comme un pays « judéo-chrétien », une nation avec trois religions ayant beaucoup en commun. Toutes les trois acceptaient la Bible, même si elles avaient trois canons des Ecritures différents.
Nous avions trouvé la formule pour assimiler les non-protestants. Avec la même formule, il ne semblait pas impossible que les Etats-Unis deviennent un pays islamo-judéo-chrétien ou même un pays hindou-islamo-judéo-chrétien. Evidemment, ce que le consensus religieux gagnerait en ampleur, il le perdrait en profondeur (une largeur d’un kilomètre pour une profondeur de quelques centimètres). Mais nous aurions quand même un consensus religieux national. Comme au début, quand la foi commune était le protestantisme, une foi commune ainsi modifiée continuerait à cimenter la nation.
Toutefois, il y a une cinquantaine d’années, pendant la turbulente décennie 1960, un nouveau facteur est apparu, un groupe impossible à intégrer dans un consensus religieux en expansion constante. Je veux parler des athées de tout poil : athées complets, agnostiques virtuellement athées et individus dépourvus de convictions religieuses qui ne se posent jamais la question de savoir si Dieu existe ou non. Ces athées et quasi-athées ne représentent encore qu’une minorité de la population (entre 10 et 20 pour cent selon les données des rapports du Pew Center), mais une minorité influente et en progression rapide. Nombre d’entre eux se sont retrouvés dans le camp des athées par suite de la révolution sexuelle. Si on rejette le code de moralité sexuelle de la Bible, pourquoi ne pas rejeter la foi biblique dans son ensemble ?
Mais si vous pouvez établir un consensus religieux judéo-chrétien, voire peut-être un consensus islamo-judéo-chrétien, un consensus religieux athée- judéo-chrétien est exclu. (Dans un curieux ouvrage écrit dans les années 1930, A Common Faith, le très influent philosophe américain John Dewey a précisément préconisé ce genre de consensus, une « foi religieuse commune » partagé par les athées et les croyants. Ils pourraient les uns comme les autres parler de « Dieu », mais pour les uns ce terme désignerait un être réel, et pour les autres un idéal encore inexistant. Même les plus ardents adeptes des idées de Dewey, et ils étaient nombreux à cette époque-là, considérèrent cette proposition comme absurde).
Toutefois, si nous ne pouvons plus avoir un consensus religieux national, ne pouvons-nous pas avoir un consensus moral national ? Et un consensus moral n’est-il pas plus important pour la cohésion sociale qu’un consensus religieux ? Les croyants et les athées ne conviennent-ils pas, les uns comme les autres, que le meurtre et les braquages de banques sont à proscrire et la bonté à approuver ?
Certes, mais qu’en est-il de l’avortement ? Presque tous les athées croient que l’avortement est moralement acceptable, tandis que presque tous les chrétiens conservateurs (protestants évangéliques, catholiques orthodoxes et mormons) considèrent l’avortement comme mauvais et même comme un péché grave.
« C’est vrai », dira le défenseur de l’idée d’un consensus moral américain, « mais l’avortement n’est qu’un élément. Nous ne pouvons pas espérer un accord parfait. Tant que nous nous accordons sur presque tous les sujets, cela suffit. En fait, c’est plus que suffisant ».
Cette réponse ne me rassure pas. Tout d’abord, l’avortement est peut-être le sujet le plus flagrant sur lequel athées et chrétiens conservateurs ne sont pas du même avis, mais ce n’est pas le seul. Nous divergeons sur une vaste gamme de questions sexuelles, sur une liste croissante de questions touchant l’euthanasie et des questions sur les fondements de la morale. Ensuite, même un seul désaccord suffit à détruire l’unité nationale si ce point de friction est assez important. L’unité américaine a été autrefois mise à mal parce que Nordistes et Sudistes étaient en désaccord sur la question de l’esclavage, bien que d’accord sur presque toutes les autres.
En outre, je crains que Dostoïevski n’ait eu raison quand il a dit que, si Dieu n’existe pas, « tout est permis ». Je pense que nous n’avons pas encore compris quels ferments d’immoralité recèle l’essence de l’athéisme.
Vendredi 19 mai 2017
Source : https://www.thecatholicthing.org/2017/05/19/in-search-of-social-cohesion/
Photographie : Traitez les autres comme vous voudriez qu’ils vous traitent
David Carlin est professeur de sociologie au Community College de Rhode Island et l’auteur de The Decline and Fall of the Catholic Church in America.