Des croyants intelligents se retrouvent souvent près de désespérer de la glissade de notre civilisation dans l’immaturité et la stérilité, une adolescence sénile. De grandes vérités sont là que les gens meurent d’entendre ; des bienfaits transcendants s’offrent librement à nous. Même en faisant la part des chemins labyrinthiques que la grâce emprunte dans un monde déchu, il est difficile de pénétrer les raisons pour lesquelles nos contemporains prospères se contentent d’aussi peu.
Si le Vrai et le Bien sont étouffés, que reste-t-il ? Gregory Wolfe, dans un nouveau livre merveilleux, « La Beauté sauvera le monde : redécouvrir l’Humain dans une ère idéologique », répond au nom du troisième terme des transcendantaux : le Beau. Sa thèse est qu’il y a beaucoup plus à espérer de l’art, de la littérature et de la musique contemporains que la plupart des gens ne le pensent – même au milieu de fâcheuses controverses morales et philosophiques.
Wolfe est depuis plus de vingt ans le rédacteur en chef de la revue « Image : journal de la Religion et des Arts », revue phare dans son domaine. Il affirme que cet art peut nous restituer l’humanisme chrétien et une humanité libre d’une politisation quasi intégrale.
Selon Wolfe, les formes de foi catholique et des autres traditions chrétiennes ont peu d’impact sur la culture parce qu’elles ont été transformées, intentionnellement ou par défaut, en simples opinions politiques, c’est-à-dire des idéologies. L’une des qualités du livre de Wolfe, diplômé de Hillsdale et d’Oxford, et converti au Catholicisme, est le récit de sa déception à l’égard de la façon dont le conservatisme politique a trahi la vision profondément conservatrice de ses maîtres, Russell Kirk et Gerhard Niemeyer : le simple conservatisme politique n’est pas conservateur. Quand le transcendant n’est plus qu’une option politique parmi d’autres, il n’a pas seulement perdu la bataille, il a en quelque sorte perdu son âme.
Wolfe pense que certains domaines du Beau, même de façon modeste et ambiguë, peuvent nous faire entendre les murmures de la transcendance. La culture contemporaine en a désespérément besoin, tout comme chacun de nous pour résister aux tentations de l’idéologie – y compris une version idéologique de la religion. Le retrait quasi-total des Croyants de toute participation à la culture contemporaine – sauf à travers la guerre des cultures – a fait en sorte que les choses sont allées de mal en pis. Ce qui limite aussi l’horizon de l’orthodoxie.
Ici, Wolfe a très certainement raison. La couverture en dur du matérialisme – que William Blake appelait «vision unique et nuit de Newton » – ne peut pas être brisée en profondeur par la philosophie qui n’est accessible qu’à quelques spécialistes.
La sainteté a incarné le Bien pour les hommes à tous les âges. Vous n’avez pas besoin d’être un philosophe ou un théologien pour comprendre François d’Assise ou Mère Teresa.
Même la sainteté a besoin d’images. St. François aurait-il été si grand sans les fresques de Giotto et d’autres représentations artistiques ? Certes. Aurait-il parlé aussi clairement au monde ? Là est la question. Même chose de Mère Teresa : Malcolm Muggeridge, autre converti catholique auquel Wolfe a consacré une importante biographie, a attiré l’attention du monde sur elle par son splendide documentaire.
La thèse de Wolfe n’est pas que le Bien et le Vrai ont besoin de meilleures relations publiques. Ils ont besoin du Beau qui rend visibles les choses invisibles. La politique, l’économie et notre culture idéologisée s’en moquent. Comme le poète français Charles Péguy l’a dit, « tout commence par la mystique et finit en politique. »
Pour le moment, nous n’avons ni Dante ni Michel-Ange. Mais abandonner complètement le terrain de la culture contemporaine c’est s’avouer vaincus, dit Wolfe. Nous pouvons nous intéresser à de moindres écrivains, poètes et artistes ; bien que leurs voix soient plus discrètes et moins assurées que celle des grands, ils ont peut-être quelque chose d’urgent à nous dire.
Wolfe étudie des peintres et des musiciens, mais aussi des écrivains tels que Flannery O’Connor, Walker Percy, Evelyn Waugh, Shusaku Endo, Geoffrey Hill, Ron Hansen, Larry Woiwode, Andrew Lytle, Wendell Berry, et beaucoup d’autres moins connus – ainsi qu’en arrière plan, des humanistes chrétiens comme Thomas More ou Erasme – et explique magnifiquement ce qu’ils ont voulu faire. James Joyce a décrit trois manières d’échapper à l’Eglise et à la société irlandaises : « le silence, l’exil et la ruse ». Aujourd’hui les artistes qui veulent fuir l’esthétisme vide et l’auto-contemplation usent des mêmes voies à des fins toutes différentes.
Ceci conduit nécessairement à quelque ambiguïté, un terme cher à Wolfe. Pour avoir accès à un public quasi aveugle, il faut des bandes dessinées de grande taille, disait Flannery O’Connor. D’autres comme Waugh et Percy ont brossé une satire de la société contemporaine, mais en ont aussi montré les aspects attractifs et les réalisations concrètes. « L’extase de Mariette » (Ron Hansen) montre qu’une jeune femme qui a reçu les stigmates au début du XXe siècle en Amérique peut être une hystérique mais qu’il peut s’agir aussi bien d’un authentique signe religieux.
Le conseil de Wolfe peut sembler vain à des personnes qui sont trop lasses du doute et du désordre. Mais le fait d’ouvrir de nouveaux espaces de communication – comme de suggérer la réelle possibilité d’une manifestation religieuse comme les stigmates par exemple – ne doit pas être compté pour rien.
S’il y a quelque faiblesse dans l’argumentation de Wolfe, elle serait là : l’ambiguïté est parfois utile mais elle peut aussi se révéler, comme il le sait bien, une autre forme de scepticisme ou de mise en perspective. Les artistes contemporains qu’il admire le plus sont plus aptes à représenter le monde dans sa variété. Chrétien mais sans propagande, ni crue ni sentimentale.
Au total il ne faut pas attendre trop de l’art en l’absence d’autres dimensions de la culture. Il y eut une renaissance culturelle catholique entre 1850 et 1965, en dépit du fait que les croyants traditionnels étaient supposés fermés aux subtilités et aux ambiguïtés artistiques. Les penseurs et les artistes catholiques ou d’autres traditions chrétiennes étaient pris au sérieux par les milieux de la Culture. Wolfe s’inscrit en ce domaine dans la descendance des Newman, Maritain, Gilson et von Balthazar.
Tout s’est presque dissipé au contact de l’utopisme éphémère des années soixante.
L’ouvrage de Wolfe mérite d’être lu pour un millier de bonnes raisons. Son humanisme chrétien est aussi sain qu’il est possible dans ces temps d’exil. Dostoïevski, Soljenitsyne et Wolfe partagent la conviction que « la Beauté sauvera le monde ». Bien entendu, pas au sens littéral, puisque c’est Dieu qui sauvera le monde. Mais, au moins, la beauté nous fait regarder dans la bonne direction.
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2011/in-search-of-christian-humanism.html
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